Les invisibles cailloux

THE CURVE OF FORGOTTEN THINGS

Things slowly curve out of sight until they are gone. Afterwards only the curve remains.

– Richard Brautigan, Loading Mercury with a Pitchfork  ( Envoi de Catherine)

Source de l’image: Mademoiselle Déco


Naître avec la passion est une bénédiction en soi. Mais elle est aussi une sorte d’enfer. Le feu. Une chose qui vous suit, vous poursuit chaque jour, chaque minute, chaque seconde. Vous voulez quitter? Abandonner? Rien n’y fait.

Elle revient comme un boomerang lancé vers l’Australie.

Et la passion de lire m’a brûlé.

La compréhension et la foi ont quelque chose en commun : on croit pouvoir comprendre. À se demander si la vie simple n’est pas – au bout de l’existence – une réussite plus « totale » que la recherche agitée et coriace qui vous marque au fer de toutes les couleurs du monde. Comme ces images de la Nasa par le célèbre Hubble.

Il n’y avait pas de livre dans mon petit village. C’était perdu comme un sou à travers une forêt immensurable, un fond de pays sauvage, une terre… Tout était éloigné. Même les mots, les histoires écrites, tout ce que l’Humanité avait accumulé. Le grand travail des uns et des autres.

C’était pendant l’été. Au tout début. Et je cherchais des livres comme on cherche de l’or. J’ai demandé sans trop demander… Mais on a deviné.

— Tu devrais aller voir Madame B…

Elle habitait juste en face de la maison de grand-mère. Au Sud …Une petite maison bien simple, avec une galerie au ras de la route.

Je me suis risqué un jour. J’étais fébrile, frissonnant à l’idée de rencontrer ce personnage. Car c’en était un.

Une dame blonde, grassouillette et mystérieuse. Il faut dire que dans les années 50, s’habiller, se coiffer à la Monroe, dans un monde où la religion calculait les péchés en fonction des plaisirs. D’un plaisir naissait un péché. C’était une sorte de comptabilité faite du Diable, colonne de débit, et de Dieu, colonne de crédit.

Le catholicisme est basé sur le même procédé que les points Air Miles : plus on en accumule, plus les chances d’aller s’asseoir à la droite de Dieu sont …gagnantes. On voyage de par la ceinture cloutée de l’abstinence.

Or, il semblait que la dame ne l’était pas. Sa réputation faisait le tour du village, et le tour du village faisait le tour de sa réputation.

Ce fut sans doute le premier pas vers la marginalité.

Elle m’ouvrit – un peu suspicieuse – la porte de sa maison. Mais à partir du moment où la porte fut ouverte, après quelques visites, les portes de son âmes s’ouvrirent. Je n’avais que dix ans. Mais j’ai bien vite constaté que ce n’était pas l’âge qui l’intéressait, mais le partage de ces passions que l’on cache.

Il y a eut des jours où elle m’a gardé longtemps en m’offrant de petites gâteries et en me parlant de son mari qui n’était « jamais là ». Une autre « souffrance » à ajouter. Un vide… J’écoutais, probablement sans vraiment comprendre. Mais qu’est-ce que comprendre si ce n’est que d’être imprégné de quelque chose d’invisible qui entre et qui forme un solage de l’être que nous devenons?  Elle m’entraînait ici et là, me montrant les objets qu’elle avait acquis. Les grands êtres se forment de toutes petites choses… Ceux qui se veulent grands cherchent de grandes choses. Il n’y a rien ni de grand ni de petit : il n’y a que le regard intérieur que l’on jette sur les choses et les humains. Les petits objets, les sans valeurs, ont autant d’importance que les grands.

Je repartais les bras chargés de livres que je dévorais pendant une semaine. Sa collection de petits récits  à dix cents, d’aventure, d’espionnage, de western, d’amour  Tous à trente pages.

Elle fuyait. Je courais.

Avec ses chevaux bouclés, blonds, son regard avec une teinte de « blues » à l’âme.

Certains accordent aux livres des « qualités », des étages de savoir, des dites profondeurs. Or, il n’en existe pas vraiment. Les récits ont tous des traces de la profondeur humaine. C’est le subconscient qui fait tout le travail à notre place. Le plus infime détail de nos vies traînent en nos âmes dans une importance que nous avons tendance à minimiser; l’important est justement ce que nous ne savons pas de ce que nous avons appris. Le souvenir n’a pas autant d’importance quand il est à notre portée, car celui qui nous bâtit est invisible.

J’ai vécu sans doute longtemps de sa charité, de ses dons, en pensant que ce n’étaient que des livres. Mais au fond, au tréfonds, qui sait si vraiment la nourriture, la réelle, ne provenait pas de cette femme excentrique, toujours en attente de son homme, d’une passion qu’elle calfeutrait d’histoires.

Les livres les plus rejetés contiennent des personnages. Il y a toujours un peu de soi. Et quand il n’y en a pas, nous l’inventions.

Et, en même temps, nous nous inventons.

L’anecdotique nous créée bien plus que le prétendu solide dont nous nous souvenons.

***

Je rentrais chez la grand-mère frémissant, allant m’enfermer quelque part pour aller dans d’autres mondes.

Mais tous les mondes sont ici. En soi. Nous nous enfermons, sûrement que par une quelconque manière d’apprendre la vie et les êtres, le savoir réel est une somme d’infinitésimal fragmentations qui lentement, comme une poussière sculpte une forme, fait et refait chaque jour celui ou celle que nous sommes.

C’est là la force de l’enfance : se laisser apprendre sans préjugés, sans buts visés.

Être la cible en même temps que l’archer.

La fonte complète.

C’est ce que nous oublions, hélas, en vieillissant : il y a comme un détachement entre la flèche et la cible.

Voilà qu’il ne reste que l’essentiel : le trajet.

***

La vie a passé. Le temps. Le temps terrestre, celui des jours, du lever et du coucher du soleil, des petites misères, des petits bonheurs qu’on tricote de plaisirs.

Les dimanches étaient de ceux-ci.

Je n’ai pas de certitude au sujet du « but » de la vie. Toute vie est une vie dans plusieurs vies. Un emboitement mystérieux, parfois doux, parfois amer, souvent blessant.

« Je suis athée »

On s’en vante…

Athée de quoi? De Dieu? Des images des « dieux »?

C’est bien là notre manière occidentale de fermer lentement les yeux sur la force de l’existence, rivés à des buts et à des inquiétudes que trop matérialistes. Car, eux aussi, – buts et inquiétudes- nous forment sans que nous nous en rendions compte.

Le syndrome de Lazare.

Au point de ne plus nous voir les uns les autres. Dans la docilité, la force, la peur, le courage, peu importe…

Vivre c’est apprendre. Et chacun à sa manière.

Pour certains, la vie terrestre est toute courte et toute petite. Nous consacrons beaucoup à l’intelligence. Mais,  d’un point de vue cosmique, dans toutes les perspectives de la Vie, l’intelligence, quand elle est calculée, démontrée, démontée, n’est que la recherche d’une richesse et d’une certaine forme de servilité.

Du point de vue de la Vie, la Grande, il n’y a pas de cette intelligence de cerveau.

Et c’est pourquoi tous ceux qui vivent en se nourrissant de celle-ci meurent chaque jour en tuant des êtres. Ils ont créé un ordre de savoir qui n’existe pas, sauf dans l’immédiat et dans la trame trafiquée et terre-à-terre de la Vie.

Apprendre et évoluer est intérieur et ne laisse pas de traces…

Une réponse à “Les invisibles cailloux

  1. Fascination des livres depuis mon enfance. Quel plaisir en effet que de s’enfermer pour savourer un auteur. Je préfère les « vrais » livres, tangibles, palpables, dont on tourne les pages les unes après les autres, et qu’on peut revisiter à sa guise.

    Sur Internet j’éprouve souvent un vague sentiment de course contre la montre, qui s’apparente étrangement au plaisir coupable : « tsut, tsut, tsut, tu devrais être en train de faire telle chose plutôt que de naviguer ».

    Quoiqu’il en soit, je me disais l’autre jour que si jamais les communications électroniques venaient à disparaître, je serais très contente d’avoir conservé mes livres – jusqu’à 1500 à une certaine période. À force d’écrémer, il m’en reste maintenant autour de 700. Moins pire que Jacques Languirand qui en possède près de 10,000!

    Cette réflexion m’a rappelé ce texte de Victor Hugo rédigé à la suite de l’incendie de la bibliothèque des Tuileries durant la Commune en 1871.

    À QUI LA FAUTE?

    – Tu viens d’incendier la Bibliothèque ?

    – Oui. J’ai mis le feu là.

    – Mais c’est un crime inouï !
    Crime commis par toi contre toi-même, infâme !
    Mais tu viens de tuer le rayon de ton âme !
    C’est ton propre flambeau que tu viens de souffler !
    Ce que ta rage impie et folle ose brûler,
    C’est ton bien, ton trésor, ta dot, ton héritage
    Le livre, hostile au maître, est à ton avantage.
    Le livre a toujours pris fait et cause pour toi.
    Une bibliothèque est un acte de foi
    Des générations ténébreuses encore
    Qui rendent dans la nuit témoignage à l’aurore.
    Quoi! dans ce vénérable amas des vérités,
    Dans ces chefs-d’œuvre pleins de foudre et de clartés,
    Dans ce tombeau des temps devenu répertoire,
    Dans les siècles, dans l’homme antique, dans l’histoire,
    Dans le passé, leçon qu’épelle l’avenir,
    Dans ce qui commença pour ne jamais finir,
    Dans les poètes! quoi, dans ce gouffre des bibles,
    Dans le divin monceau des Eschyles terribles,
    Des Homères, des Jobs, debout sur l’horizon,
    Dans Molière, Voltaire et Kant, dans la raison,
    Tu jettes, misérable, une torche enflammée !
    De tout l’esprit humain tu fais de la fumée !
    As-tu donc oublié que ton libérateur,
    C’est le livre ? Le livre est là sur la hauteur;
    Il luit; parce qu’il brille et qu’il les illumine,
    Il détruit l’échafaud, la guerre, la famine
    Il parle, plus d’esclave et plus de paria.
    Ouvre un livre. Platon, Milton, Beccaria.
    Lis ces prophètes, Dante, ou Shakespeare, ou Corneille
    L’âme immense qu’ils ont en eux, en toi s’éveille ;
    Ébloui, tu te sens le même homme qu’eux tous ;
    Tu deviens en lisant grave, pensif et doux ;
    Tu sens dans ton esprit tous ces grands hommes croître,
    Ils t’enseignent ainsi que l’aube éclaire un cloître
    À mesure qu’il plonge en ton cœur plus avant,
    Leur chaud rayon t’apaise et te fait plus vivant ;
    Ton âme interrogée est prête à leur répondre ;
    Tu te reconnais bon, puis meilleur; tu sens fondre,
    Comme la neige au feu, ton orgueil, tes fureurs,
    Le mal, les préjugés, les rois, les empereurs !
    Car la science en l’homme arrive la première.
    Puis vient la liberté. Toute cette lumière,
    C’est à toi comprends donc, et c’est toi qui l’éteins !
    Les buts rêvés par toi sont par le livre atteints.
    Le livre en ta pensée entre, il défait en elle
    Les liens que l’erreur à la vérité mêle,
    Car toute conscience est un nœud gordien.
    Il est ton médecin, ton guide, ton gardien.
    Ta haine, il la guérit ; ta démence, il te l’ôte.
    Voilà ce que tu perds, hélas, et par ta faute !
    Le livre est ta richesse à toi ! c’est le savoir,
    Le droit, la vérité, la vertu, le devoir,
    Le progrès, la raison dissipant tout délire.
    Et tu détruis cela, toi !

    – Je ne sais pas lire.

    Victor Hugo, L’Année Terrible, VIII, 1872.

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