Archives de Catégorie: LIVRES

Une maison qui chante…

guitare

Vous avez une vieille guitare? Faites-en un nid d’oiseaux. La guitare aura des chants de musique de chambre.

Cachez l’arbre… L’Homme est traître.

Il est en train de bâtir le chant des autos.

D’asphalte, de briques, de plastique.

Un jour, les oiseaux n’auront plus de maison.

Les Hommes aussi…

Dans de nombreuses traditions, Gaïa est perçue comme la mère de toutes les créatures vivantes qui se nourrissent, se reproduisent et prospèrent en son sein.
Il me semble que les innombrables créatures qu’elle héberge ne pourraient être vivantes si elle ne l’était pas elle-même. Son cœur de feu m’évoque notre propre organe cardiaque, animé d’ondes et de vibrations telluriques. Sa croûte est comme une peau protectrice et féconde. Ses fleuves, océans et nappes phréatiques s’apparentent aux flux sanguins qui irriguent l’organisme. Sa végétation est semblable à une pilosité folle et variée habitée d’innombrables êtres vivants. Et ne dit-on pas de ses grandes forêts qu’elles agissent comme un poumon qui inspire et expire ?
Mes promenades intérieures sur les sentiers de mes songes m’incitent à considérer Gaïa comme une sphère pensante. Peut-être est-ce l’absence douloureuse de ma propre mère, décédée lorsque mon frère et moi étions si jeunes, qui me prédispose à entendre les murmures de cette Terre-Mère, impérissable quant à elle, dont l’expression universelle, réconfortante, semble résonner en chacune de mes cellules.

Pierre Rabhi,  La tristesse de Gaïa 

Houellebecq, la sérotonine des peuples

C’était mon premier Houellebecq. Sans doute le dernier. Cet univers glauque, d’une belle écriture, tourne en rond sur tous les sujets possibles et impossibles, le personnage principal se permettant de critiquer la beauté ou la laideur de tout ce qu’il perçoit sur son passage.

On se demande comment Houellebecq peut avoir autant de succès. Et c’est tant mieux pour lui… On pourra juger, plus tard, de la qualité de son oeuvre.  Car, au fond, en naviguant sur la toile, on peut trouver – et en mieux – tout ce dont traite l’auteur. Il nous renvoie notre propre image d’ignorant, peu attentifs à ce qui se passe en ce monde. Il le souligne, certes. Sans doute trace-t-il en caractère gras la décadence qui marque ce monde . Sans plus. Le long soliloque finit par lasser, car il ne mène qu’au soliloque lui-même. Le personnage est un homme perdu, « neurasthénique », embourbé  dans une société qui l’a tissé. À la limite, pleurnichard, prêt à chigner à la moindre occasion. Voilà ce qui est permis à un personnage qui s’autopsie d’une certaine manière sans rater d’égratigner ce qui l’entoure, ne serais-ce qu’un village ou un bâtiment.

Voyage en Houellebecquie

Ces 300 et quelque pages (heureusement composées un peu gros) sont un voyage, une plongée plutôt, en Houellbecquie, principauté lugubre, recouverte d’un brouillard qui ne se lève jamais, où les femmes ne sont que des putes et/ou des salopes (c’est évidemment compatible) qui ne sont en fait que des chattes sur pattes, plus ou moins humides, et les hommes des bande-mous, déprimés et alcooliques quand ils ne sont pas « pédés » ou mieux pédophile allemand (rien de tout cela n’étant incompatible non plus dans ce roman aussi misogyne qu’homophobe). A la tête de cette principauté, règne le grand duc Michel qui prend un plaisir évident à décrire une société la plus désespérée possible, peuplée de sujets en perdition qu’il décrit avec un cynisme jubilatoire, parfois drôle, même si les ressorts comiques sont souvent un peu attendus. On l’a lu 

On l’a lu… Et à se demander ce qui nous reste par la suite. Si un livre ne laisse rien, et ne peut nous dessiller au brouhaha de ce monde, il n’existe que pour prouver  qu’encenser Houellebecq c’est un peu démasquer notre propre décadence. On peut alors se questionner sur le mot « littérature », ou enrichissement. À part quelques traces d’humour caustique, bien que rares, – et on reste en manque – l’effet tombe à plat. On y voit là qu’un coup de publicité pour Flammarion.

Houellebecq, Simenon et Gide 

Pendant la lecture du livre, on se croirait dans un univers de Simenon ou le « héros » est en fuite. C’est un des thèmes récurrents   des livres de Simenon ( La fuite de M. Monde, L’évadé, Lettre à mon juge, etc), avec toutefois les qualités qu’exigeaient Gide de Simenon à qui  il demandait de peaufiner davantage  ses écrits. « Allez! Vous y êtes presque ». Et le pauvre Simenon de répondre: « Si je savais ce qui est bon, je ne ferais que du bon ». ( de mémoire).

Au moins, Houellebecq ne rate pas cette partie avec un style qui vous porte et un rythme parfaitement accordé au personnage qui s’autoflagelle. Peut-être est ce là ce qui attire autant de lecteur: Houellebecq est peut-être l’artisan d’un miroir dans lequel nous nous reconnaissons, dans nos sociétés qui  fertilisent  des blasés et les entretienent  avec une bonne ration de consumérisme, y compris les antidépresseurs.

Houellebecq: la sérotonine des peuples. L’opium en pharmacie…

Gaëtan Pelletier

 

Comment on vous dépouille de votre argent… puis de votre liberté. Entretien Antipresse

Chers amis, c’est à regret que je n’ai pas encore trouvé le temps de lire cet ouvrage. Pourtant je suis très à l’aise pour vous en parler et vous le recommander. En effet, ces dernières années, chaque fois que j’ai eu la joie de m’entretenir avec Liliane Held-Khawam autour d’un café, elle me parlait avec enthousiasme de son projet, elle en esquissait les grandes lignes. Ce thème touchant à la finance qui l’occupait entièrement – et m’était alors étranger – m’est devenu familier ; il est aujourd’hui un objet de préoccupation internationale. [Silvia Cattori]

Le livre Dépossession est faussement affiché sur Amazon comme étant en rupture de stock. Par ailleurs, le lien qui l’affiche a été créé par Amazon en dehors de toute demande de l’éditeur. La page de l’éditeur n’est jamais accessible sans le lien créé par Amazon. La question de la censure est posée!…

Comment on vous dépouille de votre argent… puis de votre liberté. Le Drone de Antipresse

Liliane Held-Khawam

«LHK» [Liliane Held-Khawam] fut l’un des premiers «désinvités» de l’Antipresse (n° 17 du 27.3.2016).  L’entretien que nous avions réalisé alors au sujet du détournement des institutions publiques et des coutumes héritées vers un nouveau modèle, transversal et transnational, de pouvoir et de «gestion» de la masse humaine avait marqué les esprits. L’éminente analyste des stratégies financières globales revient aujourd’hui avec un livre impressionnant, Dépossession (éd. Réorganisation du Monde) où elle dresse un tableau dense et argumenté du «hold-up» planétaire sur l’ensemble des moyens dont disposent les peuples et les individus.

Entretien réalisé par Slobodan Despot pour le  Drone d’Antipresse

Qu’est-ce que la Dépossession?

Vous suivez depuis des années l’évolution de la finance mondiale au travers de votre  blog, qui est devenu une référence. Pourquoi doubler ce travail acharné d’un livre? En quoi les deux se complètent-ils?

Sur mon site, je ne peux faire que des analyses ponctuelles. Dans le livre, je cherche plutôt à intégrer les informations collectées durant ces 7 dernières années, et essaye de dégager le modèle qui les sous-tend. Nous avons énormément d’informations. Beaucoup de choses sont publiées par les autorités, mais le public ne bénéficie pas d’analyses de ces données souvent très techniques.

Une autre raison est le fait que je n’ai plus le temps d’écrire dans la «presse papier». Du coup, avec mon site, je ne touche que les internautes. Avec des livres, j’ai envie d’aller à la rencontre des non-internautes…

Pourquoi ce titre dramatique de Dépossession? Qui est dépossédé, et de quoi? Par quelles sources étayez-vous cette mise en garde?

Le livre démarre avec les grandes crises du début du XXe siècle. En y regardant de plus près, on se rend compte par exemple que la panique bancaire de 1907 a eu de grands effets sur l’opinion publique et a participé à forcer la main de l’État américain à créer en décembre 1913 la Réserve fédérale. Ces grandes crises financières vont au fil du temps, justifier le financement par les États des banques. Le rôle très ambigu des banques centrales, en tant que pivot entre les sphères publique et privée de la haute finance internationale, est essentiel. Il va participer à paupériser les États et enrichir un certain microcosme de la planète finance. Au fur et à mesure des recherches, j’ai aussi découvert la globalisation des politiques monétaires nationales pour servir une seule et unique stratégie mondiale coachée par la BRI.

Un autre exemple de dépossession est le transfert de privilèges régaliens essentiels à la vie des États et à la démocratie vers le même microcosme financier.

Au fur et à mesure de l’analyse, on découvre un faisceau d’avantages convergeant vers les mêmes gros acteurs.

La chose est si vraie que le marché global de la finance n’en est plus un tant la concentration des richesses va croissant pour finir par être centralisée essentiellement entre les mains de quatre grands gestionnaires d’actifs, dont le leader est Blackrock qui est un sous-traitant privilégié, entre autres, de certaines banques centrales. (Ainsi M. Philip Hildebrand a rejoint le groupe suite à son éviction de la BNS).

Progressivement, nous prenons conscience au fil du livre de la coopération très étroite entre quelques grandes banques too big to fail, les banquiers centraux et les gestionnaires d’actifs. Parallèlement à la progression de cette entente, nous ne pouvons que constater la paupérisation des populations…

Vous semblez ramener les gigantesques flux de la finance mondiale à un nombre somme toute très restreint d’opérateurs. Comment définissez-vous ce «club»? Comment y entre-t-on?

Ce n’est pas moi qui réduis, mais des enquêtes. Notamment une très importante étude menée par des chercheurs de l’EPFZ qui ont  constaté en 2011, suite à la crise des subprimes, que «les participations de 737 firmes dans les autres entreprises du réseau leur permettent de contrôler 80 % de la valeur (mesurée par le chiffre d’affaires) de la totalité du réseau des 43 000 entreprises multinationales de la planète. Et que 147 firmes contrôlent 40 % de cette valeur totale. De plus, l’ampleur des participations croisées entre ces 147 firmes, dont les trois quarts appartiennent au secteur financier, leur permet de se contrôler mutuellement, ce qui en fait une « super-entité économique dans le réseau global des grandes sociétés »». Ils ont conclu que «l’hyperconcentration du système financier accroît le risque systémique et pose des problèmes de libre concurrence.»

Dépossession montre que la dynamique a augmenté et que les risques liés à la crise des subprimes n’ont pas faibli. Bien au contraire, les produits dérivés atteignent selon des sources le chiffre de 1,2 quadrillion. Ces risques hautement concentrés entre les mains de quelques établissements bancaires too big to fail, c’est-à-dire garantis par l’argent du contribuable sont une arme de destruction massive planétaire dans un marché oligopolistique. Cela signifie que nous sommes otages d’une oligarchie qui peut décider du jour et de l’heure où l’on soufflera la planète finance pour instaurer le nouvel ordre monétaire qui devient inéluctable.

Il est moins une pour comprendre et décider qui va mettre en place ce nouvel ordre: la micro-élite privée ou les collectivités publiques. C’est là qu’entre en jeu l’endettement des États que tout le monde semble admettre comme une évidence, mais qui ne l’est pas pour tout économiste indépendant.

Jusqu’ici, l’économie globale a été essentiellement pilotée par des protagonistes occidentaux, plus exactement anglo-saxons, et organisée autour du dollar. Nous voyons aujourd’hui d’autres pays, notamment ceux du BRICS, tenter de contourner ce monopole au nom d’un monde multipolaire. Est-ce le début d’un réel conflit de civilisations ou une fausse confrontation?

Les BRICS ne peuvent rien faire. Le système est UN, puissamment enchevêtré, et les BRICS en font partie. Pour le meilleur et le pire.

Comment voyez-vous le paysage économique et financier du monde à 5 et à 10 ans?

Je pense que nous nous dirigeons vers un système ou l’essentiel des richesses aura été collectivisé par un petit nombre de privés. Quant à l’essentiel de l’humanité, elle devra se satisfaire de ce qui est appelé l’économie de partage dotée d’un revenu de base universel. Il se pourrait que les cryptomonnaies se développent dans le cadre local de ce système.

Les flux financiers réels seront aux mains de l’étage supérieur supranational. Et à ce niveau, l’or reprendra toute sa place.

Que recommandez-vous à ceux qui ont quelques économies ou placements en bourse?

De rembourser les dettes pour éviter d’être redevable aux banquiers, et si possible d’investir dans des terres agricoles.

Propos recueillis par Slobodan Despot pour le  Drone d’Antipresse

Dépossession est disponible ici

[1] En direct sur le site:  reorganisationdumonde.com

[2] Des points de vente:  reorganisationdumonde.com

[3] Chez votre libraire avec cette identification EAN 13 : 9782970126201…ainsi que la fiche de contact  reorganisationdumonde.com

Source:  Blog de Liliane Held-Khawam

 arretsurinfo.ch

Source: Newsnet

La fabrique des imposteurs

 

« La soumission sociale opère aujourd’hui, non au niveau de la transcendance des discours religieux ou souverains, mais par des techniques d’assujettissement, des procédures normatives qui captent les corps, dirigent les gestes, modèlent les comportements en se référant aux discours de l’institution scientifique60. C’est dans les sciences que le pouvoir va chercher la légitimité au nom de laquelle il peut produire ses effets de domination sociale et réguler les liens sociaux nécessaires à son économie – à son économie dans tous les sens du terme. Nous ne sommes plus dans des sociétés disciplinaires qui, au nom de la transcendance, imposent souverainement leurs lois, lois par lesquelles est justifiée l’application des normes (par exemple religieuses). Nous ne sommes plus simplement dans des sociétés juridiques articulées à la loi comme aux xviiie siècle, organisées par la notion de sujet de droit. Tous les jours davantage, nous appartenons à une société articulée à la norme. Nous passons de l’homme conçucomme un sujet de droit (une bonne loi produit une bonne régulation sociale) à un homme conçu comme sujet de son intérêt (on ne demande pas à un homme de renoncer à son intérêt, mais on peut prévoir son intérêt pour mieux gouverner le sujet)61. L’art de gouverner les conduites consiste à s’assurer la complicité active des sujets du pouvoir en vue de leur propre régulation établie et légitimée par les normes.
Cela veut dire que « nous sommes entrés dans un type de société où le pouvoir de la loi est en train non pas de régresser, mais de s’intégrer à un pouvoir beaucoup plus général : celui de la norme. Ce qui implique un système de surveillance, de contrôle tout autre. Une visibilité incessante, une classification permanente des individus, une hiérarchisation, une qualification, l’établissement des limites, une mise en diagnostic. La norme devient le partage des individus62. » Cette mise en diagnostic, ce partage des individus, cette qualification, conduit, par exemple, à la transformation de certaines pratiques thérapeutiques et, dans certains champs de la connaissance, à transformer les pratiques de soin, d’éducation ou de travail social en « hygiène publique » du corps social, et ce faisant à renoncer à tout changement subjectif ou politique.
Ce pouvoir de normalisation de nos sociétés sécuritaires, nous en percevons d’autant mieux la structure que nous parvenons à l’extraire de ces réseaux capillaires d’assujettissement qui s’enracinent profondément dans la gestion intime de nos existences ordinaires. C’est dans les extrémités institutionnelles en apparence les plus éloignées de la domination sociale que s’insèrent et se densifient le plus intensément les effets de pouvoir et d’assujettissement. C’est à notre époque, bien souvent au nom même de la liberté, que se créent de « nouvelles formes de servitude63 ». Dans la sourde et discrète matérialité des dispositifs de sécurité, de surveillance et de contrôle social se noue aujourd’hui un lien toujours plus paradoxal entre l’individu et le pouvoir. Dans la famille, à l’école, au travail, dans le soin, le loisir, la sexualité comme le crime s’inscrivent insidieusement de nouvelles normes sociales comme autant de produits et d’opérateurs des dispositifs de normalisation. C’est dans ces institutions si éloignées de la normalisation sociale qu’elles soient – en apparence – que s’accomplit l’initiation aux valeurs d’une époque et que se réalisent la surveillance et la correction des individus. »

La fabrique des imposteurs, Roland Gori, 2013,

Les cochons « Blade Runner » , c’est nous

« Quelle expérience de vivre dans la peur, n’est-ce pas ? Voilà ce que c’est d’être un esclave. »

— Roy Batty, Blade Runner

Les humains peuvent s’habituer à tout, se plier à tout, avec leur dite capacité d’adaptation. Nous nous dirigeons vers un monde dans lequel nos besoins émotionnels seront délaissés au profit du profit. « L’investisseur » ne comprend rien à la nature humaine. Et qui sait si cet abandon de nos besoins émotionnels ne sont pas la source des problèmes qui causent les grands désarrois mondiaux actuels et la perte de nos enfants en devenir de n’être que des consommateurs? À dépenser tels les rois de jadis? De là l’illusion d’un humanisme vivant qui n’est en réalité qu’une mort lente de la réalité de notre personne. Sommes-nous en train de nous synthétiser comme les replicants de Blade Runner ?

Peut-être en sommes-nous à être « élevés » plutôt qu’éduqués? Dans cette ère de charabia économiques pour nous convaincre de consommer, on se demande où se situe l’intérêt des puissances mondiales qui manipulent l’économie des pays. Certainement pas dans la réalité de nos âmes.  On peut bien briser des cochons sans qu’ils ne se révoltent, mais aussi des humains sans qu’ils se révoltent en leur faisant croire que c’est là leur bien-être « garanti ».

Gaëtan Pelletier

Les singes  de Harlow

Un extrait du livre  Sapiens: Une brève histoire de l’humanité

Les cochons comptent au nombre des mammifères les plus intelligents et curieux, juste après les grands singes. Les élevages de porc industriels n’en confinent pas moins les truies allaitantes dans des caisses si étroites qu’elles sont littéralement incapables de se retourner (sans parler de marcher ou de fourrager). Elles y sont maintenues jour et nuit, quatre semaines durant, après qu’elles ont eu des petits. Après quoi ces derniers leur sont retirés pour être engraissés, et les truies sont fécondées avec le prochain lot de porcelets.
Beaucoup de vaches laitières passent la quasi-totalité des années de vie qui leur sont accordées dans un petit enclos, condamnées à se tenir debout, à se coucher et à dormir dans leur urine et leurs excréments. Une batterie de machines leur fournit leur dose de nourriture, d’hormones et de médicaments, tandis que, à heures régulières, une autre série d’appareils se chargent de la traite. La vache coincée entre les machines est à peine plus qu’une bouche qui ingurgite des matières premières et un pis qui produit une marchandise. Traiter des êtres vivants possédant tout un univers émotionnel complexe comme des machines ne saurait être pour eux qu’une source d’inconfort physique, mais aussi de fort stress social et de frustration psychologique[7].
De même que le trafic d’esclaves transatlantique n’était pas le fruit d’une haine vouée aux Africains, ce n’est pas l’animosité qui inspire l’industrie animalière moderne, mais l’indifférence. La plupart des gens qui produisent et consomment des œufs, du lait et de la viande prennent rarement le temps de penser aux poulets, aux vaches ou aux porcs dont ils consomment la chair ou les émissions. Ceux qui y pensent soutiennent souvent qu’en réalité ces animaux sont à peine différents de machines, dépourvus de sensations et d’émotions, incapables de souffrance. Paradoxalement, les mêmes disciplines scientifiques qui conçoivent ces machines laitières et pondeuses ont dernièrement démontré sans doute possible que mammifères et oiseaux ont une constitution sensorielle et émotionnelle complexe. Leur souffrance n’est pas seulement physique, mais aussi émotionnelle.
Suivant la psychologie de l’évolution, les besoins émotionnels et sociaux des animaux de ferme ont évolué à l’état sauvage, quand ils étaient essentiels à la survie et à la reproduction. Par exemple, une vache sauvage devait savoir nouer des relations étroites avec d’autres vaches et des taureaux, sans quoi elle ne pouvait survivre ni se reproduire. Pour apprendre les connaissances nécessaires, l’évolution implanta chez les veaux – et chez tous les petits des autres mammifères sociaux – un fort désir de jouer (jouer est la manière propre aux mammifères d’acquérir des compétences sociales). Et elle leur inculqua un désir plus fort encore de se lier à leurs mères, dont le lait et les attentions étaient essentiels à leur survie.
Que se passe-t-il maintenant si les paysans prennent un jeune veau, le séparent de sa mère, le placent dans une cage fermée, lui donnent nourriture, eau et vaccins contre les maladies puis quand, la femelle est assez grande, lui inséminent du sperme de taureau ? Objectivement, le veau n’a plus besoin du lien maternel ni de camarades de jeu pour survivre et se reproduire. Subjectivement, cependant, le veau éprouve toujours un besoin très fort de s’attacher à sa mère et de jouer avec d’autres veaux. Si ces besoins ne sont pas satisfaits, il souffre terriblement. Telle est la leçon de base de la psychologie de l’évolution : un besoin qui s’est formé à l’état sauvage continue d’être ressenti subjectivement même s’il n’est plus vraiment nécessaire à la survie et à la reproduction dans les fermes industrielles. La tragédie de l’agriculture industrielle est qu’elle prend grand soin des besoins objectifs des animaux tout en négligeant leurs besoins subjectifs.
Le bien-fondé de cette théorie est connu depuis les années 1950, quand le psychologue américain Harry Harlow étudia le développement des singes. Il sépara des bébés singes de leurs mères quelques heures après la naissance. Les singes furent ensuite isolés dans des cages puis confiés à des mères de substitution : deux dans chaque cage. L’une était faite de fils métalliques et équipée d’une bouteille de lait à laquelle le bébé singe pouvait téter. L’autre, de bois, était habillée de tissus qui lui donnaient l’apparence d’une vraie maman singe sans qu’elle n’ait rien de concret à offrir au petit. On supposait que les petits s’accrocheraient à la mère nourricière métallique plutôt qu’à la mère de chiffons stérile.
À la grande surprise de Harlow, les bébés singes montrèrent une nette préférence pour la seconde, passant le plus clair de leur temps auprès d’elle. Lorsqu’il plaçait les deux mères à proximité, les petits s’accrochaient aux chiffons tout en tétant la mère métallique. Soupçonnant que c’était une question de froid, Harlow plaça une ampoule électrique dans la mère faite de fils de fer, désormais rayonnante de chaleur. Hormis les plus petits, la plupart des singes continuèrent de préférer la mère de chiffons.

Un des singes orphelins de Harlow s’accroche à sa mère de chiffons tout en tétant le lait de sa mère métallique
Les recherches ultérieures ont montré que les singes orphelins de Harlow souffraient adultes de troubles émotionnels alors même qu’ils n’avaient pas manqué de nourriture. Jamais ils ne s’intégrèrent dans une société de singes. Ils eurent des difficultés à communiquer avec leurs congénères tout en souffrant de forts niveaux d’angoisse et d’agressivité. La conclusion était incontournable : les singes doivent avoir des besoins et des désirs psychologiques qui vont au-delà des nécessités matérielles ; s’ils ne sont pas comblés, ils souffriront terriblement. Les petits singes de Harlow préféraient passer leur temps entre les mains de la mère de chiffons parce qu’ils avaient besoin d’un lien émotionnel et pas seulement de lait. Dans les décennies suivantes, de nombreuses études ont montré que cette conclusion ne vaut pas seulement pour les singes, mais aussi pour d’autres mammifères et pour les oiseaux. À l’heure actuelle, des millions d’animaux sont soumis aux mêmes conditions que les singes de Harlow, avec la routine des fermiers qui enlèvent les veaux, les chevreaux et les autres petits à leurs mères pour les élever séparément.

Sapiens : Une brève histoire de l'humanité par Harari

 

Réjean Ducharme ou la peau à fleur d’âme

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« Dans les livres, les enfants cherchent les secrets des adultes »

Le nez qui voque 

Réjean Ducharme est décédé hier. 76 ans. C’est probablement le seul écrivain qui a su créer un univers entre l’enfant et l’adulte dans une rébellion qui était la sienne. Comme dans une colère « interne », en déchirant les mots et les clichés. Il y a de la souffrance dans l’oeuvre de Ducharme. S’il n’a jamais voulu donner d’entrevues, c’est que son oeuvre était publique, mais pas lui. C’est banal, tout ça. Car Ducharme c’est la vie en une poésie difficile à déchiffrer. Aussi caché dans ses mots que dans sa vie.

Je ne pense pas qu’un écrivain ait pu mieux exprimer la douleur de tous. Il savait simplement la dire et, pour nous, il fallait simplement l’entendre et, parfois, la déchiffrer.

L’étiquette « d’écrivain » était vraiment trop petite pour lui. Un artiste « Jeanne-D’arc », toujours brûlant sans jamais mourir. Les mots le tenaient en vie comme ils nous tiennent parfois dans des lectures.   « En grandissant, un enfant s’use », a-t-il écrit. Cette seule phrase est significative pour qui veut écouter.

J’avais écrit un texte il y a je ne sais combien de temps, parce que je note mal le temps.

L’adultarium

À partir du moment où l’on croit connaître quelque chose de la vie, on l’étreint, comme pour le garder en trésor. On l’étouffe pour s’en nourrir. Car ce qui ne vit pas, ne nourrit personne. Les idées n’ont rien de différent de l’argent, de l’avoir. Les couards saisissent au vol un oiseau, une idée, pour l’enfermer. Ça les rassure.

C’est ça un adulte: c’est un enfant séché. Séché parce que souvent nous aimerions revenir à cette pureté de l’enfance, cette période ou l’on avale sans être avalés. Mais toute nos vies se déroulent dans une constante de formatage pour nous soumettre à la « grandeur » des adultes.

Il n’y a pas plus système qui puisse mener au bonheur. Il n’y en a jamais eu. Il n’y a eu, dans l’Histoire, qu’une série de mégalomanes, d’esclaves volontaires, et il y en aura toujours. Les diables dansent sur la poussière de tous les esclaves ensevelis de l’Histoire. Ils ne connaissent qu’un seul jardin; celui de la fragilité humaine. Ils les font dansotter en ricanant. ( L’adulatarium)

On ne se souvient pas de Réjean Ducharme, on est Ducharme. Madame Bovary c’était Flaubert, mais Ducharme c’est nous. Nous, les révoltés écrasés qui n’avons que les mots pour changer le monde sachant bien que c’est une oeuvre impossible. De là réside le beau mystère de l’oeuvre de Ducharme: je te révèle mon âme, c’est la tienne.

Gaëtan Pelletier

Ermites dans la taïga

Ermites dans la taïga par Peskov

Vassili Peskov

Extrait

LE JARDIN ET LA TAÏGA

J’ai rapporté à Moscou, de chez les Lykov, un morceau de pain. En le montrant à mes amis, je n’ai entendu qu’un seul commentaire qui se rapproche de la vérité : “On dirait du pain.” Oui, c’est le pain des Lykov. Ils le font à base de pommes de terre pilées au mortier avec deux ou trois poignées de seigle et quelques graines de chanvre passées au pilon. Pétri à l’eau, ce mélange, sans levure ni quelque fermentation que ce soit, va à la poêle pour donner une sorte de grosse crêpe noire. “C’est un pain aussi désagréable à manger qu’à regarder, a dit Erofeï. Pourtant ils en mangeaient et ils continuent : ils n’ont jamais goûté au moindre morceau de notre vrai pain.”
Le jardin, un morceau de montagne arraché à la taïga, a nourri la famille toutes ces années durant. Pour prévenir les traîtrises des étés montagnards, un autre jardin avait été défriché en aval, au bord de la rivière : “Si la récolte se faisait mauvaise en haut, on ramassait quelque chose en bas.”
Le jardin donnait de la pomme de terre, du navet, de l’oignon, des pois, du chanvre et du seigle. Les graines provenaient de l’ancien domaine aujourd’hui avalé par la taïga, apportées quarante-six ans auparavant comme des pierres précieuses, avec la même précaution que le fer et les livres religieux. Jamais aucune culture en ce demi-siècle ne les a lâchés par dégénérescence, chacune leur donnant nourriture et semence.

La pomme de terre, entrée en Russie sous Pierre I, était bannie par les vieux-croyants. “Pécheur est le tsar, pécheur est son fruit.” Ironie du sort, elle est devenue l’aliment principal des Lykov.

Des semences, inutile d’expliquer pourquoi, qu’ils préservaient comme la prunelle de leurs yeux.
Ironie du sort, la pomme de terre qui fut importée d’Europe par Pierre le Grand et que les vieux-croyants rejetèrent au même titre que le thé et le tabac comme “une plante démoniaque de perdition”, a constitué de longues années durant leur nourriture de base. Chez les Lykov aussi. Et elle s’y était parfaitement acclimatée. On la conservait dans une cave garnie de rondins de bois et d’écorces de bouleau. Mais de récolte en récolte les réserves se révélaient insuffisantes. Les neiges de juin, en montagne, pouvaient avoir des effets catastrophiques sur le jardin. Il fallait à tout prix une réserve “stratégique” de deux ans. Bien qu’aucune cave, même bonne, ne conservât les pommes de terre pendant deux ans.
Les Lykov avaient appris à faire des réserves de pommes de terre séchées. Ils les découpaient en lamelles fines qu’ils exposaient au soleil, les jours de temps chaud, sur de grandes feuilles d’écorce ou carrément sur les “tuiles” du toit. Au besoin, ils parachevaient le séchage près du feu ou sur le poêle. L’espace libre de la masure était toujours occupé par des baquets de pommes de terre séchées qu’on plaçait aussi dans des garde-manger en rondins de bois montés sur de hautes perches. Le tout étant, bien entendu, précautionneusement enveloppé d’écorce.
Toutes ces années les Lykov ont mangé les pommes de terre avec la peau, expliquant cela par une économie de nourriture. Je crois quant à moi qu’ils avaient compris intuitivement que la pomme de terre, mangée avec sa peau, était un aliment plus complet.
Le navet, le pois et le seigle se présentaient comme des aliments d’appoint. Il y avait si peu de céréales que les jeunes Lykov ignoraient complètement ce qu’était le pain. Les graines, une fois séchées, étaient écrasées dans un mortier et l’on en faisait une bouillie de seigle “les jours de sainte fête”.
La carotte y avait poussé jadis jusqu’au jour où un rongeur s’était gavé des dernières graines. Ainsi les Lykov ont-ils été privés d’une nourriture indispensable. La pâleur maladive de leur peau s’expliquait sans doute moins par leur claustration dans l’obscurité que par le manque d’une substance nutritive nommée carotène présente dans la carotte, l’orange, la tomate… Cette année les géologues ont approvisionné les Lykov en graines de carottes et Agafia nous a apporté près du feu, à titre de confiserie, des racines d’un orange encore pâle. Deux chacun. Et d’ajouter en souriant : “De la caro-otte…”
Le deuxième jardin, c’était la taïga. Sans ses fruits l’homme ne pourrait y vivre longtemps dans l’isolement total. Dès avril les bouleaux donnaient leur sève. On la recueillait dans des seaux d’écorce.
S’ils n’avaient pas manqué de vaisselle, les Lykov en auraient sûrement fabriqué du sirop, par réchauffement. Mais allez poser un seau d’écorce sur le feu… On plaçait le seau dans le torrent, réfrigérateur naturel, où la sève se gardait longtemps.
Après la sève de bouleau, on allait cueillir l’oignon sauvage et l’ortie. De l’ortie on faisait une soupe et l’on séchait des bottes pour l’hiver, utiles à “la robustesse du corps”. L’été venu, on ramassait les champignons (que l’on mangeait cuits au four et bouillis à l’eau), la framboise, la myrtille, l’airelle rouge, le cassis.
“Accroupis, éreintés, c’est abondamment qu’on mangeait ces fruits divins.”
Mais l’été voulait aussi qu’on songeât à l’hiver, une saison longue et austère. L’habitant de la taïga, tel un écureuil, devait avoir le sens de la réserve. De nouveau les seaux d’écorce entraient en jeu. On séchait les champignons et les myrtilles, on macérait l’airelle dans de l’eau. Mais tout cela dans des quantités moindres qu’on ne tend à l’imaginer, “par manque de temps”.

La taïga, deuxième ressource alimentaire après le potager.

Plus dangereux peut-être que l’ours, 1’écureuil, parce qu’il ravage les provisions de graines.

Fin août arrivait le temps des récoltes, reléguant à l’arrière-plan tous les autres soucis. On allait à la cueillette des pommes de cèdre dont les graines faisaient office de “pommes de terre de la taïga”. Les cônes de cèdre les plus bas étaient décrochés à l’aide d’une longue perche de sapin. Mais il fallait toujours grimper à l’arbre pour secouer les plus hauts. Tous les Lykov – les jeunes et les vieux, les hommes et les femmes – grimpaient aux cèdres avec aisance. Ils jetaient les pommes dans des cuves creusées, puis les décortiquaient sur des râpes en bois. Ensuite les graines séchaient à l’air. Une fois propres et sélectionnées, elles se conservaient dans des récipients d’écorce, à l’intérieur de l’isba et des garde-manger, protégées contre l’humidité, les ours et les rongeurs.
Aujourd’hui les diététiciens chimistes ont découvert, à l’analyse de la composition des graines de cèdre, une multitude de substances nutritives allant des corps gras et protéines à certaines composantes d’une richesse exclusive mais dont les noms récalcitrants résistent à ma mémoire. Sur un marché de Moscou j’ai vu ce printemps, parmi les marchands du Sud aux étalages de grenades et d’abricots secs, un Sibérien imposant derrière une malle de pommes de cèdre. Pour prévenir les questions inutiles, il avait épinglé, sur une allumette plantée dans l’un des fruits, un bout de carton où figurait cette information consistante : “Contre la tension. Un rouble la pièce.”
Les Lykov ignorent l’argent mais connaissent d’expérience la valeur de tout ce qui compose les cônes de cèdre. Et toutes les saisons de bonne récolte, ils en faisaient le plus gros stock possible. Les graines se conservent parfaitement, “quatre années sans rancir”. Les Lykov les consomment en l’état naturel (“on les ronge semblablement à des écureuils”), les mélangent parfois sous forme compilée à la pâte de pain et en extraient le fameux “lait” dont même les chats sont friands.
La taïga fournissait aussi partiellement de la nourriture animale. Point d’animaux domestiques en ce lieu. J’ai oublié d’en demander la raison lors de ma première visite. Sans doute la place a-t-elle manqué sur le canoë creusé dans le bois, à bord duquel les Lykov ont remonté l’Abakan. Mais les Lykov ont peut-être décidé consciemment de ne pas s’encombrer de “créatures domestiques” par souci de discrétion. Durant de longues années, l’isba a ignoré les aboiements, les cocoricos, les beuglements, les bêlements, les miaulements.
Pour seuls voisins, ennemis et amis, les Lykov n’avaient que les bêtes sauvages, dont la taïga n’est pas pauvre. Des casse-noix voletaient sans frayeur près de la maison. Ils avaient coutume de cacher des graines dans la mousse du torrent où ils fouinaient sans gêne sous nos jambes quand nous passions. Les gélinottes nichaient juste derrière le jardin. Deux corbeaux vivaient non loin, doyens de la montagne, peut-être même antérieurs à l’isba. Leur croassement alarmant annonçait la tempête aux Lykov et leurs tournoiements les avertissaient qu’une bête était prise dans la fosse.
Un lynx apparaissait quelquefois en hiver. Sans frayeur ni méfiance il faisait le tour du “domaine”. Un jour, par curiosité sans doute, il a même gratté la porte de l’isba avant de disparaître aussi nonchalamment qu’il s’était approché.
Les zibelines laissaient leurs empreintes sur la neige. Les loups aussi faisaient quelques apparitions, attirés par l’odeur de la fumée et la curiosité. Une fois convaincus de l’absence de proie, ils se retiraient vers le fief des cerfs.
L’été, se blottissaient dans les bûches les petits prélerés d’Agafia, les pliski. Me voyant surpris par ce mot bizarre, Agafia a esquissé de la main un hochement expressif. Les hochequeues !
Les oiseaux voyageurs ne font pas route par ce coin de taïga. Une seule fois dans un brouillard d’automne les Lykov furent alarmés par le craquettement d’une grue solitaire que les vents avaient égarée. Deux jours durant elle survola la vallée (“elle nous troublait l’âme”) avant de disparaître. Plus tard Dmitri trouva au bord de l’eau les pattes et les ailes de l’oiseau qui venait de périr et d’être mangé.
La solitude taïguéenne des Lykov fut partagée durant plusieurs années par un ours, une bête à la carrure et à l’insolence modérées. Il n’apparaissait qu’épisodiquement, piétinant, humant l’air près du garde-manger, avant de repartir. Lors de la cueillette des pommes de cèdre, l’ours suivait les ramasseurs à la trace tout en esquivant leurs regards, pour recueillir les fruits oubliés. “Nous lui laissions des pommes exprès, affamé comme il était, en quête de graisse pour l’hiver.”
Cette alliance avec l’ours se vit soudainement interrompue par l’apparition d’un grand frère autrement corpulent. Le duel des deux ours eut lieu près du sentier de la rivière. “Ils hurlaient fortement.” Quelque cinq jours plus tard Dmitri retrouva son vieil ami à moitié mangé par son congénère plus grand que lui.
Finie, la vie tranquille. L’intrus se conduisait en maître. Il dévasta l’un des garde-manger empli de graines. Une fois, surgissant près de l’isba, il effraya tant Agafia qu’elle garda le lit durant six mois. “Mes jambes ne marchaient plus.” Il devenait périlleux de s’aventurer dans la taïga. L’ours fut unanimement condamné à mort. Mais comment mettre le verdict à exécution ? A défaut d’arme, on creusa une fosse sur le chemin des framboisiers. L’énorme bête y tomba mais, insensible aux pieux pointus, en sortit indemne : on avait mésestimé la profondeur.
Dmitri fabriqua un épieu à l’automne dans l’espoir d’atteindre la bête au fond de sa tanière. Mais la tanière resta introuvable. Devinant qu’au printemps l’animal affamé se montrerait particulièrement dangereux, Sawine et Dmitri confectionnèrent une cabane piège avec un appât et une porte glissante. L’ours se fit prendre au printemps mais, brisant les murs de sa prison, s’échappa. Il fallut demander une arme aux géologues. Dmitri, en connaisseur des sentiers d’ours, installa un dispositif de tir automatique à l’endroit le plus sûr. Le truc marcha.
— Un jour nous avons vu les corbeaux tournoyer dans le ciel. Nous y sommes allés prudemment. L’ours gisait sur le sentier.
— Avez-vous goûté à sa viande ?
— Non, nous l’avons laissée en pâture aux petites bêtes. Dieu ordonne de manger uniquement ceux qui ont des sabots, a dit le vieux.
Des sabots ? En sont “chaussés”, dans la contrée, l’élan, le renne sibérien. On leur faisait la chasse, la seule méthode étant de creuser des fosses sur les sentiers. Pour aiguiller l’animal vers son piège on installait des barrages à travers la taïga. Les proies se faisaient rares : “Les bêtes avec le temps ont appris à être sages.” Mais qu’un petit renne tombât au piège et les Lykov festoyaient, sans omettre toutefois de constituer un stock pour l’hiver. La viande était découpée en fines lamelles mises à sécher au vent.
Ces “conserves” de viande se gardaient une année ou deux dans leur écorce de bouleau. On les sortait les jours de grande fête ou pour les longues marches et les travaux pénibles.

(J’ai rapporté à Moscou un cadeau d’Agafia, un tortillon de viande d’élan séchée. Il sent bien la viande, mais de là à le manger…)
L’été et l’automne, les Lykov péchaient jusqu’à la formation des glaces. Le haut cours de l’Abakan abrite l’ombre et le lenok, un salmonidé sibérien. La pêche se faisait “à la canne et au panier”, un piège tressé d’osier. Le poisson se mangeait cru ou grillé sur le feu. On en séchait toujours pour les réserves.
Mais n’oublions pas que les Lykov ont vécu toutes ces années sans sel. Sans le moindre grain ! La médecine juge nocive la surconsommation de sel. En même temps qu’elle le déclare indispensable dans des quantités appropriées. J’ai vu en Afrique des antilopes et des éléphants parcourir près de cent kilomètres dans le seul but de paître sur des terres salifères. Ils se “ressalent” au péril de leur vie. Carnassiers et chasseurs les traquent. Mais ils marchent au mépris du danger. Qui a vécu la guerre en Russie sait qu’un verre de sel, même souillé de terre, était une “monnaie d’échange” qui donnait droit à tout – vêtements, chaussures, pain. Quand j’ai demandé à Karp Ossipovitch quelle avait été la plus grande des difficultés de son existence dans la taïga, il m’a dit : Vivre sans sel. Une souffrance en vérité !” Lors de la première rencontre avec les géologues, les Lykov ont refusé tous les cadeaux alimentaires. Sauf le sel. “Et depuis ce jour on ne peut plus manger sans sel.”
Des saisons de disette ? Oui, 1961 aura été une année terrible pour les Lykov. La neige de juin, accompagnée d’un gel assez violent, emporta toutes les cultures. Le seigle succomba à la froidure et les pommes de terre n’y survécurent que pour garnir le stock de semence. La nourriture forestière en souffrit aussi beaucoup. L’hiver avala vite les réserves de la récolte précédente. Au printemps, les Lykov mangèrent de la paille, des chaussures de cuir, la peau des skis, l’écorce et les germes des bouleaux. Des réserves de pois ils ne gardèrent qu’un récipient de semence.
Cette année-là la mère mourut de faim. L’isba se serait vidée complètement si les récoltes suivantes avaient avorté comme les autres. Mais l’année fut bonne. La pomme de terre monta bien. Les cônes de cèdre mûrissaient aux branches. Et sur le carré des pois perça par hasard un unique épi de seigle. On le dorlota nuit et jour après avoir installé une protection spéciale contre les rongeurs.
Une fois mûr, l’épi donna dix-huit grains. Cette récolte fut enveloppée dans un chiffon sec, rangée dans un mini-seau spécial plus petit qu’une timbale, roulée dans une feuille d’écorce puis suspendue au mur. Les dix-huit grains donnèrent environ une assiette de céréales. Mais les Lykov ne firent leur première bouillie de seigle qu’à la quatrième saison.
Tous les ans il fallait sauver des rongeurs la récolte de chanvre, de pois et de seigle. Ce “petit peuple de la taïga” considérait les semailles comme une proie parfaitement légitime. Un moment d’inattention et les cultures passaient dans les terriers. Les pièges les plus divers entouraient l’espace ensemencé. Il n’empêche que les écureuils raflaient pratiquement la moitié des récoltes céréalières. Sympathique et agréable à l’œil humain, cette gentille bête était regardée comme une “calamité de Dieu”. “Pire que l’ours, en vérité”, a dit le vieux.
Ce problème fut vite tranché par les deux chattes et les deux chats qu’offrirent les géologues. Les écureuils et les souris (en même temps que les gélinottes, hélas !) furent bientôt exterminés. Mais toute médaille a son revers en ce bas monde : survint le problème de la surreproduction des chasseurs de souris. Noyer les chatons comme on le fait d’ordinaire dans les villages ? Les Lykov n’osèrent pas. Et maintenant pullule une horde de pique-assiette domestiques à la place des écornifleurs forestiers. “Il y en a-a-a !” se lamente Agafia en regardant les chattes sortir à l’air libre leur nichée par la peau du cou, pour prendre un bain de soleil.
Autre circonstance importante. A Moscou j’avais parlé à Galina Proskouriakova, l’animatrice de l’émission télévisée le Monde végétal, de mon prochain départ pour la taïga. Connaissant le but de mon voyage, elle avait insisté : “J’aimerais savoir quelles ont été leurs maladies et comment ils se soignaient. Ils vont sûrement vous nommer tout un bouquet de plantes médicinales. Rapportez donc des échantillons, nous verrons ça, nous fouillerons dans les livres.
Ca me passionne !”

Je n’ai pas oublié de poser la question. Le vieil homme et sa fille m’ont répondu : “Des maladies ? on ne fait jamais sans…” Tous avaient souffert principalement d’un mal qu’ils dénommaient nadsada et qu’ils décrivaient comme une douleur du ventre résultant d’un effort de levage exagéré, ainsi qu’une sorte de faiblesse générale. Tout le monde était passé par là. On se soignait par une “remise du ventre” : une sorte de massage du malade pratiqué par autrui “avec savoir-faire”.
Deux des enfants morts, Sawine et Natalia, souffraient manifestement de maladies intestinales. Le remède en était une décoction de rhubarbe. Un médicament sans doute adéquat, mais que peut un médicament pour des intestins que la nourriture malmène ? Sawine fut emporté par une diarrhée saignante.
Parmi les maladies, Agafia a cité le refroidissement. On le soignait par l’ortie, la framboise et le réchauffement sur le poêle en position couchée. Le refroidissement, toutefois, n’était pas un mal fréquent : les Lykov avaient l’endurance exceptionnelle, ils marchaient souvent pieds nus dans la neige. Bien que Dmitri, le plus vigoureux de tous, mourût précisément d’un refroidissement.
Quant aux blessures, on les oignait de salive et de résine d’épicéa. L’“huile d’épicéa” (bouillon d’aiguilles) était un remède très vanté, mais je n’ai pas compris contre quoi.
Les Lykov buvaient des décoctions de champignons d’arbre, de branches de cassis, d’épilobe. Ils préparaient pour l’hiver l’oignon sauvage, la myrtille, le lédon de marais, la flouve, la tanaisie. A ma demande Agafia a ramassé une dizaine d’autres “plantes utiles dons de Dieu”. Mais nous sommes partis dans la précipitation : la nuit tombait et la route était longue. Mon bouquet médicinal est resté sur un tas de bois…
Maintenant que je repense à cette conversation, j’imagine qu’il y avait dans cette herboristerie forestière une part de sagesse et d’expérience, bien sûr, mais aussi d’erreur. Une chose a de quoi étonner. La région où vivent les Lykov figure sur la carte comme contaminée par l’encéphalite. Les géologues n’y entrent pas sans vaccin. Pourtant les Lykov semblent être passés au travers du fléau. Ils en ignorent jusqu’à l’existence.

Non, la taïga ne leur rend pas la vie douce. Cependant, exception faite du sel, elle a su leur donner tout ce que la survie requiert.

Le monde en 2025, Bernard Lecherbonnier

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L’opinion publique est invitée à croire que la mondialisation aboutira à une organisation rationnelle et avisée de la planète. Aveuglement absolu. En vérité, les grandes institutions internationales, en premier lieu l’Organisation des Nations unies, paraissent avoir perdu tout pouvoir, toute autorité alors que la mondialisation aurait dû fortifier leur position morale et politique. Et si la mondialisation n’était qu’une illusion ? En effet, hors du système économique et financier, qu’y a-t-il de réellement mondialisé, globalisé, sur Terre? Il semble que la peur de l’uniformisation ait bien au contraire accusé les divisions, excité les identités, réveillé les communautarismes, embrasé les vieilles querelles. Des pays, comme la Turquie, l’Inde, qui avaient pacifié les relations entre leurs communautés, renouent avec l’intolérance envers les minorités. Des ensembles en construction comme l’Union européenne se défont maille par maille. Les religions s’arment. Partout poussent des despotes nationalistes prêts à en découdre avec leurs voisins. La globalisation a tourné court et encouragé la résurgence de la guerre dans toutes les régions du monde.

Le progrès et la démocratie sont réputés devoir l’emporter au terme d’un long mais irrésistible processus. Encore une illusion ! La dérive nationaliste n’affecte pas seulement les pays en proie aux conflits ethniques. Elle atteint aussi les démocraties qui regardent d’un œil de plus en plus favorable ces « démocratures» où un pouvoir fort impose sa volonté tout en flattant les foules. Le « populisme» est souvent désigné comme l’agent de cette dérive. Il n’est que le fruit des échecs multiples enregistrés par les gouvernements qui n’ont que trop joué avec le contrat social à la base de toute démocratie. Même l’Europe, qui aime se faire passer pour la mère de toutes les sagesses, est le théâtre de cette dérive qui risque d’aller à son terme, tant l’entêtement borné de ses dirigeants, l’épuisement idéologique de ses partis contrastent avec la vitalité d’une société qui, n’en pouvant plus d’attendre, finira par miser, si aucune nouvelle offre politique ne survient, sur le plus audacieux – pourquoi pas? –, sur le plus dangereux.

Les puissances émergentes, étaient supposées entraîner l’économie mondiale jusqu’en 2030, donner un coup de jeunesse à la civilisation entière. Arrêtons de nous mentir. La réalité est là, criante, et elle clame le contraire. La plupart de ces États sont parvenus au terme du parcours du combattant qui mène de la corruption au surendettement, du surendettement à la poigne de fer. Pourquoi a-t-on refusé de voir qu’à l’évidence ces puissances émergentes finiraient par tomber dans la nasse tendue par les fonds spéculatifs qui les ont rackettées et 13  qui veulent maintenant tirer bénéfice au centuple de leur générosité intéressée? Le pillage de l’Argentine par les fonds « vautours» en annonce bien d’autres.

On ne cesse de célébrer le nouvel ordre économique et financier dominé par la Banque mondiale, le FMI et les banques centrales. Devenons enfin lucides! On a longtemps cru qu’il y avait un pilote dans l’avion. Regardons la réalité. D’un côté l’enfer du sous-développement, de l’autre les paradis fiscaux, le shadow banking et les hedge funds. D’un côté la moitié de la population mondiale, de l’autre une centaine de crésus qui suceront jusqu’à sa dernière goutte le sang du dernier miséreux. Cela peut-il durer? Non. Le capitalisme n’a de sens que s’il crée de la richesse. Sinon il se consume. De nombreux indices montrent que l’on est à la fin d’un cycle. Taux de crédit négatifs, apparition de monnaies alternatives, naissance d’une société du partage. Et ce n’est que le début d’une mutation qui va miner de l’intérieur un système absurde dont il faut cependant attendre, avant qu’il ne s’asphyxie, une ultime tentative: l’accaparement direct de pays riches en matières premières.

L’humanité ne résoudra ces problèmes dans les dix années qui viennent que si elle s’en occupe elle-même. Il n’y aura jamais d’intelligence supérieure à l’intelligence humaine. Or, d’intenses campagnes de communication tentent d’infantiliser l’homme, de le dessaisir de sa liberté de penser son présent, d’imaginer son avenir. Un attentat aussi grossier, aussi grotesque contre la personne humaine n’a jamais été commis dans l’histoire. Attention! On est en train de nous vendre l’idée que les technologies numériques seront capables de tout résoudre à notre place, que l’intelligence artificielle surpassera mille fois la nôtre… Disons-le haut et fort: l’informatisation n’ouvre pas une nouvelle ère au terme  de laquelle l’homme devrait céder la direction de son destin à la machine. L’informatisation n’est qu’une technologie dont le potentiel n’est pas infini (comme vient de le réaffirmer la communauté scientifique en invalidant la «loi de Moore» qui prévoyait la progression exponentielle du numérique). Non, le digital n’annonce pas l’avènement d’une nouvelle Renaissance! Encore moins d’un «transhumain»… Pourquoi pas du Messie?

Provocation ou incitation? En 2016, les organisateurs du Forum de Davos ont célébré en tant qu’homme de l’avenir un robot de 80 kg répondant au nom de Hubo, construit par un organisme coréen, Advanced Institute of Science and Technology. Hubo sait monter et descendre un escalier, conduire une voiture, porter une valise. Si l’avenir de l’homme se réduit à ces fonctions, il y a de quoi s’interroger…

Extrait: Format PDF sur la toile 

Je ne sais pas pondre l’ oeuf, mais je sais quand il est pourri

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Une personne sur deux sera touchée par le cancer, et la deuxième sera probablement un aidant naturel. Essai, récit, exercice de réflexion, ce travail journalistique minutieusement documenté aborde la question du cancer à travers l’expérience personnelle de Josée Blanchette et les témoignages qu’elle a reçus. Cette enquête sur un sujet majeur donne la parole à de nombreux spécialistes lucides et parfois critiques. L’auteure remet en question les accointances entre l’oncologie et les compagnies pharmaceutiques, effectue une incursion en médecine intégrative et propose des pistes de prévention et de postvention. Au coeur de sa démarche, elle place le discernement de chaque personne et son pouvoir d’agir. « Un plaidoyer solide. […] Je crois que personne ne restera indifférent. » Dr Jean Rochon, préfacier, ex-ministre de la Santé

***

Extraits du livre

Refus de traitement

Si c’était à recommencer, combien de gens renonceraient à tout ce cirque? J’en connais plusieurs, mais ils ne sont plus là pour le dire.

Que vous refusiez un Tylenol à l’hôpital ou une chimiothérapie, même combat. On écrira« refus de traitement » au dossier. Ça surprend toujours un peu le personnel soignant.« Les médecins se sentent complètement incompétents lorsque le patient refuse un traitement. Mais c’est à eux de régler leurs bibittes, pas au patient à en faire les frais. » Celle qui me parle est médecin spécialiste et enseigne aux futurs docs à l’université. Elle fait du terrain (en clinique, en salle d’opération) et prend le pouls des futurs résidents.

Refuser un traitement ne signifie pas qu’on doive les refuser tous. On peut demeurer sélectif. Cela ne signifie pas non plus que votre médecin cessera de vous traiter correctement ou d’éprouver de la considération pour vous. Un bon médecin — et la plupart agissent avec professionnalisme — apprend à ne pas mettre son ego dans le chemin entre les décisions de son patient et ses convictions personnelles. La marge d’erreur est toujours grande entre ce qui est prescrit, de quelle façon le patient réagit et comment la nature se charge de nous guérir.

[…]

L’heure du leurre

Ils sont nombreux ceux que cela rassure que vous alliez au front, subir des traitements qui retardent le moment où vous les confronterez à la mort, la vôtre, mais surtout la leur. Eux-mêmes n’ont aucune idée si on vous envoie en Syrie ou à Valcartier. Certains s’imaginent peut-être que c’est le Club Med, étant donné que chaque La-Z-Boy du département de chimiothérapie est assorti d’un écran de télé sur bras télescopique et qu’on fournit l’eau en bouteille.

Sortez vos masques, l’heure est au grand théâtre funèbre. Vous aurez peut-être droit à la décapitation en direct si vos gènes sont incompatibles. Ça ajoute un peu de suspense : mort sur son fauteuil de chimio. Mais les médias ne parlent jamais de cela, sauf si c’est une personnalité du bottin de l’UDA qu’on décapite. La chimiothérapie est un leurre pratique pour cela. Vous mourez à petit feu ou non. Si vous en réchappez, on se prosternera devant l’autel des pharmaceutiques, du corps médical, même de Dieu, car la perspective de la mort rend parfois croyant.

Dans tous les cas, les aiguilles donnent bonne conscience à tout le monde. On « fait » quelque chose. On « agit », même si la période de prolongation n’est que de quelques mois de plus… ou de moins. On se « bat » comme un valeureux petit soldat devant la Grande Faucheuse. On plie l’échine, on tend le bras, on plonge tête baissée et on attend les applaudissements. Ça occupe. Vous vous battrez jusqu’au bout pour leur éviter de trop penser à leur fin. Merci pour eux. Et vous y êtes encouragé par des médecins qui trouvent parfois leur ego flatté de vous prolonger un tant soit peu.

Votre temps est précieux mais jamais autant que lorsqu’il ne vous en reste plus. Et apprendre à mourir n’est pas une répétition générale. Si c’était à recommencer, combien de gens renonceraient à tout ce cirque ? J’en connais plusieurs, mais ils ne sont plus là pour le dire.

Source, Le Devoir

 

Entrevue, TLMEP, 2 octobre 2016

 

http://ici.radio-canada.ca/tele/tout-le-monde-en-parle/2016-2017/segments/entrevue/9285/josee-blanchette?isAutoPlay=1

 

On ne meurt qu’une fois et c’est pour si longtemps

Patrick Pelloux

Bernard GENSANE

Il ne faut pas mépriser la petite histoire quand elle renseigne sur la grande. On se souvient du livre fort utile de Jean-Louis Beaucarnot sur les origines, les parcours – souvent très surprenants – des hommes et femmes politiques français.

En racontant, d’une plume alerte et précise, les fins de vie d’une trentaine de personnalités diverses et variées (de Jésus à Fréhel en passant par les soldats morts sur les plages normandes le 6 juin 1944), le médecin urgentiste Patrick Pelloux nous en dit beaucoup sur l’histoire de la médecine française, européenne, sur leurs ratages systémiques, leur nullité historique par rapport à la médecine chinoise et même à la médecine de « bonne femme », c’est-à -dire de bona fama, de bonne renommée. Il fallait être vraiment nul pour soigner Beethoven, victime de saturnisme (plus de cent fois la dose normale), avec des médicaments et des ustensiles bourrés de plomb. Il fallait être sacrément nul, et un peu pervers, pour saigner à tout bout de champ (jusqu’à sectionner des tendons) des malades atteints d’un mauvais rhume ou d’une constipation. Décidément, notre civilisation a bien mal traité les vivants qui allaient mourir…

Alors, commençons par Jésus. Il y eut d’abord le supplice sur la croix de ce prédicateur gênant. Ce fut encore pire que ce que décrit Pelloux car les croix utilisées par les Romains à l’époque n’était pas en forme de t minuscule mais de T majuscule. De sorte que les condamnés ne pouvaient même pas poser contre le bois leur tête qui pendouillait instantanément. Les suppliciés mouraient asphyxiés, d’autant plus rapidement (mettons une heure ou deux), qu’ils ne pouvaient activer aucun muscle. Parfois – pas dans le cas de Jésus, sinon cela se serait su, depuis le temps – des soldats humanistes sectionnaient les jambes des suppliciés qui, dès lors, ne disposaient plus d’aucun point d’appui, ce qui accélérait l’étouffement. Et puis, il y eut la résurrection qui fait que, pour ceux qui y croient, Jésus s’est, au sens propre comme au figuré, envolé de son tombeau. Pelloux se montre circonspect et son récit n’est pas très ragoûtant : « En ce temps, tous les crucifiés étaient jetés dans une fosse commune ou laissés par terre. La décomposition, avec le climat chaud, était très rapide. En quelques jours, les bestioles nettoyaient le corps, et les restes partaient dans des ossuaires. […] rares étaient les crucifiés ensevelis, exceptés ceux qui avaient été remis à leur famille. Donc deux hypothèses : soit Jésus a été mis dans la fosse commune, soit dans un tombeau – mais lequel ? » Les textes sacrés nous disent que des femmes seraient allées acheter des aromates pour embaumer le corps. Pelloux en doute : « Personne n’aurait embaumé un mort dans son tombeau avec la décomposition déjà commencée ; surtout ce n’était pas dans les rites ou habitudes. Ce tombeau vide permet d’affirmer que Jésus s’est envolé. » Aujourd’hui encore, malgré bien des progrès, on ne sait pas réanimer un corps par asphyxie, douze heures après son décès. Reste la pari pascalien…

Des siècles durant, les pauvres n’eurent aucun accès à une médecine réservée aux riches. Au bout du compte, le résultat fut le même. Mais ce qui plaçait tous les individus sur un même pied d’égalité, c’était les épidémies, comme la peste, ou des microbes que l’on fut incapable de vaincre pendant des siècles, comme celui de la tuberculose. Charles IX, le fils de Catherine de Médicis, en mourut à vingt-quatre ans en présence d’Ambroise Paré qui n’en put mais. Pendant des siècles, médecins et chirurgiens (deux corporations totalement hostiles, comme l’explique Pelloux) furent incapables de comprendre ce qu’était une hémorragie interne. Le bisexuel Henri III, qui avait pourtant résisté à toutes les MST de la terre, mourut poignardé par un moine fou alors qu’il faisait caca, comme tous les matins, devant les dignitaires du royaume. Il se vida de son sang, comme un cochon égorgé, dans des douleurs atroces.

 

Alors qu’Henri IV était mort en quelques minutes, ce qu’endura Ravaillac, régicide fou, fut atroce. On transperça au fer rouge la main qui avait frappé. On enduisit la blessure de soufre et de poix. On lui arracha les tétons ; dans les plaies, le bourreau fit couler du plomb. On l’écartela. Le supplice dura deux heures. Des spectateurs arrachèrent des lambeaux de son corps en souvenir.

Théophraste Renaudot (du Grand Soir ?) décrivit par le menu la fin de Louis XIII. Une horreur. Il souffrait atrocement des hémorroïdes quand il fut atteint, selon ses médecins, d’une « combustion interne de l’estomac ». On le saigna tant et plus, on lui fit subir des lavements décapants qui entraînèrent des diarrhées de sang particulièrement odorantes. Par paquets, des vers de trente centimètres lui sortirent de l’anus, puis de la bouche. Ces ascaris finirent par perforer son côlon. On passe sur la tuberculose royale. Les médecins lui appliquèrent sur le ventre des vessies de porc remplies de lait chaud, ce qui le brûla atrocement. Dans une odeur effroyable, il communia pendant quatre heures, puis perdit la parole et l’ouïe avant d’être enfin délivré par la faucheuse égalisatrice.

Tuberculeux, lui aussi, Molière ne mourut pas sur scène, mais un peu plus tard le soir, victime d’une hémorragie interne, anémié, suffocant, crachant son sang. En 1792, ses restes furent mélangés à ceux de La Fontaine au cimetière du Père-Lachaise.

Comme son roi Louis XIV, Lully souffrait de diabète. La thèse de Pelloux selon laquelle le musicien aurait composé un Te Deum en l’honneur de la guérison de l’abcès anal du roi est très contestée. Ce qui ne l’est pas, en revanche, c’est que Lully s’est bel et bien planté son bâton de chef d’orchestre dans le pied, ce qui occasionna une très vilaine plaie que les médecins furent incapables de guérir. En trois jours, la gangrène envahit un corps que les Diafoirus saignèrent d’abondance, ce qui mit un terme à la vie de ce génie de cinquante-quatre ans.

Le roi-soleil souffrit toute sa vie. Il fut tant de fois pénétré par des clystères à lavement de taille variable, soixante ans durant, que son royal anus devint à la fois un objet de contemplation pour sa garde rapprochée et un siège de souffrances permanentes. Il était diabétique, puait de la bouche. Au lieu de lui arracher un chicot, un dentiste lui enleva une partie de la mâchoire : « au moindre liquide absorbé, tout refluait par le nez et la bouche ». Les grandes eaux de Versailles, en quelque sorte. Son calvaire dura trente ans. Mais, sexuellement, quelle santé ! Il souffrit également de la goutte, d’un érysipèle, d’une méningite. Il fut emporté par une gangrène généralisée à l’âge de soixante-seize ans.

Son arrière petit-fils maniaco-dépressif Louis XV fut tellement ravagé par la variole que sa peau ressemblait à « une sorte de lasagne géante » et qu’on ne l’autopsia pas par crainte d’une contamination. Les appartements royaux puèrent pendant des semaines après sa mort.

Nelson mourut de manière héroïque. Atteint d’une balle qui lui avait pulvérisé tout l’intérieur, il continua, en agonisant, de diriger la bataille de Trafalgar. On mit son cadavre dans un tonneau rempli d’alcool fort, ce qui n’empêcha pas une décomposition avancée.

Lors de la bataille de Waterloo, véritable boucherie napoléonienne, 40 000 hommes moururent, ainsi que 10 000 chevaux. L’empereur passa une bonne partie de cette journée le cul dans l’eau à cause d’une crise hémorroïdaire violente. Des montagnes de cadavres furent enterrées dans des fosses communes. Des milliers de morts furent dépouillés de leurs maigres avoirs, broyés, incinérés et finirent en engrais dans la morne plaine belge.

L’énorme Balzac souffrait d’hydropisie. Une bonne, bien couenneuse. Au milieu des graillons, tous les organes se nécrosèrent les uns après les autres. Quand il mourut, son visage était tellement décomposé, son nez étant affalé sur sa joue, que l’on ne put réaliser le masque mortuaire coutumier pour les célébrités de l’époque.

Épileptique, Flaubert mourut d’un AVC. On fabriqua pour ce géant un cercueil sur mesure … qui ne put entrer dans la fosse. Flaubert se retrouva tête en bas et bloqué. La maigre foule repartit, « abandonnant l’écrivain à son inhumation oblique ».

Alphonse Allais ne mourut pas d’un excès de calembours mais d’une méga phlébite. Ses médecins lui prescrivirent le repos, ce qui, évidemment, favorisa l’embolie.

Marie Curie mourut tellement irradiée qu’en 1995, au Panthéon, son cercueil fut placé dans une enveloppe de plomb car le radium est éternel.

Camille Claudel, qui n’était pas plus folle que vous et moi, fut enfermée dans un asile psychiatrique en 1913, sur l’ordre de son frère. Il lui rendit visite une fois par an pendant trente ans. Rodin, qui devait beaucoup à son ancienne égérie, fit comme si elle n’existait plus. Elle subit le régime alimentaire imposé par Pétain dans les HP (500 calories par jour) et mourut décharnée d’un arrêt cardiaque à soixante-dix-neuf ans. Son corps fut jeté dans une fosse commune. Antonin Artaud, qui mourut également dans des conditions effroyables en HP, pensait que « c’est par les médecins et non par les malades que la société a commencé ».

Patrick Pelloux consacre de très saisissantes pages aux morts d’Omaha Beach. Moins prenantes, toutefois, que celles écrites en l’honneur de Botul, l’auteur de La vie sexuelle d’Emmanuel Kant et deLandru, précurseur du féminisme) le philosophe préféré de B-H L.

Frappé par un AVC, Staline resta par terre pendant vingt heures sans bouger. Après le procès des blouses blanches, aucun de ses médecins n’osa entrer dans sa chambre de peur d’être accusé de l’avoir rendu malade. Son agonie dura trois jours de plus. Pas si malin que cela, le petit père des peuples…

Bernard Gensane

On ne meurt qu’une fois et c’est pour si longtemps – Les derniers jours des grands hommes. Paris : Robert Laffont, 2013.

Patrick Pelloux, livre