Pedro da Nóbrega
L’actualité ces derniers temps nous a offert des rapprochements éloquents sur la façon dont le traitement de l’information participe de la diffusion d’une idéologie dominante et du conditionnement des peuples. Le phénomène n’est certes pas nouveau mais il n’est jamais inutile de le souligner afin d’en combattre les effets.
Je pense notamment à la concomitance entre la rentrée sociale et fiscale en France avec notamment le débat sur la réforme du système des retraites et les commentaires relatifs au résultat des élections législatives en Allemagne, présentées comme un triomphe sans précédent de la chancelière Merkel.
Quel rapport entre les deux, me direz-vous ? Eh bien, la commune exaltation des « vertus » inquestionnables du libéralisme et l’immanente fatalité qu’il y aurait à s’y soumettre.

« Triomphe de la reine de l’austérité », titre le quotidien TA NEA à Athènes
En France, le pilonnage médiatique sur la « compétitivité » et le supposé « coût du travail » atteint une telle intensité qu’il ferait passer la « blitzkrieg » pour une aimable partie de campagne. De toutes parts, les « nouveaux chiens de garde » du capital, « experts » auto-proclamés et désignés par le

Victoire des banques Merkel
Josetxo Ezcurra, Tlaxcala
système comme « oracles sacrés » ne cessent de nous répéter en boucle dans les médias que le problème de la France, c’est que les salariés coûteraient trop cher, qu’ils ont trop de droits et que cela nuirait gravement à la « compétitivité » des entreprises françaises. À la différence du « modèle » allemand dont le triomphe électoral de la CDU/CSU validerait la pertinence et l’adaptation aux contraintes d’une société mondialisée.
La seule solution consisterait donc à s’engager toujours plus loin dans le recul des droits des travailleurs et la déréglementation sociale à l’image du processus engagé par le social-démocrate Schröder avec les lois Hartz réduisant drastiquement les droits des chômeurs et une politique d’austérité salariale durcie et aggravée par Merkel.
Mais plutôt que de jouer à ce jeu des comparaisons biaisées qui présente l’avantage de flatter insidieusement les vertiges vénéneux des chauvinismes de toutes sortes dont se repaissent les droites les plus extrêmes tout en masquant les véritables antinomies de classe, il n’est pas inutile de revenir sur la réalité du « miracle » allemand version Merkel :
Le salaire réel moyen en Allemagne a reculé de 4,2 % en dix ans. Dans la dernière décennie, la croissance y a été inférieure à celle de la zone euro et de la France. La pauvreté a par contre connu de réelles avancées : Près de 7 millions de salariés touchent moins de 10 euros brut de l’heure, 5 millions se contentent de petits boulots à 400 euros par mois, sans protection sociale, et faute de Smic, 2 millions gagnent moins de 6 euros de l’heure…20 % des salariés sont des travailleurs pauvres. En dix ans, l’intérim a augmenté de 130 % et les CDD de 22 %. Résultat de cette politique de compression salariale : selon l’OCDE, c’est une baisse record de la part du travail dans le PIB allemand : de 76 % à 67 % en sept ans. Neuf points de PIB prélevés sur les richesses créées par le travail. Et un taux de pauvreté de 20 % plus élevé en Allemagne qu’en France.
Voilà qui montre bien que si les grands groupes allemands ont su tirer profit de la mise en place de la zone Euro qui représente plus de 60 % de leurs exportations, ce n’est assurément pas les travailleurs allemands qui en ont été bénéficiaires. Mais par contre les banques allemandes ont su faire le plein de profits notamment en extorquant des milliards d’euros à des pays comme le Portugal et la Grèce avec le scandaleux mécanisme des SWAP’s, chaudement recommandés par les « Men in Black » de Goldman Sachs dont beaucoup trônent aujourd’hui dans les instances qui somment ces pays de rendre gorge, quitte à les saigner à blanc. D’ailleurs, tous les folliculaires « merkelophiles » se gardent bien de souligner qu’un des faits majeurs du dernier scrutin est que la droite allemande de retrouve minoritaire dans les deux assemblées après ces élections. Mais que malgré le lamentable bilan pour le SPD de la grande coalition, on le voit mal braver ses propres interdits et envisager toute autre éventualité.

La couverture du Spiegel du 9 septembre sur « Angela la Grande » en néo-Sissi.
Titre : « La nouvelle autosatisfaction d’Angela M. » Extrait :
« Aucun autre chancelier n’a eu dans la huitième année de son mandat autant de pouvoir qu’Angela Merkel. Mais elle n’utilise pas son influence, dans la campagne électorale elle refuse tout débat sur l’avenir. Son programme se résume à : ‘Merkel’ «
Et qu’en est-il en France où le nouveau Président déclarait avec emphase pendant sa campagne vouloir faire la guerre à la finance et renégocier le traité Merkozy ? Ce n’est guère plus brillant dès lors que François Hollande et son gouvernement, de renoncements en reniements, après avoir piteusement approuvé ce traité sans y avoir modifié une seule virgule, s’aplatissent chaque jour un peu plus en courbettes devant le patronat et les exigences des marchés financiers :
En 2012, les entreprises du CAC 40 ont versé 40,9 milliards d’euros de dividendes à leurs actionnaires, soit 5 % de plus que l’année précédente. À cela, s’ajoutent 172 milliards d’euros d’aides diverses, que le gouvernement a encore complété en fin d’année passée par un gros cadeau de 20 milliards d’euros, là encore sous couvert de « choc de compétitivité » ! Pour cette année, au même titre, un transfert de 30 milliards d’euros sur la collecte de l’épargne réglementée au bénéfice des banques, si celles-ci s’engagent à financer les crédits des PME. Dans un pays qui a vu, pour les entreprises non financières (industrielles et de services), leur masse salariale multipliée par 3,6 depuis une trentaine d’années, quand dans le même temps, la somme des dividendes versés aux actionnaires a été multipliée par 20. La crise peut-être, mais sûrement pas pour tous. Car ce qui coûte le plus cher des deux côtés du Rhin, ce ne sont pas les travailleurs ni leurs droits, mais le prélèvement croissant du capital sur les richesses et la précarisation accrue des travailleurs.
Et s’agissant des retraites, qu’en est-il réellement des différents systèmes puisque les portes-plumes du capital ne cessent d’ânonner en chœur que les travailleurs en France travailleraient moins longtemps que autres. Je ne reviendrais pas sur les seuls chiffres de la productivité horaire qui suffisent à démentir cette contrevérité mais il convient pour bien comprendre de distinguer deux critères biens différents pour avoir une idée plus juste de la situation : l’âge légal de départ à la retraite et le nombre d’annuités travaillés pour partir à taux plein.
En Allemagne, en 2012, l’âge minimum est fixé à 63 ans dès que sont atteintes 35 années de cotisations mais il n’y a pas de condition d’âge a partir de 45 années de cotisation, l’âge pour le taux plein est fixé à 65 ans et passera à 67 ans d’ici 2029. Pour la France, si l’âge minimum reste à 60 ans, l’âge pour le taux plein a été fixé à 62 ans en 2011 avec 41 années de cotisation et doit encore augmenter dans les années à venir, ce qui apparaît en pleine contradiction avec des sociétés où les jeunes rentrent de plus en plus tard sur le marché du travail et sont de plus en plus confrontés à la précarité pendant que la cessation réelle d’activité intervient de plus en plus tôt du fait des licenciements qui frappent en priorité les plus de 50 ans.
L’autre élément essentiel à prendre en compte est le taux de remplacement (rapport entre le dernier salaire et la première pension). Selon les chiffres de l’OCDE, il se situe en France à 65,7 % et en Allemagne à 61,3 %.
Il n’y a donc pas là de différence susceptible de justifier le discours dominant, mais il est par contre un chiffre bien plus révélateur de l’évolution de nos sociétés, c’est celui de l’espérance de vie en bonne santé qui tend à régresser lorsque l’espérance de vie tend à augmenter, ce dernier argument servant aux apôtres de l’allongement du temps de travail :
Si l’espérance de vie se situe en France pour les femmes à 84 ans et à 78 ans pour les hommes, l’espérance de vie en bonne santé s’établit elle à 64 ans pour les femmes et à 63 pour les hommes. La Caisse Nationale d’Assurance-Vieillesse des Travailleurs Salariés (CNAVTS) constatait qu’avant 1983, c’est-à-dire avant l’abaissement de l’âge de la retraite à 60 ans, 42% des pensions étaient attribuées au titre de l’invalidité ou de l’inaptitude au travail, proportion qui, avec l’abaissement de l’âge de la retraite à 60 ans, avait été réduite à 18% en 2009.
Ces seuls chiffres illustrent à eux seuls une cassure majeure intervenue dès la fin du siècle dernier dans ce qui a constitué un élément structurant des sociétés des pays développés : Jusque-là prédominait la conviction que les enfants connaîtraient de meilleures conditions de vie que leurs parents. Cette tendance s’est aujourd’hui inversée et tout le discours dominant sur l’inéluctable allongement du temps de travail et sa précarité « congénitale » ne pourra qu’aggraver cette évolution. Cela aussi parce que le capital a voulu circonscrire la notion de travail au seul horizon du salariat en le transformant en facteur d’aliénation et de souffrance. Il aura fallu des vagues de suicide dans des entreprises en France pour que la souffrance au travail émerge dans le débat. En quoi le travail devrait-il être forcément synonyme de souffrance ? Curieux que pas un seul de ces « commentateurs » bien en cour n’ait ne serait-ce qu’évoqué une possible corrélation entre la consommation élevée en France de tranquillisants et un taux de productivité horaire le plus élevé du G20. À moins bien sûr de considérer qu’il s’agit là d’un phénomène génétique ou inscrit dans le patrimoine culturel de la France.
Et pour témoigner que cette problématique ne connaît pas de frontières, lorsque l’on cherche à opposer les travailleurs entre eux, il aura fallu là aussi une succession de carnages dans des usines de confection au Bangladesh, fonctionnant dans des conditions proches de l’esclavage, pour que beaucoup de travailleurs en Europe prennent conscience de la réalité sur laquelle repose une grande partie de la « compétitivité » des grandes enseignes « européennes » et des groupes européens de la grande distribution. Une obsession de la « compétitivité » que même un économiste comme Paul Krugman dénonce comme « dangereuse et vide de sens ».
À tous ceux qui pensent que le travail doit être une source d’émancipation, d’épanouissement, de socialisation, d’échanges et de partages qui s’inscrivent dans la construction solidaire et raisonnée d’un avenir durable pour notre monde, le capitalisme n’offre comme seule issue qu’une compétition meurtrière et stérile, source de gâchis et d’atteintes graves à la planète comme de souffrances sans fin pour les peuples. Plutôt que de bien vivre de son travail, l’objectif doit être de travailler jusqu’à ce que mort s’en suive. Voilà un projet de société dont nul ne saurait douter de la rentabilité et de la « compétitivité », puisqu’il doit permettre une réduction sensible de dépenses sociales comme les retraites, la santé et l’autonomie et le niveau maximal de productivité. Une course à l’échalote suicidaire où les exploités s’entretueront pour que ne subsistent que les plus résistants et les plus endurants tant que perdurera la loi de la jungle pour l’adoration du veau d’or. Tant pis si l’humanité s’y noie tant que surnagent les profits. Et ils osent encore parler de progrès !
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