COMMENT COMBATTRE LE CAPITALISME NÉOLIBÉRAL
« Réduire l’aventure humaine à la compétition, c’est ravaler l’individu au rang de primate », écrivait Albert Jacquard [34]. Cette phrase n’est cependant pas très aimable envers… les primates ! Ceux-ci sont en effet très capables de coopération, de compassion et de justice, comme l’a bien montré Franz De Waal [35] . J’ai tenté, dans le premier chapitre, de cerner au mieux la logique du capitalisme néolibéral. Cette logique domine aujourd’hui les relations sociales dans beaucoup de nations du monde : les acteurs qui en sont porteurs s’efforcent et sont parvenus à l’imposer à presque tous les autres (ceux qui n’en veulent pas ou la voudraient autrement, ceux qui s’inspirent d’autres logiques, plus ou moins incompatibles). Ces autres acteurs résistent peu ou prou au néolibéralisme et ce sont leurs formes de résistance qui vont nous intéresser ici : je vais d’abord en proposer une analyse descriptive et ensuite, voir comment ces acteurs pourraient, à mon avis, augmenter l’efficacité de leur lutte.
Formes actuelles de lutte contre le capitalisme néolibéral
Quand, dans l’histoire des collectivités humaines, une logique dominante en remplace une autre, deux grands types de réaction se produisent. D’une part, certains acteurs défendent les enjeux de l’une ou l’autre logique qui a prévalu dans un passé (proche ou lointain) qui leur paraissait meilleur (nous dirons que leurs luttes sont « diachroniques »), alors que d’autres s’en prennent plutôt à la logique qui domine là et alors, dans le présent, et bien sûr, dominera le futur (nous appellerons leurs luttes « synchroniques »). D’autre part, certains acteurs, plus modérés dans leurs revendications, veulent des réformes, mais pas pour autant le remplacement de la logique dominante par une nouvelle (nous appellerons leurs luttes « alter » ou « défensives »), alors que d’autres, plus radicaux, veulent supprimer cette logique et en mettre une autre à sa place (nous dirons de leurs luttes qu’elles sont « anti » ou « offensives »). Bien sûr, entre ces formes extrêmes, il existe aussi des formes intermédiaires, qui les combinent sur l’un ou (et) l’autre de ces deux axes.

Si nous examinons maintenant les mouvements sociaux et politiques qui combattent aujourd’hui le capitalisme néolibéral, nous pouvons les classer (au moins provisoirement et sans prétendre à l’exhaustivité) selon ces deux critères (voir le tableau). Ce qui nous frappe d’abord, c’est évidemment leur extrême dispersion : nous venons d’une époque où le mouvement ouvrier et socialiste (donc la « lutte des classes » au sens strict, qui était une lutte synchronique, alter et/ou anti) monopolisait pratiquement toute la scène sociale et politique. En revanche, les mouvements d’aujourd’hui se répartissent entre tous les champs relationnels qui composent la vie collective, et leur dispersion s’accompagne d’une division, causée par leur forte ambiguïté. Il est évident que tous ces mouvements n’ont pas des enjeux communs, que les acteurs qui y sont engagés n’ont pas d’identité commune qui pourrait les solidariser, qu’ils n’ont pas les mêmes adversaires et qu’ils ne sont pas d’accord entre eux sur leurs méthodes de lutte. Cette dispersion et cette division expliquent la faiblesse de chacun de ces mouvements pris séparément, donc leur inefficacité relative. C’est à peine s’ils peuvent égratigner le « bulldozer néolibéral », que rien ne semble pouvoir arrêter ou dévier de sa logique.
Quelques conseils aux acteurs pour augmenter l’efficacité de leurs luttes
La relation entre l’acteur et le sociologue soulève toujours une question délicate. Le rôle du sociologue n’est certes pas de prendre la place des acteurs ni de diriger leurs luttes : ce n’est pas lui, mais eux, qui font l’histoire. En revanche, ce rôle est d’éclairer les acteurs, en leur proposant des analyses aussi proches que possible des relations sociales telles qu’elles fonctionnent vraiment, au-delà des discours idéologiques et utopiques, dont ils les recouvrent toujours d’un double voile. Comme l’écrit Paul Veyne, « Les sociologues et les historiens sont à plaindre : quand ils ont à déchiffrer les motivations de nos options, ils sont en présence d’un texte doublement brouillé ; la solution que nous avons choisie ne coïncide jamais avec la rationalité qu’on pourrait lui supposer et le poids de nos différentes motivations semble modifié par les contraintes de la solution. [36] » En me fondant sur mes analyses, je me contenterai donc ici de donner aux acteurs quelques modestes conseils, dont ils feront l’usage que bon leur semblera !
1. Ne pas confondre le modèle culturel subjectiviste et l’idéologie néolibérale
Il me semble indispensable de rappeler d’abord à mes lecteurs le sens de ces deux notions et surtout, de les inviter à ne pas les confondre. [37] Le modèle culturel subjectiviste appelle les individus, pour mener une « vie bonne », à se conformer à un principe éthique central : « soyez sujets et acteurs de votre existence personnelle », ce qui, en soi, nous apparaît comme une injonction plutôt désirable. En revanche, l’idéologie néolibérale leur propose, pour se conformer à cette injonction culturelle, de se livrer corps et âme à la consommation, à la compétition et à la communication. Or, cette interprétation du principe culturel central introduit dans le néolibéralisme une contradiction majeure : en obéissant à cette idéologie, ce régime ne cesse de faire grandir les inégalités, d’étendre l’exclusion sociale et de porter atteinte à l’environnement, donc de priver une grande partie des individus de l’accès aux ressources dont ils auraient pourtant besoin pour réaliser leur épanouissement personnel. La consommation leur fait confondre l’être avec l’avoir, la compétition renforce l’exclusion et met la nature en péril, et la communication, plus virtuelle que réelle, les renvoie à leur solitude.
Dès lors, le régime néolibéral est, paradoxalement, une machine à fabriquer des individus privés d’épanouissement personnel, alors que pourtant, la culture régnante leur en reconnaît le droit et le leur fait désirer, mais sans en donner les moyens à un nombre croissant d’entre eux. Néanmoins, la plupart se taisent, supportent les conditions de vie que le régime néolibéral leur imposent, courent du matin au soir pour garder leurs emplois et payer leurs dettes, s’engagent dans une impitoyable compétition, se débrouillent comme ils peuvent, font avec ce qu’ils ont, se distraient en se cherchant des compensations illusoires… Seules quelques minorités résistent.
2. Essayer de faire comme Marx… mais sans commettre la même erreur !
Au milieu du 19e siècle, pour savoir comment combattre le capitalisme industriel national, Karl Marx a d’abord cherché à comprendre comment il fonctionnait : rappelons sa démarche. La bourgeoisie possédait tous les moyens de production (propriété privée) ; elle achetait la force de travail – que le prolétariat était obligé de lui vendre pour survivre –, comme une marchandise, à sa valeur d’échange sur le marché du travail (salariat) ; pendant son temps de travail, ce prolétariat produisait des biens ou des services dont la valeur d’échange était supérieure à celle de son coût salarial (exploitation du travail et plus-value) ; la bourgeoisie revendait les biens ou les services produits sur le marché et réalisait ainsi la plus-value en argent ; enfin, elle décidait de l’usage qu’elle ferait de ses profits : elle pouvait, soit, les dépenser pour satisfaire ses intérêts particuliers (on la dira alors dominante), soit, les mettre au service de l’intérêt général, en agrandissant ses entreprises et en contribuant au progrès technique et au progrès social (on la dira alors dirigeante). [38]
En analysant ce mode de production du surplus économique, Marx a clairement identifié les deux enjeux stratégiques, dont dépendait la capacité de la bourgeoisie de se reproduire et de prospérer : la propriété privée et le salariat. Dès lors, fort logiquement, pour orienter les luttes du prolétariat, il a proposé que celui-ci s’en prenne à ces deux variables-là. Il y avait trois solutions : a) supprimer la propriété privée des moyens de production et la remplacer par une propriété étatique, gérée par les dirigeants d’un parti prolétarien (voie communiste) ; b) conserver cette propriété, mais en confier la gestion aux travailleurs eux-mêmes (voie autogestionnaire) ; c) la conserver, mais contraindre la bourgeoisie à faire un usage dirigeant de la plus-value, en améliorant le salariat, donc en réduisant la durée du travail, en payant de meilleurs salaires aux ouvriers et des impôts aux États pour financer la sécurité sociale (voie social-démocrate).
En théorie, ces trois voies étaient réalistes et pouvaient donc être efficaces, que ce soit pour remplacer le capitalisme par un autre régime ou pour profiter de son dynamisme pour améliorer les conditions matérielles de la population en général. Cependant, dans la pratique, comme l’histoire nous l’a appris, la première voie (la plus utopique, celle que Marx préférait !) a été nettement moins efficace que les deux autres. Un siècle après la révolution russe de 1917, l’histoire a suffisamment prouvé qu’il en a bien été ainsi : il suffit, pour s’en persuader, de comparer aujourd’hui les conditions de vie du peuple russe à celles des peuples scandinaves. Bien entendu, le succès du modèle social-démocrate, la dérive totalitaire du régime soviétique et l’échec du modèle communiste ne s’expliquent pas par une « erreur » de jugement de Marx, mais par les conditions historiques très différentes des pays scandinaves (déjà assez avancés sur la voie de la modernité) et de la Russie (où le régime féodal était encore bien présent au début du 20e siècle). Mais, quoi qu’il en soit, partout la voie social-démocrate (réformiste) s’est révélée beaucoup plus efficace que la voie communiste (révolutionnaire) et que la voie autogestionnaire.
Malgré tout son génie et sa connaissance de l’histoire, Marx n’a pas pensé – du moins pas à ma connaissance – que la voie communiste se révélerait beaucoup moins adéquate que la seconde et surtout que la troisième. [39] Il ne semble pas avoir prévu que les dirigeants du parti révolutionnaire, agissant au nom du prolétariat, se transformeraient en une nouvelle classe gestionnaire au moins aussi dominante et bien moins dirigeante que la bourgeoisie capitaliste elle-même. [40]
Mon objectif est ici de suivre la même démarche que Marx, mais en évitant de commettre la même erreur. Qu’au moins l’histoire nous apprenne enfin ceci : quelle que soit la lucidité et la générosité de certains individus membres d’une classe gestionnaire, la logique des relations de production et de gestion des richesses est telle qu’elle les incite et les entraîne à devenir dominants (à se préoccuper de leurs intérêts particuliers) ; et la seule manière d’obtenir d’eux qu’ils deviennent dirigeants (se préoccupent de l’intérêt général) est de les y contraindre par la force d’un mouvement social et politique de la classe productrice. Cela est bien regrettable, mais les humains sont ainsi, et si l’on veut qu’ils changent, il faut les prendre pour ce qu’ils sont et non pour ce qu’on voudrait qu’ils soient !
3. Identifier clairement les enjeux stratégiques de la ploutocratie néolibérale
Pour savoir comment combattre efficacement le capitalisme néolibéral d’aujourd’hui, il fallait d’abord faire une analyse correcte des enjeux stratégiques de sa classe gestionnaire. Disons d’emblée, et clairement, que l’exploitation du travail n’est plus son enjeu majeur : elle dispose, partout dans le monde, d’une inépuisable « armée de réserve » de travailleurs, prêts à se laisser exploiter en acceptant n’importe quelles conditions de travail ; en outre la productivité du travail n’ayant jamais été aussi élevée, elle peut extraire à volonté des plus-values faramineuses, légales et illégales, se les approprier et les gérer à son gré.
Par conséquent, la grève des travailleurs, qui fut longtemps l’arme absolue du mouvement ouvrier, a perdu une grande partie de son efficacité : elle peut même, comble de l’ironie, servir parfois de prétexte à la délocalisation d’entreprises vers des lieux jugés plus « hospitaliers ». Quels sont alors ses enjeux stratégiques ? Ils sont à rechercher du côté des échanges commerciaux et financiers plutôt que dans la production. Que ce soit, « en dernière instance » la production, donc l’exploitation du travail, qui produise cette plus-value, n’empêche pas que ce qui est stratégique pour la ploutocratie ne soit plus le « procès de production » lui-même, mais d’autres enjeux (que j’essaie précisément d’identifier ici). La bonne question est donc : de quelles conditions dépendent la reproduction et l’expansion de la ploutocratie en tant que classe gestionnaire ?
a) De la manipulation des besoins de consommation
La ploutocratie a surtout besoin de vendre tous les biens et les services que ses entreprises sont capables de produire. Elle doit pouvoir compter sur des consommateurs solvables et durables, qui constituent la principale source de ses profits commerciaux et financiers, qui sont la condition essentielle de sa prospérité. Pour atteindre cet objectif, ses armes les plus efficaces sont la manipulation des besoins par la publicité (inculquer aux gens l’irrépressible besoin d’acheter le dernier gadget à la mode) et par la pratique systématique de l’obsolescence et de l’endettement.
b) De l’innovation technologique
Sa capacité compétitive dépend de la compétitivité de ses entreprises, et celle-ci, de la course effrénée à l’innovation technologique. Cette logique innovatrice, s’il est vrai qu’elle fait faire à l’humanité un gigantesque bon en avant des connaissances scientifiques du monde et de leur traduction en technologies qui nous sont bien utiles, a aussi pour effet de renouveler constamment les biens et les services disponibles et d’exacerber la compétition entre les entreprises et les pays, donc, de leur imposer une course à la croissance illimitée, d’éliminer les entreprises qui n’en sont pas capables et d’exclure les pays qui ne parviennent pas à suivre le rythme.
c) De la dérégulation des marchés
La ploutocratie a besoin d’un monde sans frontières politiques, d’un espace mondial où règne la libre concurrence, où puissent circuler sans entraves les biens, les services, les capitaux et les informations. Elle a besoin que les États-nations, non seulement ne mettent aucun obstacle à cette libre circulation (notamment par des droits de douane, le contrôle des changes, des taxes sur les transferts de capitaux, des conditions imposées aux investissements étrangers, des aides à des entreprises nationales en difficulté…), mais qu’ils la favorisent activement . [41] (notamment en accordant des avantages fiscaux, en sauvant des banques de la faillite, en construisant des infrastructures, en prenant en charge des externalités négatives sur l’environnement, en menant des interventions politiques ou militaires dans certains pays où les conditions sont défavorables au régime néolibéral).
d) De la réduction des dépenses sociales des États nationaux
La ploutocratie a encore besoin que les États nationaux se mettent au service de ses intérêts. Elle en attend encore essentiellement deux choses : qu’ils gèrent les finances publiques avec une rigoureuse austérité budgétaire, notamment en ce qui concerne les politiques sociales (coût de la sécurité sociale, de l’éducation, de la santé, etc.) ; et qu’ils privatisent les entreprises et les services publics qui sont susceptibles d’engendrer des profits (surtout les services de communication). Elle exige donc de chaque État national qu’il dépense le moins d’argent possible. En effet, puisque ces dépenses sont financées par des impôts ou par des emprunts, elles augmentent les charges des entreprises et réduisent d’autant leur capacité compétitive sur les marchés internationaux. La concurrence entre les entreprises entraîne donc celle entre les États : les pratiques du dumping social (relatif aux salaires et aux charges sociales) et fiscal (les cadeaux, la fraude et les paradis fiscaux) favorisent évidemment la compétitivité des entreprises.
e) De la fraude fiscale et de la spéculation financière
La ploutocratie ne s’approprie pas seulement des bénéfices commerciaux. Pour que le régime néolibéral fonctionne au gré de ses intérêts, il doit aussi lui permettre de réaliser des profits financiers. Les profits dont il s’agit ici sont essentiellement liés à des transactions en bourse, à la spéculation (sur les prêts d’argent, les titres boursiers et les devises) et à la fraude fiscale. Dès lors, elle pratique notamment le « génie fiscal » : elle profite des différences de régime fiscal entre les pays, qui lui proposent des « montages » financiers ; elle « joue » sur les échanges (de services, d’argent, de technologies…) entre des entreprises qui dépendent d’un même groupe transnational ; elles profitent des « cadeaux fiscaux » que leur proposent les États pour les attirer chez eux. [42]
f) De la maltraitance de l’environnement
Pour les entreprises, la question de l’environnement est très ambiguë. D’une part, une réelle prise en charge des dommages causés à l’environnement par leurs activités aurait pour conséquence des coûts supplémentaires qui réduiraient leur capacité compétitive. Mais, d’autre part, ces dommages sont tellement alarmants que l’opinion publique les contraint à en tenir compte. Dans ces conditions, il faut bien qu’elles fassent quelque chose pour limiter les dégâts, ou, au moins qu’elles déclarent assumer leur « responsabilité environnementale ». Prétendre se préoccuper de la protection de la nature est devenu aujourd’hui un argument publicitaire utile pour stimuler les ventes.
Par ailleurs, les menaces qui pèsent sur l’environnement sont tellement réelles que l’innovation technologique s’attache activement à créer des biens et des services nouveaux qui n’auraient aucun impact négatif sur la nature : des automobiles électriques, des panneaux solaires, des éoliennes, etc. Ce nouveau « créneau écologique » est devenu une source de profits considérables pour les entreprises [43] . On peut même penser que la logique du capitalisme néolibéral finira par résoudre les problèmes de l’environnement, parce que les technologies propres constitueront demain les biens et les services les plus rentables pour la ploutocratie.
g) De la docilité des travailleurs
Enfin, la ploutocratie a besoin, pour avoir les mains libres, de mettre fin à l’influence des syndicats de travailleurs : elle veut qu’ils renoncent aux droits acquis de haute lutte par le mouvement ouvrier ; elle les veut soumis à ses exigences, disposés à accepter des contrats précaires, flexibles, mobiles, créatifs, « licenciables » à merci, bref, elle veut un retour aux conditions de travail qui prévalaient au 19e siècle en Europe, et qui prévalent encore aujourd’hui en Afrique, en Asie (notamment en Chine) et en Amérique latine..
Tels sont, me semble-t-il, les sept enjeux stratégiques – ceux qui sont indispensables au fonctionnement du capitalisme néolibéral selon les exigences de la ploutocratie. Dès lors, pour obliger celle-ci à tenir compte de leurs revendications, c’est à ces enjeux-là que les mouvements sociopolitiques de résistance, s’ils veulent être efficaces, doivent s’attaquer. Je les rappelle ici – et l’ordre dans lequel ils sont cités importe peu : a) la protection des consommateurs contre la manipulation de leurs besoins ; b) la limitation des effets néfastes (faillites, chômage, exclusion) de l’innovation technologique ; c) la régulation des marchés par les États nationaux ; d) la défense des acquis sociaux de l’État-providence ; e) la lutte contre la fraude fiscale et la taxation des grosses fortunes et des transactions financières ; f) la protection de l’environnement ; g) la défense des droits humains et des travailleurs.
Quand on connaît bien les enjeux stratégiques d’une lutte sociale, il est plus facile de savoir qui est l’adversaire, sur qui on peut construire une solidarité et par quels moyens il est possible d’imposer des revendications.
4. S’en prendre à un adversaire commun
D’abord, il faut dire clairement qui l’adversaire n’est plus : ce n’est plus la bourgeoisie du capitalisme industriel dont parlait Marx. Bien sûr, elle existe encore, mais elle a perdu sa puissance et ce n’est plus elle qui gère la richesse : ou bien ses usines ont fait faillite, ont disparu, ont été fusionnées et souvent délocalisées, ou bien certains de ses membres ont réussi à se reconvertir et à devenir membres de la ploutocratie. Ensuite, il importe de ne pas confondre la ploutocratie elle-même avec ses collaborateurs. Comme je l’ai précisé déjà dans le chapitre précédent, je rappelle que ces derniers sont des technocrates dont elle se sert et qui sont ses complices plus ou moins dévoués : les managers des entreprises (qui ne sont que des administrateurs délégués) ; l’armée d’économistes, de juristes, d’ingénieurs ou d’autres universitaires qui travaillent dans les entreprises, dans les agences de notation, d’innovation ou de publicité ; les grandes organisations internationales, qui sont financées par les États pour imposer le modèle néolibéral au monde entier ; et les politiciens des États nationaux – qu’ils soient libéraux, socialistes ou autres –, qui se soumettent aux exigences du néolibéralisme (en prétendant que ce serait pire s’ils ne s’y soumettaient pas).
Bien sûr, tous ces gens-là sont des complices actifs de la ploutocratie ou, au moins, s’abstiennent de lui opposer une résistance significative. Ces technocrates remplissent des rôles bien précis : évaluer correctement les risques, conseiller les investissements et les opérations spéculatives, inventer des montages fiscaux complexes pour échapper à l’impôt, gérer les entreprises pour qu’elle fassent les profits attendus, faire pression sur les États nationaux pour qu’ils soient contraints d’adopter le modèle économique néolibéral, inventer sans cesse de nouveaux produits à vendre, et créer de nouveaux besoins de consommation.
Dès lors, s’il n’est évidemment pas inutile d’exercer des pressions sur ces technocrates, surtout sur les États nationaux et les organisations internationales, ils ne sont pas eux-mêmes le véritable adversaire. Comme je l’ai écrit plus haut, la ploutocratie comporte trois personnages principaux : les banquiers, les spéculateurs et les actionnaires des sociétés multinationales. Leur but essentiel est de « faire du fric » ! Ils exigent une rentabilité annuelle proportionnelle aux risques qu’ils croient courir : si le risque est faible, ils peuvent se contenter de moins de 1%, mais s’il est très élevé, ils exigeront 25% ou plus. De l’argent qu’ils prêtent ou retirent et des investissements qu’ils consentent ou non dépendent le bon ou le mauvais fonctionnement de l’économie dans le monde.
5. Construire une identité commune
La formation d’une identité commune aux membres d’une catégorie sociale dominée quelconque (un « Nous les… ») est indispensable pour construire entre eux une solidarité active. Ce processus, souvent lent et difficile, ne se produit en effet que dans certaines conditions qui le favorisent. [44] Les dominés doivent notamment (mais c’est essentiel) prendre conscience de la place qu’ils occupent dans la relation sociale qui les assujettit et dont un acteur dominant profite. Ils doivent donc, dans leur pratique vécue, savoir que « c’est nous » qui, par notre contribution (notre participation, nos compétences, notre travail, nos achats), produisons cette richesse ou ces privilèges dont jouit cet acteur dominant ; savoir que « c’est nous » qui sommes exploités et considérer que « c’est injuste », que c’est inadmissible ; savoir que « c’est de nous » (et seulement de nous) que dépend que « ça change » ; croire que « c’est possible » de faire changer cette situation ici et maintenant ; savoir sur qui et comment ils peuvent agir pour être efficaces.
Il faut parfois des décennies, voire plus d’un siècle, avant que les membres d’une catégorie sociale dominée n’acquièrent une conscience fière de ce qu’ils sont, avant que leur solidarité active ne se construise, avant que leur privation n’engendre de l’indignation, avant que celle-ci les conduise à la mobilisation et avant qu’ils se dotent d’une organisation solide et structurée. [45]
Étant donné la logique du capitalisme néolibéral mondialisé, les catégories sociales parmi lesquelles, ici et aujourd’hui, ces conditions de base d’une action collective conflictuelle organisée peuvent être réunies, chez qui cette prise de conscience est donc possible, me paraissent être les consommateurs des biens et des services que proposent les entreprises et les banques, ainsi que les usagers des services publics, bref, des clients (un « clientariat »). Ce sont eux qui, en se laissant manipuler dans leurs besoins, en s’endettant pour consommer, en tolérant, bon gré mal gré, des conditions de travail précaires, et en supportant d’être de plus en plus exclus du secours solidaire des États, contribuent, par leur assentiment au moins implicite, à la production des bénéfices commerciaux et des intérêts financiers, qui enrichissent la ploutocratie et dont elle fait l’usage dominant que bon lui semble. Ce « clientariat » peut, à mon avis, former la tête avancée d’un puissant mouvement social et politique, capable d’éveiller et d’unir tous les autres acteurs qui sont repris dans la typologie que j’ai proposée ci-dessus.
La formation d’une solidarité entre des « clients » se heurte cependant à un obstacle important, qui trouvent son origine dans la logique du capitalisme néolibéral et plus précisément, dans le modèle culturel subjectiviste régnant. Cet obstacle concerne le rapport des individus à l’organisation. Sans organisation, un mouvement social n’arrive à rien. Or, les clients ont une forte tendance à l’individualisme, que l’idéologie néolibérale encourage autant qu’elle peut [46] . Dès lors, ils ont horreur du contrôle social qu’exercent sur eux les organisations : ils ont le sentiment d’y perdre leur autonomie, d’être contraints de se soumettre à la pression des autres et, plus encore des « chefs ». Ils n’aiment pas renoncer à leur liberté de penser ce qu’ils veulent, d’entrer et de sortir du groupe, de faire ou non ce que les autres attendent d’eux.
Ils se méfient des délégués, des représentants qui parlent et agissent en leur nom, mais qui peuvent aussi se faire récupérer. Ils préfèrent les assemblées libres, où participe qui veut, où prend la parole qui veut. Ils détestent les dogmes, les drapeaux, les « grandes causes », les idéologies et les leaders. Ils se méfient des autres organisations politiques et sociales (les partis, les syndicats, les églises). Ils constituent, dès lors, un cauchemar pour les militants, pour ceux qui veulent organiser des groupes structurés. Contrairement à ce que l’on affirme parfois, ils ne sont pas du tout dépolitisés : ils veulent faire preuve de solidarité, ils sont prêts à descendre dans la rue, mais ils signent plus volontiers des pétitions (surtout sur internet) ; ils se sentent indignés par les politiques néolibérales, ils sont disposés à se mobiliser, mais ils détestent la discipline des organisations. La plus grave conséquence de cet individualisme pour l’action collective est la division et la dispersion des mouvements, donc la faiblesse de chacun d’eux pris séparément.
6. Choisir des méthodes efficaces de lutte
Comment agir sur la ploutocratie ? Il semble que ce soit là une question majeure pour tout mouvement social. Prenons encore l’exemple de la classe ouvrière. Elle n’a été efficace que là où elle a utilisé la grève du travail, organisée par ses syndicats. Comment trouver aujourd’hui, au niveau mondial, l’équivalent de ce que fut la grève hier, au niveau national ? Voici deux pistes d’action.
La première consiste à expérimenter des formes alternatives de production, de distribution et de consommation de biens et de services. C’est le projet de l’économie sociale et solidaire qui se manifeste dans plusieurs continents et de diverses manières. Il existe aujourd’hui dans tous les pays du monde des dizaines de milliers de groupes divers qui refusent d’entrer dans le « jeu » du modèle néolibéral. Ils promeuvent des échanges de valeurs d’usage (l’économie du don), des monnaies locales alternatives, l’autogestion par les travailleurs d’entreprises mises en faillite ; ils pratiquent un mode de vie basé sur la « simplicité volontaire », sur le « convivialisme ». Bref, ils cherchent un mode de production alternatif au capitalisme néolibéral. Il convient, bien sûr, de faire de ces expériences, non pas des îlots marginaux ou un secteur à part, mais des pratiques qui alimentent la réflexion sur les exigences sociales et environnementales que les citoyens peuvent faire valoir auprès des entreprises, œuvrant ainsi pour de nouvelles régulations publiques et pour des discriminations positives à l’égard des d’entreprises qui respectent leurs travailleurs, leurs consommateurs et leur environnement. [47]
La seconde est le boycott de certains biens et services produits par certaines entreprises ou certaines banques. [48] Pas plus que les ouvriers n’ont cessé de travailler, il ne faut pas cesser de consommer, ni de communiquer, ni non plus supprimer entièrement la compétition. Mais de la même manière que le prolétariat a exigé de meilleures conditions de travail, il faut exiger aujourd’hui de meilleures conditions de consommation, de compétition et de communication, au moins pour tous les biens qui sont considérés comme essentiels à l’épanouissement personnel de tous les individus, surtout de ceux qui n’en ont pas les moyens. Il faudrait définir les règles d’un contrat de responsabilité sociale et environnementale, que devraient respecter les entreprises privées pour les biens et les services qu’elles proposent.
Ces règles – auxquelles il faudrait réfléchir et dont il faudrait débattre soigneusement – concerneraient bien sûr les conditions de création d’emplois, de juste contribution à l’impôt, de taxe sur la spéculation financière, de contribution à la sécurité sociale, de localisation des entreprises, de protection de l’environnement, de respect des droits des travailleurs et des consommateurs, etc. Et il faudrait appeler à boycotter les entreprises qui refusent de se soumettre à ces règles. Les grèves du « clientariat » deviendraient ainsi l’équivalent fonctionnel des grèves du prolétariat. Soyons clair : son but n’est pas de tuer des entreprises (personne n’y a intérêt), mais de les contraindre à s’occuper au moins autant de l’intérêt général que des intérêts particuliers de leurs actionnaires.
Les initiateurs d’un tel mouvement – retournant ainsi contre la ploutocratie ses propres armes – pourraient faire un usage intensif des nouvelles technologies de la communication. Les grandes manifestations de rue, souvent infiltrées par des extrémistes incontrôlables (complices ou non des forces répressives), pourraient ainsi être remplacées ou renforcées par des actions sur internet, pour obtenir des engagements sociaux et environnementaux de la part d’une banque ou d’une entreprise, et pour la boycotter si elle ne tient pas ses promesses. Si des millions de clients menaçaient (par des pétitions circulant sur le web) de retirer leur argent de telle ou telle banque ou de ne plus acheter les produits de telle ou telle entreprise, celles-ci seraient obligées de respecter les droits de leurs travailleurs, de leurs consommateurs et de l’environnement.
7. Formuler une utopie réaliste
Concevoir un projet d’action efficace, c’est construire une nouvelle utopie : mais il faut que celle-ci soit réaliste et adaptée au capitalisme d’aujourd’hui. Parler d’« utopie réaliste », bien sûr, c’est énoncer ce qu’on appelle un oxymore [49] . C’est pourtant ce qu’a su faire le mouvement ouvrier. Pour qu’un projet de lutte sociale soit efficace, il faut qu’il soit utopique, parce qu’il doit proposer un horizon dont il est possible de s’approcher pas à pas, même en sachant qu’il ne sera jamais atteint (ce qui permettra de renouveler sans cesse les revendications : il n’y a pas de « lutte finale » !) ; mais il faut aussi que ce projet soit réaliste, pour qu’il permette d’accumuler des victoires partielles (ce qui permet d’entretenir la mobilisation).
Pour qu’elle soit réaliste, une utopie doit remplir au moins trois conditions : a) qu’elle puisse être traduite en revendications partielles et concrètes, qui seront autant d’étapes vers un objectif inaccessible ; b) que ces revendications découlent d’une analyse scientifique de la réalité (et non des « rêves » ou même des « bonnes intentions » des acteurs) ; c) et que ces revendications soient portées par un mouvement social ou politique organisé, dont les dirigeants sont étroitement contrôlés par leurs membres (démocratie interne) et qui dispose d’une force suffisante pour imposer ses enjeux à son adversaire.
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Il me semble clair que la tâche la plus urgente est de former un mouvement social assez fort pour imposer à la ploutocratie d’accomplir sa fonction dirigeante, et non d’être, sans limites, dominante comme elle l’est actuellement. Il faut donc unir les nombreux mouvements aujourd’hui dispersés : construire une solidarité autour d’un principe commun d’identité, formuler des enjeux fondés sur un projet utopique réaliste, nommer un adversaire accessible et se mettre d’accord sur des méthodes efficaces de lutte.
Illustration de couverture : Tiago Hoisel