Archives de Catégorie: NÉOLIBÉRALISME

Un dernier train pour Auschwitz

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Il y a ceux qui parlent tout le temps et ceux qui écoutent tout le temps. GP

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On part pour un petit voyage planétaire. En train. Ils disent qu’on va prendre un bon repas de richesses et se doucher.

La vie est un long voyage qui a commencé il y a des milliers d’années. Le train roule toujours, et pour la première fois de l’Histoire, après les chapelets de mensonges, on commence à douter de la destination. Chacun d’entre nous n’était qu’un infime amas de cellules: ça a donné Mozart et  Donald Trump. Puis une pléiade de « penseurs allumés », qui hurlent des livres, des articles dans une sorte de prière parallèle: cessez de croire qu’on a trois planètes à consommer, etc. Il y a ceux qui parlent vraiment, avec de la beauté dans les dires et personne n’écoute. Il faut un certificat de « communication ». Estampillé par l’État.

C’est l’abrutissement continu. Le carnage planétaire est sans limite. Carnage du psychisme autant que celui des corps brisés et des esprits enveloppées dans des pilules pour palier au stress d’un modernisme clinquant.

Le petit frisquet automnal 

Au petit matin, je m’enfonce dans les bois, passe près des quatre ou cinq pommiers sauvages, et je marche avec un sac à dos lourd. Je marche une heure, enlève des têtes d’arbres cassées par le vent pour me tracer un sentier pour le ski de fond. Les corbeaux croassent et les quelques perdrix qui restent s’enfuient comme des poules à travers les bois. À part ça, c’est le silence total. Le progrès devait nous rendre heureux. Curieusement, c’est la marche dans cette petite jungle qui me rend heureux. C’est une potion magique de tranquillité, de curiosité enfantine, d’un voyage vers soi et vers les autres. Le quotidien des gens libres et qui savent l’être a quelque chose d’excitant. Comme dans les amours, ce sont les petits gestes qui gardent vivant cet amour. Le progrès à l’hélium est en train de nous vendre des merveilles qui n’existent pas, qui n’existeront pas puisqu’il n’a pas pour but de faire vivre la beauté dans les humains au lieu de les esclavager pour le profit.

Puis, de temps en temps je m’assois pour écouter un livre. J’ai le goût de comprendre, le goût d’apprendre. Mais de plus en plus, j’aime les livres simples, comme ceux de Rick Bass: Winter 

27 octobre

Je commence à me dissocier de la race humaine. Je ne voudrais pas passer pour un malotru – mais ça me plaît. Ça me plaît même tellement que ça me fait un petit peu peur. C’est un peu comme si en baissant les yeux vers ma main, j’y voyais pousser un début de fourrure. Je ne suis pas aussi atteint qu’on pourrait le croire. Winter, Rick Bass, 

Et d’autres, plus compliqués, mais Ô combien ouverts dans une vue d’ensemble de ce monde en une image:

« C’est à propos de ce monde que je veux chercher à cerner ce qu’il convient d’entendre par la responsabilité des intellectuels. Pour bien faire comprendre ce que cette question engage à mes yeux, je reprendrai une image à Michael Albert. Imaginons qu’un dieu, lassé de la folie des hommes, fasse en sorte que dans tout cas de mort qui ne soit pas naturelle, tout cas de mort qui résulte de décisions humaines contingentes, le cadavre de ce mort ne soit pas enterré et qu’il ne se décompose jamais mais qu’il soit mis à bord d’un train qui circulera indéfiniment autour de la planète. Un par un, les corps s’empileraient dans les wagons, à raison de mille par wagon; un nouveau wagon serait rempli à toutes les cinq minutes. Corps de gens tués dans des guerres; corps d’enfants non soignées et morts faute de médicaments qu’il coûterait quelques sous de leur fournir; corps de gens battus, de femmes violées, d’hommes morts de peur, d’épuisement, de faim, de soif, morts d’avoir du travail, mort de n’en pas avoir, morts d’en avoir herché, morts sous des balles de flic, de soldats, de mercenaires, morts au travail, morts d’injustice. L’expérience, commencée le 1er janvier 2000, nous donnerait un train de 3 200 kilomètres de long dix ans plus tard. Sa locomotive serait à New York pendant que son wagon de queue serait à San Francisco. Quelle est la responsabilité des intellectuels devant ce train-là ? »  Normand Baillargeon, TRAHIR , 2000.

Il apparaît alors que nous vivons dans un nazisme planétaire dirigeant notre monde vers l’éradication simple de notre nature humaine. En cela, le mot progrès – malheureusement confondu à celui des sciences ou se proclamant sciences – est devenu tellement incompris et brouillé  que les soudards continuent de construire le plus long  rail du monde. On ne sait où on va, mais on voyage . Il suffit de lire les journaux, d’écouter les politiciens, les économistes, les journalistes mous pour comprendre que la destination est trafiquée. On vend des billets sans noms.

Gaëtan Pelletier

La glace fond, les fous applaudissent

Fonte de la calotte glacière entre les 8 et 12 juillet 2012, observée par des satellites de la Nasa. En rose foncé, les zones de fonte des glaces (détectées par deux ou trois satellites). En rose clair, les zones de fonte probable (détectées par au moins un satellite).

Avec la fonte des glaces, le réchauffement climatique, le Groenland est riche…

On estime que le Groenland pourrait devenir la troisième réserve mondiale d’uranium. Il pourrait aussi concurrencer la Chine qui contrôle 90 % du marché mondial de ces métaux précieux comme le dysprosium. L’exploitation de ces ressources attise les convoitises internationales, car le Groenland ne pourra les mettre en valeur qu’avec l’apport de capitaux étrangers. SSJB

 

Eh! Oui. Le sous-sol regorge de richesses: métaux et pétrole. Métaux pour tout ce qui concerne l’électronique. Mais également la mainmise étrangère dont, bien sûr, les investisseurs chinois.

Il n’y a pas énormément de tomates et de laitue, mais un commencement de culture… Hélas! On ne s’intéresse pas à ce qui se mange, mais à ce qui rapporte en dite richesse.

Les sociétés sont maintenant des usines à fabriquer de la pauvreté. Puisque le Groenland n’est pas riche, il risque de se faire investir… Et de saboter ce qui se mange au profit du profit.

C’est cette rengaine qui nous a amenés au point où nous en sommes.

GP

Les détêtés

Résultats de recherche d'images pour « cravate »

Demain, quand vous vous éveillerez, votre vie sera changée – ou restée la même- par une armée de corniauds bureaux-blattes. Ils accomplissent leurs tâches. Ils rentrent lessivés en ayant – sans le savoir – lavé tout le monde.

Le corniaud à bureau est une espèce translucide, pouvant se camoufler parmi les bonnes gens. Il ne pense ni ne raisonne: c’est une dent de roue de bicyclette, ou plutôt une chaîne.  Il remplira des formulaires, il s’accrochera aux règlements. C’est son boulot. Son boulot qui ne consiste pas à humaniser mais à sculpter, par l’infime pixel qu’il est dans la toile de la vie, les moutures idéales pour les pouvoirés.

Personne ne vote pour les nouveaux maîtres du monde. Ils sont fantômatisés dans l’immense toile des travailleurs. Tout ce qu’ils font, et qu’ils le sachent ou non, c’est d’entretenir un brouillard constant. C’est un otage de l’avoir central et du pouvoir délocalisé.

Le plus grand dessin du monde, le plus réel, le plus fatidique, le plus mortel, est de voir apparaître un monde de clochards et de mendiants dans le monde du travail. Si avoir le choix est synonyme de liberté, n’avoir pas le choix est celui d’être esclave tout en l’ignorant.  C’est là tout le secret et l’astuce de la propagande actuelle: elle est fabriquée comme une image de télévision 1080 p.

Qui donc a quelque chose d’autre que les mots pour se révolter? Le réel est acheté et une mécanique mise en place pour faire perdurer un système auto destructif et éclaté.  Il est même automatisé. Il est même automatisé. Il est même automatisé.

Gaëtan Pelletier

La fabrique des Nestor

Nestor: valet du capitaine Haddock

« En privatisant des éléments de la vie publique, l’organisation privée en prive la collectivité. La société privée opère donc un détournement de richesses au titre de la propriété; elle ne se dégage pas de la vie publique, mais au contraire s’y engage dans le but d’y assurer une occupation. La société s’en trouve dominée par des sociétés. Le programme managérial qui se substitue au fait politique dans la société moderne contribue alors à jeter les bases d’un ordre gestionnaire que l’expression «gouvernance» baptisera plus tard, et radicalisera. »

Alain Deneault:   Gouvernance

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La décollectivité 

Il y a belle heurette ( eh! oui, c’est ainsi que ça s’écrit, et c’est beau, du moins avant la glissade… belle lurette ) que le mot collectivité est un concept fantomatique trimbalé dans les sphères de la politique et de la totale financiarisation pour nous rassurer. La pratique du concept de collectivité a été matérialisée dans les premiers groupements humains obligés de s’unir pour survivre. Il faut plusieurs mains nues pour abattre un mammouth… Le mammouth actuel est ce gouvernement de pays lié à cet empoisonnant « secteur privé » qui, comme le souligne Deneault rend le public…privé.

La collectivité c’était autrefois les petits villages. On y retrouve plus que des « anciens » vieillissant, la jeunesse étant partie aux Klondike des villes pour aller gagner sa croûte. Voilà donc que l’on fait face à une délocalisation de masse: ce ne sont pas seulement les jeunes qui déménagent , mais des villages qui fondent, des mentalités soudées assassinées. .. C’est la Montagne de Ferrat qui se nivelle au mode de vie américain. La vie ne semble plus rien avoir avec la Vie: c’est celle des écrans et des miroirs aux alouettes, pièges désormais servant à une nouvelle servilité et au meurtre d’une réalité lentement dissoute sous les encombrements du pseudo progrès.

La notion de délocalisation n’est ni plus ni moins qu’une formule cachée pour vendre des pays par échantillons. On râpe les pays comme on râpe du mozzarella. Et les souris grignoteuses se cachent aux encoignures des organigrammes complexes de noms d’entreprises ou de compagnies sniper déguisées en entreprises privées, louables, selon une éthique du management supposément propre et qualifié pour le grand partenariat avec les pays. Bref, une caca cacophonie trompeuse et hypocrite.

L’immolation obligée 

S i le travail n’a jamais tué personne, il en a rendu plusieurs handicapés. Si aller à la guerre pour son pays et ses valeurs avait un sens, on se demande aujourd’hui à quoi nous jouons sous le joug de cette mondialisation turbulente et nocive. Si le progrès promis n’est pas là, si nous sommes que victimes de ce sabotage volontaire qui nourrit un crépuscule qui n’en finit plus, alors à quoi sert cette immolation involontaire à laquelle nous nous livrons? Nous allons tous à cette guerre économique qui elles également ont dépecé des peuples entiers. Demandez-leur s’ils voulaient quitter leur pays?

Un train de vie 

Pour le citoyen lessivé, il y a une foultitude de kapos croyants en cette religion qui frôle le nazisme. Adolf n’a-t-il pas anéanti l’Allemagne jusqu’au dernier jeunot pour son « projet d’un Reich millénaire? Où en sommes-nous dans cette « entreprise » des pays « développés », de ces accrocs à entrepreneuriat, sorte de panacée aux maux du capitalisme… créés par le capitalisme? L’arme fatale, c’est le management, technique vendue aux dirigeants politiques.

Le management est la mise en œuvre des moyens humains et matériels d’une entreprise pour atteindre ses objectifs. Il correspond à l‘idée de gestion et de pilotage appliquée à une entreprise ou une unité de celle-ci. Lorsqu’il concerne l’entreprise tout entière, on peut généralement l’assimiler à la fonction de direction (la « fonction administrative » de H. Fayol). Management, Wikipedia

Les pays se sont virtualisés. Il n’existe qu’un montage -vernis, dans une sorte de fable du pouvoir inactif, inopérant. La pauvreté des « pays », notre pauvreté a été creusée par une globalisation des marchés. Ainsi, 24 voitures de l’AMT ( Agence Montréalaise des Transports) seront assemblées en Chine. Le soumissionnaire le plus bas… Si vous lisez l’article,  vous verrez une compagnie chinoise qui devait construire les voitures aux États-Unis (Boston) mais qui décide de délocaliser leur production en …Chine. Ce n’est là qu’un exemple de la panoplie de tromperies et d’opérations de dernière minute dans une de ces industries.

Tout ça légitimé par le pouvoir politique avec des raisons nébuleuses. Allons-y pour la novlangue:

À l’Assemblée nationale, jeudi, le chef de la Coalition avenir Québec, François Legault, a interrogé le premier ministre Philippe Couillard à propos de l’abaissement de l’exigence de contenu canadien, qui a permis à CRRC de l’emporter sur le seul autre soumissionnaire, Bombardier Transport. Ce dernier, qui exploite une usine dans le Bas-Saint-Laurent, demandait un prix plus élevé que CRRC. La Presse 

L’usine du Bas-Saint-Laurent, une petite ville de 3000 habitants a perdu le contrat. C’est à 20 km de mon village. Mais ce n’est pas important, ce qui l’est que ce type de manœuvres est devenu …monnaie courante dans tous les pays. Le « public » est devenu le privé. Les Super Nestor… Élus.

Privare 

La concentration de richesse par le privé ( du latin privare, privilège), conduit notre monde vers une « race » de valets au service de capitaines un peu trop portés sur « la bouteille » du pouvoir. En prolongeant la pensée de Deneault, nous sommes des exclus, bref, des privés de ce qui nous appartient. Nous sommes privés de par le …privé.

Et ainsi se construit et continue de se construire – avant l’ère du valet robot- une série provisoire de Nestor, valet, qui valait, mais ne vaut plus. L’âme des peuples est foudroyée par la grande noirceur de la déshumanisation.

Il ne reste plus que la construction d’un robot-prêtre, robot-curé, ou de quelque autre « appareil »  pour prier…  On le fera, si besoin est. Car tout se construit maintenant est pour la déconstruction de l’humain. Il suffit de lustrer et de polir notre « homme » de manière à qu’il puisse penser vivre dans un monde meilleur. Nous faisons face à un nouveau progrès: la magie et l’illusion que nous possédons ce qui nous appartient. Nous, y compris.

Gaëtan Pelletier

Résister à la protecto-domination

Ainsi donc, la protecto-domination, cette entreprise de destruction massive pratiquée par l »assistant » envers l »assisté ». Quand vous n’avez plus de logis, des gens charmants vous proposent un hébergement, d’une durée variable. Certains de ces assistants sont tout à fait corrects, mais pour d’autres, c’est un prétexte à une opération de destruction massive, une opération de transfert, ce qui va mal en eux, ils peuvent en faire un petit paquet dont ils transmettent le poids sur vos épaules en critiquant, sans savoir qui vous êtes, votre personnalité et tout ce que vous avez pu faire.
Je sais que dans ces cas là, il faudrait pouvoir se lever, prendre son sac, affronter les mauvaises conditions climatiques, les dangers de la rue, plutôt que de baisser la tête et se taire pour fuir le conflit.
Je ne l’ai pas fait ces derniers jours et si cela m’a permis de reprendre régler des problèmes de refroidissement, la perte de dignité et le stress qui en résultent grignotent à la fois le moral et la santé. Je redresse la tête que j’avais baisser un instant, la dignité est aussi cette force intérieure qui permet de rester debout et d’avancer.

Je me retrouve à présent à la croisée des chemins. Soit j’accepte de servir de punshing-ball moral à certains qui se valorisent à mes dépends sans même vouloir entendre mon histoire en échange d’un lit et d’un peu de chaleur, soit je retrouve la fidélité à moi-même et le sens de mon combat contre cette globalisation sans âme, qui jette partout dans le monde les enfants de la Terre dans la guerre, la soif, la famine ou la misère. Plutôt affronter le froid que de me perdre.
Un combat juste qui fait entendre au monde pourquoi nous ne sommes pas les dommages collatéraux mais bien les cibles de cette guerre globale, contre les surnuméraires, ceux qui ne sont pas intégrables dans ce système-monde où le conformisme et l’acceptation du contrôle social (Brezinski parmi d’autres éminences grises de la globalisation) sont des pré-requis du droit à l’existence. Ce ne sont pas les seuls critères, pour d’autres, nés dans pays riches de ressources que les transnationales toujours plus monopolistiques entendent s’approprier, il suffit d’être nés au mauvais endroit, au mauvais moment. En Occident, où l’abondance reste de mise, ce sont d’autres sortes de cribles qui président à l’éradication de ceux qui incarnent – encore – une alternative, une marginalité, toujours plus réduite faute de combattants.
J’ai vu la mise en place de ces cribles sociaux aux cours du dernier demi-siècle. De même que la mise en place des matrices d’opinion (propagande) martelées par les médias aux mains des « dominants » qui les légitiment.
Sans logement depuis que ma caravane a mystérieusement disparu je fais la douloureuse expérience de la survie quotidienne, survivre encore un jour, une semaine, obstinément.

Après son pillage, petit à petit, je la réorganisais, et puis elle a disparu…

Aujourd’hui pour la première fois depuis longtemps, je retrouve les mots pour le dire. Poser les données du problème pour ne pas devenir l’acteur manipulé d’une pièce dont le sens nous échappe mais rester envers et contre tout, les co-auteurs du scénario d’un autre monde possible.
J’ai enfin trouvé un collectif, Doucheflux, qui me permet de poursuivre cette démarche dans un cadre collectif, même s’il s’agit surtout de parer au plus pressé, subvenir aux besoins les plus urgents des plus démunis. Les grandes ambitions politiques qui dépendant d’une conscience partagée par le plus grand nombre sont mortes, érosion de la colonisation yankee, acculturation et consumérisme roi, les écrans chevaux de Troie d’une civilisation décadente. La gauche ? Celle généreuse qui cherchait les chemins de l’équité n’existe plus en tant que mouvement collectif vers un monde meilleur, un monde plus doux, un monde plus équitable, un monde sans limites posées à la croissance qualitative, bienveillance et paix dans un monde réconcilié, parce que aucun ne s’attribue plus indûment les richesses des peuples.

A présent, je n’ai plus d’autre ambition que de lutter au quotidien, collectivement contre cette misère partagée qui conduit tant de belles personnes vers une mort prématurée ou la destruction irréversible d’une conscience massacrée par tout le poids de douleur du monde. On ne construit pas même un petit bout de monde convivial et chaleureux avec des légions de morts, d’éclopés. Et l’ambition aussi bien sûr de replacer la misère en contexte de remonter aux causes premières, pour ne pas devenir de ceux qui se donne bonne conscience en posant à tour de bras des emplâtres sur des jambes de bois. Rouvrir d’autres possibles quand ce sont ceux qui la vivent, la misère, qui définissent leurs espoirs, leurs besoins et leur capacité à faire exister des solutions créatives ensemble.
A suivre
Anne

http://les-etats-d-anne.over-blog.com/2016/12/resister-a-la-protecto-domination.html

La thérapie de choc ou la maïeutique néolibérale

Choc thérapie

Le vieux monde se meurt, le nouveau monde tarde à apparaître et dans ce clair-obscur surgissent les monstres.
Antonio Gramsci

Fethi Gharbi

Nous sommes les témoins et les acteurs d’une époque charnière caractérisée par l’éclipse des repères et par l’éfritement des échelles de valeurs. C’est ce vide insupportable régi par le chaos que viennent investir avec la violence d’un ouragan les obsessions mortifères de tous ces hallucinés de la pureté originelle. Nous vivons en effet une drôle d’époque où les tenants du néolibéralisme le plus sauvage se détournent des pseudo-valeurs décrépites de l’idéologie libérale et s’appuient de plus en plus sur les fanatismes religieux devenus plus porteurs, donc plus propices aux manipulations. Mais cette alliance apparemment contre-nature ne constitue en fait qu’un paradoxe formel. Comme le souligne Marc Luyckx Ghisi, l’intégrisme religieux est ce sacré de séparation qui impose à l’homme de dédaigner son vécu pour retrouver le chemin de dieu. Dans le même ordre d’idées, la modernité, avec toutes ses nuances idéologiques, n’a cessé pendant voila plus de deux siècles de déconnecter totalement l’homme de sa place dans le monde en le soumettant aux pulsions d’un ego inassouvissable. Deux visions du monde, diamétralement opposées mais qui se rejoignent en déniant à l’homme sa véritable identité, cette dimension duelle, tout à la fois matérielle et spirituelle, seule en mesure d’assurer à notre espèce un équilibre salvateur.

Le rouleau compresseur néolibéral qui a entamé depuis 1973 sa course macabre au Chili puis en Argentine n’a épargné ni la population britannique sous Thatcher ni américaine sous Reagan et a fini par écrabouiller l’économie de l’ensemble du bloc communiste. Avec l’invasion de l’Afghanistan et de l’Irak, l’hystérie reprend de plus belle et tente non seulement de mettre la main sur les ressources naturelles mais de disloquer irrémédiablement le tissu social et d’anéantir les états de ces pays. Voilà qu’aujourd’hui, tous ces peuples révoltés du Maghreb et du Proche Orient s’éveillant de leur euphorie, se retrouvent eux aussi pris dans le pire des cauchemars : Les chicago-boys islamistes assaisonnés à la sauce friedmanienne poussent à la vitesse d’une Caulerpa taxifolia et envahissent soudainement l’espace sous le soleil revivifiant du printemps arabe. Un tel enchainement de violences a retenu l’attention de la journaliste canadienne Noami Klein qui en 2007 écrit “la strategie du choc” et s’inscrit ainsi en faux contre la pensée ultralibérale de Milton Friedman et de son école, “l’école de Chicago”. Noami Klein s’est probablement inspirée, pour mieux le contester, du leitmotiv friedmanien “thérapie” ou encore “traitement” de choc. Cela n’est pas sans nous rappeler la crise économique de 1929 qui sans laquelle Roosevelt ne serait jamais parvenu à imposer le New Deal à l’establishment de l’époque. C’est donc à la faveur d’une crise que le keynésianisme à pu s’installer au sein d’une société ultralibérale. S’inspirant probablement de ce schéma, Friedman a pensé que seuls les moments de crises aiguës, réelles ou provoquées, étaient en mesure de bouleverser l’ordre établi et de réorienter l’humanité dans le sens voulu par l’élite.

C’est donc à partir des années soixante dix que selon la thèse de Noami Klein le monde s’installe dans ce qu’elle appelle « le capitalisme du désastre ». Cataclysmes naturels ou guerres sont autant de chocs permettant d’inhiber les résistances et d’imposer les dérégulations néolibérales. La stratégie du choc s’appuie tout d’abord sur une violente agression armée, Shock and Awe ou choc et effroi, servant à priver l’adversaire de toute capacité à agir et à réagir; elle est suivie immédiatement par un traitement de choc économique visant un ajustement structurel radical. Ceux du camp ennemi qui continuent de résister sont réprimés de la manière la plus abominable. Cette politique de la terreur sévit depuis voilà quarante ans et se répand un peu partout dans un monde endiablé par l’hystérie néolibérale. Des juntes argentine et chilienne des années soixante dix en passant par la place Tiananmen en 1989, à la décision de Boris Eltsine de bonbarder son propre parlement en 1993, sans oublier la guerre des Malouines provoquée par Thatcher ni le bombardement de Belgrade perpetré par l’OTAN, ce sont là autant de thérapies de choc necessaires à l’instauration de la libre circulation du capital. Mais avec l’attentat du 11 septembre 2001, l’empire venait de franchir un nouveau palier dans la gestion de l’horreur. Susan Lindauer, ex-agent de la C I A (1) affirme Dans son livre Extreme Prejudice que le gouvernement des Etats Unis connaissait des mois à l’avance les menaces d’attentats sur le World Trade Center. Elle ajoute que les tours ont été détruites en réalité au moyen de bombes thermite acheminées par des camionnettes quelques jours avant les attentats. Le traitement de choc ne se limitait plus à susciter l’effroi dans le camp ennemi mais aussi dans son propre camp dans le but de terroriser sa propre population et de lui imposer les nouvelles règles du jeu. C’est ainsi qu’en un tour de main furent votées les lois liberticides du Patriot Act et les budgets nécessaires à l’invasion de l’Afghanistan et de l’Irak.

Cependant, Quarante ans de pratique de la dérégulation n’ont pu dynamiser l’économie mondiale et la dégager du marasme dans lequel s’est englué le capitalisme productif. Mais cherche-t-on vraiment à dynamiser quoi que ce soit?! La financiarisation de l’économie au lieu d’être la panacée tant escomptée a au contraire plongé le monde dans une crise systémique couronnée par le fiasco retentissant de 2008. Cette domination de la finance libéralisée a démontré en définitive que les mar­chés sont incapables de s’autoréguler. La crise a prouvé par ailleurs que la financiarisation n’est en fait qu’une dépravation de l’idée d’investissement, de projet, de projection dans l’avenir qui a toujours caractérisé le capitalisme productif. Ce qui se pratique aujourd’hui c’est essentiellement une économie usuraire, obsédée par l’immédiateté du profit et convaincue du fait que l’argent rapporte à lui seul et sans délai de d’argent. C’est donc dans ce tourbillon de l’autoreproduction du capital que le monde se trouve pris. Le néolibéralisme n’est en fin de compte qu’une vaste opération spéculative visant le transfert massif des richesses vers une grande bourgeoisie atteinte de thésaurisation compulsive, obnubilée par ses pulsions de destruction, ayant perdu définitivement la foi dans l’avenir.

L’agonie du capitalisme productif s’accompagne d’une déliquescence du politique. En effet, après la sécularisation du religieux, il semble aujourd’hui que c’est au tour du politique de subir le même sort. C’est bien en effet depuis le 19ème siècle que le politique s’est emparé progressivement de la gestion du sacré. L’État a fini par exiger de ses sujets la même allégeance que l’Église imposait à ses fidèles. La citoyenneté et la nation sont sacralisés et la patrie va jusqu’à exiger de l’individu le don de sa vie. Le vingtième siècle a été le témoin de ces “religions séculières” qui ont fait du politique un objet de foi et le fascisme a été la forme exacerbée de ce culte voué au politique. Mais avec l’effondrement du communisme et du keynesianisme l’institution politique commence à s’ébrècher et semble complètement se déliter de nos jours. Les prérogatives de l’Etat se réduisent comme une peau de chagrin et le politique a fini par être totalement vassalisé par l’économique. En effet, l’Etat n’a pour fonctions aujourd’hui que de promouvoir l’économique et d’assurer sa sécurité, encore que dans un pays comme les États Unis une bonne partie de l’armée soit tombée entre les mains de sociétés privées. Ainsi, les derniers remparts contre la déferlante subjectiviste viennent de s’écrouler et la mort de l’ État en sonnant le glas des transcendances annonce le triomphe insolent d’une modernité ayant atteint son faîte.

L’ego ainsi libéré de toute transcendance succombe à ses pulsions destructrices. La fièvre de la dérégulation qui s’empare du monde n’est pas synonyme de libéralisation comme le prétendent les ultralibéraux mais d’abolition systématique des règles et des lois qui ont toujours régi et organisé la société des hommes. Si le clivage traditionnel gauche/droite tournait autour du partage de la plus-value au sein d’une société régulée même si elle soufrait d’injustice, le clivage actuel oppose régulation et dérégulation et laisse présager l’avènement d’un monde chaotique. Mue par la pulsion narcissique de la toute puissance, l’oligarchie mondialiste nie toute altérité et s’engage frénétiquement dans un nihilisme destructeur parachevant de la sorte la trajectoire d’une modernité fondée entre autre sur la divinisation de l’ego, la compétition et la chosification de l’humain. Ce narcissisme délirant, pur produit du messianisme inhérent à l’histoire et à la culture nord-américaine a toujours caracterisé l’élite anglo-saxonne étasunienne. Une élite qui ne cesse depuis le milieu du 19ème siècle d’arborer son Manifest Destiny. A la fin de la première guerre mondiale, Wilson affirmait : « Je crois que Dieu a présidé à la naissance de cette nation et que nous sommes choisis pour montrer la voie aux nations du monde dans leur marche sur les sentiers de la liberté » et George W. Bush d’ajouter en s’adressant à ses troupes au Koweit en 2008 : « Et il ne fait pour moi pas un doute que lorsque l’Histoire sera écrite, la dernière page dira la victoire a été obtenue par les États-Unis d’Amérique, pour le bien du monde entier ». Depuis deux decennies, l’élite ploutocratique en versant dans le néolibéralisme semble irrémédiablement atteinte de perversion narcissique où se mêlent haine et mépris de l’altérité, volonté de puissance, sadisme et manipulation. Une interview du cinéaste américain Aaron Russo (2) enregistrée quelques mois avant sa mort permet de mesurer le degré atteint par une telle perversion. Les guerre menées contre le monde arabe et les restrictions des libertés en Occident annoncent l’univers stalinien dont rêve la ploutocratie étasunienne. Un univers qui rappelle bien “1984″ de Georges Orwell que d’aucuns considèrent comme prémonitoire. Il serait plutôt plus pertinent d’y voir la source d’inspiration des think tank américains dans leur quête totalitaire.

Avec le néolibéralisme, nous passons d’une économie de l’exploitation du travail à une économie de la dépossession. La combinaison de l’endettement public, de l’endettement privé et de la spéculation financière constitue l’outil privilégié de ce hold-up du millénaire. En effet les conditions de remboursement sont arrangées de telle sorte qu’elles ne puissent aboutir qu’à la faillite des débiteurs, qu’ils soient individus ou états. Pratique systématique de l’usure, plans d’ajustement structurel, paradis fiscaux, délocalisations, compétitivité, flexibilité sont autant d’armes pour casser tous les acquis des travailleurs et démanteler les frontières nationales au profit d’une minorité avare de banquiers et de multinationales. Face à une telle escalade, la gauche européenne semble totalement hypnotisée n’ayant probablement pas encore digéré l’implosion de l’URSS. Mais quelle alterntive pourrait bien proposer une gauche qui a toujours hésité à mettre en doute le projet ambigu de la modernité et qui a toujours souscrit au développementisme! En se battant uniquement sur le front du partage de la plus-value, la gauche, de compromis en compromission, a permis au système d’atteindre sa phase finale avec le risque d’ine déflagration tous azimuts.

Face à cette capitulation, l’oligarchie mondiale a renforcé encore plus sa domination en récupérant tout en les pervertissant un ensemble de valeurs libertaires. Elle a su si adroitement profiter du concept cher à Gramsci, celui de guerre de position. En effet, dans les pays Occidentaux, le démantèlement du politique s’effectue non par la coercition mais par l’hégémonie, cette “puissance douce” permettant une domination consentie, voire même désirée. C’est ainsi que l’idéal anarchiste, égalitaire et antiétatiste fut complètement faussé par l’idéologie néolibérale. Les anarcho-capitalistes en rejoignant les anarchistes dans leur haine de l’état, considèrent par contre que le marché est seul en mesure de réguler l’économique et le social. Déjà à partir des années soixante l’idée du marché autorégulateur commençait à prendre de l’ampleur. Le néolibéralisme naissant, rejeton du capitalisme sauvage du 19ème siècle, s’allie paradoxalement à l’anticapitalisme viscéral des soixante-huitards pour s’élever contre l’autoritarisme et prôner une société ouverte et libérée de toutes les formes de contraintes. Ainsi du mythe d’une société sans classes des années soixante dix on succombe au nom de la liberté aux charmes d’une société éclatée faite d’individus atomisés. Ce culte de l’ego, synonyme de désintegration de toutes les formes de solidarité, constitue la pierre angulaire de la pensée anarcho-capitaliste et se reflète dans les écrits de théoriciens tels que Murray Rothba ou David Friedman. Ces derniers n’hésitent pas de prêcher le droit au suicide, à la prostitution, à la drogue, à la vente de ses organes…et vont jusqu’à avancer que l’enfant a le droit de travailler, de quitter ses parents, de se trouver d’autres parents s’il le souhaite…C’est ce champs de la pulsuonalité débridée qui commande désormais les liens sociaux et ruine les instances collectives ainsi que les fondements culturels construits de longue date. Comme le souligne Dany-Robert Dufour (3), Dans une société où le refoulement provoqué par le ” tu ne dois pas ” n’existe plus, l’homme n’a plus besoin d’un dieu pour se fonder que lui même. Guidé par ses seules pulsions, il n’atteindra jamais la jouissance promise par les objets du Divin Marché et développera ainsi une addiction associée à un manque toujours renouvelé. Aliéné par son désir, excité par la publicité et les médias, il adoptera un comportement grégaire, la négation même de cette obsession égotiste qui le mine. Ayant cassé tous les liens traditionnels de solidarité, l’individu s’offre aujourd’hui pieds et poings liés à une ploutocratie avide, sure de sa surpuissance. Si la stratégie néolibérale triomphe de nos jours, c’est bien parce qu’elle a su gagner cette guerre de position en menant à bien son offensive… idéologique.

Mais cette entreprise de désintégration du politique suit tout un autre cheminement lorsqu’elle s’applique aux pays de la périphérie. Le plan du Grand Moyen Orient mis en oeuvre depuis l’invasion de l’Irak et qui continue de fleurir dans les pays du printemps arabe combine à la fois la manipulation et la coercition. Si dans les pays du centre, la stratégie s’appuie sur l’atomisation post-moderne, dans le monde arabe, on tente par la fomentation des haines ethniques et religieuses de désintégrer ces sociétés et de les plonger dans les affres d’une pré-modernité montée de toute pièce. On essaie ainsi de les emmurer comme par magie dans un passé hermétique et prétendument barbare. Voici donc que le monde arabo-islamique se trouve soudainement embarqué à bord de cette machine à remonter le temps tant rêvée par Jules Verne. Egotisme post-moderne et tribalisme barbare formeront ainsi les deux pôles de cette dichotomie diaboliquement orchestrée qui est à l’origine de la pseudo fracture Orient Occident. C’est à l’ombre de ce show du choc des civilisations que s’opère la stratégie du chaos créateur.

Quelques actes terroristes spectatulaires par ci, campagne islamophobe surmédiatisée par là et le décor est dressé. Perversion narcissique et déni de soi, réminiscences de la déshumanisation coloniale, se font écho et s’étreignent. Les invasions occidentales deviennent d’autant plus légitimes qu’elles se prétendent garantes d’une civilisation menacée. A la violence répond paradoxalement la haine de soi et l’autodestruction. Celle-ci se manifeste par des réactions individuelles souvent suicidaires, témoignant d’un malaise social exacerbé face au désordre politico-économique régnant. Dans un pays traditionnellement paisible comme la Tunisie, le nombre des immolés par le feu et par l’eau se compte par centaines. Appeler la mort à son secours devient l’ultime alternative qui s’offre à tous ces désespérés. C’est sur ce fond pétri d’échecs cumulés depuis les indépendances que vient se greffer le rêve morbide de tous ces hallucinés régressifs fuyant la domination d’un Occident mégalomaniaque. L’aube de l’islam, devenue ce paradis perdu de la prime enfance constituera le refuge par excellence car situé derrière le rempart infranchissable et sécurisant des siècles. C’est ainsi qu’une irrésistible quête régressive ne souffrant aucune entrave et se dressant violemment contre toute alternative embrase depuis plus de deux ans le monde arabe. Or ce salafisme aveugle, impuissant face à la domination occidentale, préfère s’adonner à l’autoflagellation. L’Empire n’a pas mieux trouvé que de tourner le couteau dans la plaie narcissique de populations aliénées depuis longtemps par l’oppression coloniale. Il s’agit de raviver cette névrose du colonisé par des menées médiatiques où se mêlent l’offense et le mépris. Tout l’art consiste ensuite à orienter cette explosion de haine vers les présumés avatars locaux de l’Occident et de tous ceux qui de l’intérieur freinent cette marche à reculons. Les gourous islamistes à la solde des monarchies du Golfe et des services secrets américains se sont bien acquittés de cette tâche en poussant au Jihad contre leurs propres nations des dizaines de milliers de fanatiques survoltés. Un superbe gâchis qui en quelques années a fini par ruiner la majorité des pays arabes. Le chaos, faute d’être créateur resplendit par sa cruauté et sa gratuité, mais l’Empire ne fait aujourd’hui que s’enliser de plus en plus dans les sables mouvants de Bilad el-Cham. La forteresse syrienne ne semble pas ceder, cadenassant ainsi la route de la soie et le rêve hégémonique des néoconservateurs. Les dirigeants étasuniens, tout aussi prétencieux qu’ignorants de la complexité du monde arabo-musulman ont cru naïvement pouvoir tenir en laisse tous ces pays en louant les services de la confrérie des frères musulmans.

Après le grandiose mouvement de révolte égyptien et la destitution de Morsi, après la correction infligée à Erdogan et le renversement honteux de Hamad, les frères semblent irrémédiablement lâchés par leur suzerain. Un leurre de plus? Ou alors, comme le souligne le politologue libanais Anis Nakach, les frères musulmans n’ont été hissés au pouvoir que pour mieux dégringoler eux et leur idéologie islamiste devenue totalement contre-productive..pour les néolibéraux. Il s’agit maintenant de remettre le Djinn dans la bouteille et de le plonger dans la mer de l’oubli après qu’il se soit acquitté honorablement de sa tâche. Les masses arabes, après deux ans de désordre sous la direction des frères finiront par se jeter sans hésitation dans les bras des libéraux. Mais une autre raison a certainement réorienté la politique étasunienne : c’est cette ténacité des russes à défendre leur peau coûte que coûte. La prochaine conférence de Genève sur la Syrie changera fort probablement la donne au Moyen Orient en accordant plus d’influence à la Russie dans la région. Le thalassokrator américain, balourd sur les continents, préfère apparemment tenter sa chance ailleurs, sur les eaux du Pacifique…

En attendant, l’incendie qui embrase le monde arabe n’est pas près de s’éteindre de si tôt et les apprentis sorciers, épouvantés par l’agonie de leur vieux monde, continueront d’écraser, dans ce clair-obscur de l’histoire, tout ce qui contrarie leur folie hégémonique. ..

Dans la théorie du chaos, soit le système se transforme, soit il s’effondre totalement. Un simple battement d’aile peut changer le monde semble-t-il…

Fethi GHARBI

Notes de bas de page:

1) 11-Septembre : Susan Lindauer et les bandes vidéo manquantes du World Trade Center

2) Aaron Russo Interview Sur Nicholas Rockefeller

3) Dany-Robert Dufour ; Le Divin Marché – La révolution culturelle libérale

La mort de la mondialisation et ses conséquences

 

Álvaro García Linera

Les  incantations frénétiques en faveur de l’avènement d’un monde sans frontières, le brouhaha incessant visant à œuvrer au dénigrement des Etats-nations au nom de la liberté d’entreprise et de la certitude quasi religieuse que la société mondiale finirait par former un espace économique unique, financier et culturel intégré viennent de s’effondrer devant la stupeur éberluée des élites pro-mondialisation de la planète.

Le renoncement de la Grande-Bretagne à l’Union européenne (UE) – le plus important projet d’unification des Etats des cent dernières années – et la victoire électorale de Donald Trump aux Etats-Unis – qui a brandit le drapeau du retour au protectionnisme économique, annoncé le retrait de son pays des traités multilatéraux de libre-échange et promis la construction de frontières mésopotamiennes – ont balayé la plus grande illusion libérale de nos jours. Que tout ceci provienne des deux nations qui, trente-cinq ans en arrière, engoncés dans leurs amures de guerre, annonçaient l’avènement du libre-échange et de la mondialisation comme inévitable délivrance de l’humanité, constitue le symbole d’un monde qui a interverti, ou pire encore, épuisé les illusions qui l’ont maintenu vivant durant un siècle.

La mondialisation comme « métarécit », comme horizon politique idéologique capable de rassembler les espérances collectives vers un destin unique qui permettrait de réaliser toutes les attentes possibles de bien-être s’est brisé en mille morceaux. Et il n’existe plus aujourd’hui d’alternative qui articule ces attentes communes au niveau mondial. Ce qui existe est un repli effrayé à l’intérieur des frontières et le retour à un type de tribalisme politique, alimenté par la colère xénophobe. Tout ceci dans un monde qui n’est plus le monde de qui que ce soit.

La dimension géopolitique du capitalisme

Karl Marx a initié l’étude de la dimension géographique du capitalisme. Son échange avec l’économiste Friedrich List sur le capitalisme national en 1847 et ses réflexions sur l’impact de la découverte des mines d’or en Californie sur le commerce trans-pacifique en Asie le placent comme le premier et le plus fervent des chercheurs sur le processus de globalisation économique du régime capitaliste. De fait, sa contribution ne porte pas sur la compréhension du caractère mondialisé du commerce, qui commence avec l’invasion européenne de l’Amérique, mais sur la nature planétairement expansive de la production capitaliste.

La mondialisation économique (matérielle) est ainsi inhérente au capitalisme. Elle est apparue il y’a environ 500 ans et s’est développée de manière fragmentée et très contradictoire.

Si nous reprenons le schéma de cycles systémiques d’accumulation du capitalisme dans le cadre de la construction d’Etats hégémoniques proposé par Giovanni Arrighi [1] – Gênes (XV-XVI ème siècles), Pays-Bas (XVIIIème siècle), Angleterre (XIXème siècle) et Etats-Unis (XXème siècle) – chacune de ces hégémonies s’est caractérisée par un nouvel approfondissement de la mondialisation (premièrement commercial, ensuite productif, technologique, cognitif et finalement environnemental) et par une expansion territoriale des relations capitalistes. La nouveauté réside dans la construction d’un projet politico-idéologique, et au-delà d’un projet d’espérance et de sens commun, à l’intérieur de cette mondialisation économique. Autrement dit, la constitution d’un horizon capable d’unifier les croyances politiques et les attentes morales des hommes et femmes appartenant à toutes les nations du monde.

La « fin de l’histoire »

La mondialisation comme récit ou idéologie d’une époque remonte à trente-cinq ans. Elle a été mise sur orbite par les présidents Ronald Reagan et Margaret Thatcher. Ces derniers ont liquidé l’Etat-providence, privatisé les entreprises nationales, écrasé les forces syndicales ouvrières et substitué au protectionnisme du marché interne le libre-échange.

Tout ceci s’est traduit par un retour amplifié aux règles du libéralisme économique du XIXème siècle : connexion en temps réel des marchés, augmentation du commerce par rapport à la production mondiale, centralité des marchés financiers, déjà existants dans la période antérieure. Mais ce qui a différencié cette phase du cycle systémique qui prévalait au XIXème siècle, c’est l’illusion collective de la mondialisation, sa fonction idéologique légitimée et son élévation au rang de destin naturel et final de l’humanité.

Ceux qui ont adhéré à cette croyance et qui l’ont érigée comme solution unique n’étaient pas seulement les gouvernants des partis politiques conservateurs. Il y avait aussi les médias, les universitaires, les commentateurs et les leaders sociaux. La chute de l’Union soviétique et le processus nommé par Antonio Gramsci « transformisme idéologique » pour qualifier la conversion des ex-socialistes en néolibéraux enragés ont achevé la victoire définitive du néolibéralisme mondialisé.

La proclamation de la « fin de l’histoire » par Francis Fukuyama comportait tous les ingrédients d’une idéologie d’époque, d’une prophétie biblique : son positionnement comme projet universel, son opposition à un autre projet universel diabolisé (le communisme), la victoire héroïque (fin de la guerre froide) et la conversion des infidèles.

L’histoire avait atteint son objectif : la mondialisation néolibérale. Et à partir de ce moment, sans adversaire antagonique à affronter, la question n’était plus de lutter pour un monde nouveau mais simplement d’ajuster, d’administrer et d’améliorer l’actuel puisqu’il n’y avait pas d’alternative. C’est pourquoi aucune lutte ne vaudrait plus la peine. Tout ce qui serait tenté pour changer le monde se rendrait face au destin inamovible de l’humanité : la globalisation. Un conformisme passif s’est ainsi emparé de toutes les couches de la société, pas seulement celles constituées par les élites politiques et économiques. De larges secteurs sociaux se sont également mis à adhérer moralement à la narration ambiante.

L’histoire sans fin ni destin

Aujourd’hui, alors que s’éteignent les derniers feux de la grande fête de la « fin de l’histoire », la victorieuse mondialisation néolibérale est morte laissant derrière elle un monde sans destinée ni horizon triomphant, autrement dit sans aucun horizon. Donald Trump n’est pas le bourreau de l’idéologie triomphaliste du libre-échange mais le médecin légiste qui doit officialiser un décès clandestin.

Les premiers faux-pas de l’idéologie de la mondialisation ont été ressentis au début du XXIème siècle en Amérique latine lorsque des ouvriers, des employés urbains et des rebelles indigènes ont ignoré le mandat de la fin de la lutte des classes et se sont rassemblé pour prendre le pouvoir étatique. S’appuyant sur leurs majorités parlementaires et de puissantes mobilisations de masse, les gouvernements progressistes et révolutionnaires ont mis en place une variété de politiques post-néolibérales. Ils ont ainsi montré que le libre-échange est une perversion économique susceptible d’être remplacée par des modes de gestion économique beaucoup plus efficaces pour réduire la pauvreté, favoriser l’égalité et impulser la croissance économique.

Ainsi, la « fin de l’histoire » a commencé à se révéler comme une singulière arnaque planétaire et de nouveau, la marche de l’histoire – avec ses inépuisables contradictions et options ouvertes – s’est remise en route. Il y a quelques années, en 2009, aux Etats-Unis, l’Etat, jusque-là vilipendé, moqué comme entrave au libre-échange, fut réhabilité par Barack Obama pour nationaliser partiellement le secteur bancaire et sortir de la faillite les banques privées. L’efficacité entrepreneuriale, colonne vertébrale traditionnelle de l’Etat néolibéral, fut réduite à néant suite à son incapacité à administrer les économies des citoyens.

Désormais, les citoyens anglais et nord-américains font pencher la balance électorale en faveur d’un repli vers des Etats protectionnistes, si possible fortifiés. Cette tendance s’ajoute à l’observation d’un mal-être planétaire au sein des classes ouvrières et moyennes qui voient anéanties leurs économies dans le libre-marché mondialisé.

La mondialisation n’incarne plus le paradis idéal vers lequel convergent les espérances populaires. Les pays et groupes sociaux qui l’encensaient sont devenus ses plus grands détracteurs. Nous nous retrouvons devant la fin d’une des plus grandes arnaques idéologiques des derniers siècles.

Cependant, aucune frustration sociale ne reste impunie. Un coût moral se paie actuellement tandis que la situation ne dessine pas d’alternatives immédiates. Au contraire, elle les ferme même, au moins temporairement. C’est le chemin tortueux des choses. Face à la fin de la mondialisation en tant qu’illusion collective, il n’émerge aucune alternative capable de capter et de susciter les volontés collectives et l’espérance mobilisatrice des peuples affectés.

La mondialisation, comme idéologie politique, a triomphé sur l’autel de la défaite de l’alternative au socialisme d’Etat, c’est-à-dire la nationalisation des moyens de production, le parti unique et l’économie planifiée d’en haut. La chute du mur de Berlin en 1989 a mis en scène cette capitulation. Il n’est ainsi resté dans l’imaginaire collectif qu’une seule route, qu’un seul destin mondial. Désormais, ce destin triomphant est en train de s’effondrer à son tour. Et l’humanité reste sans destin, sans chemin, sans certitudes. Mais ce n’est pas la « fin de l’histoire » comme le proclamaient les néolibéraux. C’est la fin de la « fin de l’histoire ». C’est le néant de l’histoire.

Ce qui reste aujourd’hui dans les pays capitalistes, c’est l’inertie sans conviction qui ne séduit plus, un bouquet d’illusions fanées.

Le monde se retrouve donc, avec l’échec du socialisme d’Etat et la mort par suicide du néolibéralisme sans horizon, sans futur, sans espérance mobilisatrice. C’est une période d’incertitude absolue dans laquelle, comme le pressentait justement Shakespeare, « tout ce qui est solide s’évapore dans l’air ». Mais c’est justement aussi pour cela que les temps sont très fertiles. Nous n’avons pas hérité de certitudes sur lesquelles asseoir l’ordre du monde. Il faut construire ces certitudes avec les particules chaotiques de ce nuage cosmique qui laisse derrière lui la mort des narrations passées.

Quel sera le nouveau futur mobilisateur des passions sociales ? Il est impossible de le savoir. Tous les futurs sont possibles à partir du néant hérité. Le commun, le communautaire, le communisme font partie des possibilités qui sont nichées dans l’action concrète des êtres humains et son indispensable relation métabolique avec la nature.

Il n’existe pas, dans tous les cas, de société humaine capable de se défaire de l’espoir. Il n’existe pas d’être humain qui puisse se passer d’un horizon et nous sommes aujourd’hui contraints à en construire un. Ceci est le commun des humains et ce commun peut nous amener à construire un nouveau destin différent de ce capitalisme erratique qui vient de perdre la foi en lui-même.

 

Ce texte est une adaptation légèrement réduite de l’article original de l’auteur publié le 31 décembre 2016 dans le quotidien argentin Página 12 (« La globalización ha muerto »)

Traduction : Fanny

Edition : Mémoire des luttes

Illustration : Abadi Moustapha

 

Le citoyen boulon

 

Un boulon crée une liaison complète, rigide et démontable, entre les pièces qu’il traverse et presse l’une contre l’autre Wiki

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Au plus élevé trône du monde, on n’est jamais assis que sur son Cul.

Montaigne

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Dans une lettre ouverte envoyée aux médias, un regroupement de professeurs d’université dénonce le fait que l’on « n’enseigne plus à l’être humain pour ce qu’il est, mais pour ce qu’il fait. »

Il y a longtemps que l’alarme est sonnée pour l’insidieux mouvement qui fait du citoyen une sorte de boulon pour les grosses machines qui s’arrachent des morceaux de pays ici et là.

Au début des années 90, les écoles commencèrent à utiliser un nouveau vocabulaire : l’élève devint un « client », et l’enseignant, un formateur. Puis le directeur, un administrateur. Un vrai. Comme les éleveurs de moutons : salaire de base plus commission au rendement.

Comme disait le comique : « Un sourd n’est pas un malentendant puisqu’il n’entend pas du tout ».

L’éducation  a calqué  le grand monde de la finance, arrachant l’âme de l’humain pour l’intégrer au monstrueux bulldozer de la mondialisation.

Aujourd’hui, tout se règle par l’administration. Sorte de panacée aux maux…qu’elle engendre. Il y a toujours une rangée de sardines de penseurs agglutinés dans leur tour à bureau.

« Je travaille dans une boîte »… L’expression est inconsciemment consacrée.

Ils pensent… Ils réfléchissent… Ils tricotent des théories souvent fumeuses, disjointes de la réalité.

Plus ça va mal, plus on en crée pour régler les problèmes.

Le système de santé du Québec en est sans doute le plus représentatif :

Depuis 2000, le personnel administratif a crû de près de 52% et les cadres de 30% dans le réseau de la santé québécois. Pendant ce temps, le personnel soignant n’a augmenté que de 6%, révèlent des données gouvernementales compilées par la Fédération des médecins spécialistes du Québec (FMSQ).

Si bien que, actuellement, environ 108 000 employés du réseau de la santé se consacrent aux soins alors que 100 000 occupent des fonctions de gestion ou d’administration. «C’est quasiment un ratio de un pour un! On est actuellement surencadré, dans le réseau, affirme le président de la FMSQ, le Dr Gaétan Barrette. On sabre toujours du côté des soins aux patients. Il y a beaucoup de confort administratif.» CPAM

Éducation

De fait, depuis 20 ans, la tendance est à l’utilisation d’un citoyen-rivet, sorte de fondue d’acier qui sert à  joindre les industries éparpillées dans le monde.

Et l’éducation est la base de cette calamité qui se répand jusqu’au point de non-retour.

Dans L’éducation victime de cinq pièges, Ricardo Petrella avait déjà noté cette tendance dans les  années 90.

« Sous l’influence des systèmes de valeurs définis et promus par les écoles de management, axés sur les impératifs de la productivité et de la performance compétitive, prêchés par leurs commanditaires ( les entreprises), le travail humain a été réduit à une « ressource ». Présentée comme un progrès (…) cette réduction a eu deux effets majeurs.

En premier lieu, en tant que ressource, le travail humain a cessé d’être un sujet social. Il est organisé par l’entreprise (…) et par la société, dans le but prioritaire de tirer de la ressource humaine disponible la meilleure contribution possible, au moindre coût, à la productivité et à la compétitivité de  l’entreprise et du pays.

Deuxième effet : dépossédé de sa signification en tant que sujet social et, donc, « extrait » de son contexte politique, social et culturel propre, le travail humain est devenu un objet. Comme toute autre ressource, matérielle ou immatérielle, la ressource humaine est une marchandise « économique » qui doit être « librement » disponible partout. Les seules limites à son accessibilité et sa libre exploitation sont de natures financières ( les coûts).

La ressource humaine n’a pas de voix sociale, pas de représentation sociale. Il n’y a, d’ailleurs, pas de « syndicats de la ressource humaine »! Elle n’a pas, en tant que telle, de droits civiques, politiques, sociaux et culturels : elle est un moyen dont la valeur monétaire d’usage et d’échange est déterminée par le bilan de l’entreprise. La ressource humaine est organisée, gérée, valorisée, déclassée, recyclée, abandonnée, en fonction de son utilité pour l’entreprise.  ( P.13, 14, L’éducation, victime de cinq pièges.).

Gaëtan Pelletier

À la recherche d’une bougie

 

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«Car serait-il possible que nous ayons jeté, pillé, brûlé cette bibliothèque plus grande que mille fois celle d’Alexandrie, que nous ayons renié tous les poèmes de cette poésie, que nous ne soyons plus capables d’avoir la force d’un arbre, d’avoir sa dureté, en même temps que sa sagesse et son humilité? Serait-il possible que nous soyons venus à bout de notre propre magie?» Serge Bouchard

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Nous allons nous éteindre parce que nous manquons de bougies en pleine foudre électrique.

On ne sait plus à quel saint se vouer, ni à quel salaud, ni à un quelconque rêveur, un peu ignare. On a perdu la trace des êtres. On s’est fait flouer par les avoirs. Alors les gens rêvent. À un Jésus économique ou chef de pays.

On a atteint le fond du pari. Et celui des partis…  Faites vos œufs! On peut banqueter ( de banquet et non de banque)  à cerveau-que-veux-tu en avalant tout l’arsenal électronique qui nous font sortir l’œil de l’orbite et la raison de nos êtres. Et alors? Que nous reste-t-il de cette chère simplicité? Avalée dans le broyeur de la complexité.

Ce qui a été détruit par la marchandisation doit se guérir par la marchandisation. À l’avenir, les hommes politiques couleront un à un sous la hache. Amour, loyauté et, surtout, l’honnêteté ne font plus partie de cette vie. On écrit le monde avec du venin de serpent. Et on s’en contente. Parce que ce qu’il reste de la beauté du monde, de sa saveur, on l’arrache et on le vend. Même çà coups de tueries.

Dans cet immense noirceur, les bougies  sont recherchées. On veut une lueur dans un monde de massacres et d’austérité inventée. Quand on en trouve une, il y a le grand souffle des marchands possesseurs savent l’éteindre ou l’étouffer en l’étranglant.

À travers tout ça, on pourra faire le constat que ce n’est pas la bombe atomique qui aura saboté une petite planète aux grands êtres, mais un tit, tout petit comptable associé à un avocat.

Voter pour un politicien c’est comme voter pour un campeur: il vit quelques années dans une tente à 100$ millions, puis s’en va. Bref, il décampe…  Il y a file dans le terrain rond  qui tourne dans l’espace. Plus les gens grandissent, plus ils se rendent comptent que le terrain rapetisse. Alors, ils meurent et d’autre jeunes campeurs arrivent. Et ils allument une bougie…

Gaëtan Pelletier

 

COMMENT COMBATTRE LE CAPITALISME NÉOLIBÉRAL

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PARTIE 2

 

COMMENT COMBATTRE LE CAPITALISME NÉOLIBÉRAL

« Réduire l’aventure humaine à la compétition, c’est ravaler l’individu au rang de primate », écrivait Albert Jacquard [34]. Cette phrase n’est cependant pas très aimable envers… les primates ! Ceux-ci sont en effet très capables de coopération, de compassion et de justice, comme l’a bien montré Franz De Waal [35] . J’ai tenté, dans le premier chapitre, de cerner au mieux la logique du capitalisme néolibéral. Cette logique domine aujourd’hui les relations sociales dans beaucoup de nations du monde : les acteurs qui en sont porteurs s’efforcent et sont parvenus à l’imposer à presque tous les autres (ceux qui n’en veulent pas ou la voudraient autrement, ceux qui s’inspirent d’autres logiques, plus ou moins incompatibles). Ces autres acteurs résistent peu ou prou au néolibéralisme et ce sont leurs formes de résistance qui vont nous intéresser ici : je vais d’abord en proposer une analyse descriptive et ensuite, voir comment ces acteurs pourraient, à mon avis, augmenter l’efficacité de leur lutte.

Formes actuelles de lutte contre le capitalisme néolibéral

Quand, dans l’histoire des collectivités humaines, une logique dominante en remplace une autre, deux grands types de réaction se produisent. D’une part, certains acteurs défendent les enjeux de l’une ou l’autre logique qui a prévalu dans un passé (proche ou lointain) qui leur paraissait meilleur (nous dirons que leurs luttes sont « diachroniques »), alors que d’autres s’en prennent plutôt à la logique qui domine là et alors, dans le présent, et bien sûr, dominera le futur (nous appellerons leurs luttes « synchroniques »). D’autre part, certains acteurs, plus modérés dans leurs revendications, veulent des réformes, mais pas pour autant le remplacement de la logique dominante par une nouvelle (nous appellerons leurs luttes « alter » ou « défensives »), alors que d’autres, plus radicaux, veulent supprimer cette logique et en mettre une autre à sa place (nous dirons de leurs luttes qu’elles sont « anti » ou « offensives »). Bien sûr, entre ces formes extrêmes, il existe aussi des formes intermédiaires, qui les combinent sur l’un ou (et) l’autre de ces deux axes.

tableau-economie

Si nous examinons maintenant les mouvements sociaux et politiques qui combattent aujourd’hui le capitalisme néolibéral, nous pouvons les classer (au moins provisoirement et sans prétendre à l’exhaustivité) selon ces deux critères (voir le tableau). Ce qui nous frappe d’abord, c’est évidemment leur extrême dispersion : nous venons d’une époque où le mouvement ouvrier et socialiste (donc la « lutte des classes » au sens strict, qui était une lutte synchronique, alter et/ou anti) monopolisait pratiquement toute la scène sociale et politique. En revanche, les mouvements d’aujourd’hui se répartissent entre tous les champs relationnels qui composent la vie collective, et leur dispersion s’accompagne d’une division, causée par leur forte ambiguïté. Il est évident que tous ces mouvements n’ont pas des enjeux communs, que les acteurs qui y sont engagés n’ont pas d’identité commune qui pourrait les solidariser, qu’ils n’ont pas les mêmes adversaires et qu’ils ne sont pas d’accord entre eux sur leurs méthodes de lutte. Cette dispersion et cette division expliquent la faiblesse de chacun de ces mouvements pris séparément, donc leur inefficacité relative. C’est à peine s’ils peuvent égratigner le « bulldozer néolibéral », que rien ne semble pouvoir arrêter ou dévier de sa logique.

Quelques conseils aux acteurs pour augmenter l’efficacité de leurs luttes

La relation entre l’acteur et le sociologue soulève toujours une question délicate. Le rôle du sociologue n’est certes pas de prendre la place des acteurs ni de diriger leurs luttes : ce n’est pas lui, mais eux, qui font l’histoire. En revanche, ce rôle est d’éclairer les acteurs, en leur proposant des analyses aussi proches que possible des relations sociales telles qu’elles fonctionnent vraiment, au-delà des discours idéologiques et utopiques, dont ils les recouvrent toujours d’un double voile. Comme l’écrit Paul Veyne, « Les sociologues et les historiens sont à plaindre : quand ils ont à déchiffrer les motivations de nos options, ils sont en présence d’un texte doublement brouillé ; la solution que nous avons choisie ne coïncide jamais avec la rationalité qu’on pourrait lui supposer et le poids de nos différentes motivations semble modifié par les contraintes de la solution. [36] » En me fondant sur mes analyses, je me contenterai donc ici de donner aux acteurs quelques modestes conseils, dont ils feront l’usage que bon leur semblera !

1. Ne pas confondre le modèle culturel subjectiviste et l’idéologie néolibérale

Il me semble indispensable de rappeler d’abord à mes lecteurs le sens de ces deux notions et surtout, de les inviter à ne pas les confondre. [37] Le modèle culturel subjectiviste appelle les individus, pour mener une « vie bonne », à se conformer à un principe éthique central : « soyez sujets et acteurs de votre existence personnelle », ce qui, en soi, nous apparaît comme une injonction plutôt désirable. En revanche, l’idéologie néolibérale leur propose, pour se conformer à cette injonction culturelle, de se livrer corps et âme à la consommation, à la compétition et à la communication. Or, cette interprétation du principe culturel central introduit dans le néolibéralisme une contradiction majeure : en obéissant à cette idéologie, ce régime ne cesse de faire grandir les inégalités, d’étendre l’exclusion sociale et de porter atteinte à l’environnement, donc de priver une grande partie des individus de l’accès aux ressources dont ils auraient pourtant besoin pour réaliser leur épanouissement personnel. La consommation leur fait confondre l’être avec l’avoir, la compétition renforce l’exclusion et met la nature en péril, et la communication, plus virtuelle que réelle, les renvoie à leur solitude.

Dès lors, le régime néolibéral est, paradoxalement, une machine à fabriquer des individus privés d’épanouissement personnel, alors que pourtant, la culture régnante leur en reconnaît le droit et le leur fait désirer, mais sans en donner les moyens à un nombre croissant d’entre eux. Néanmoins, la plupart se taisent, supportent les conditions de vie que le régime néolibéral leur imposent, courent du matin au soir pour garder leurs emplois et payer leurs dettes, s’engagent dans une impitoyable compétition, se débrouillent comme ils peuvent, font avec ce qu’ils ont, se distraient en se cherchant des compensations illusoires… Seules quelques minorités résistent.

2. Essayer de faire comme Marx… mais sans commettre la même erreur !

Au milieu du 19e siècle, pour savoir comment combattre le capitalisme industriel national, Karl Marx a d’abord cherché à comprendre comment il fonctionnait : rappelons sa démarche. La bourgeoisie possédait tous les moyens de production (propriété privée) ; elle achetait la force de travail – que le prolétariat était obligé de lui vendre pour survivre –, comme une marchandise, à sa valeur d’échange sur le marché du travail (salariat) ; pendant son temps de travail, ce prolétariat produisait des biens ou des services dont la valeur d’échange était supérieure à celle de son coût salarial (exploitation du travail et plus-value) ; la bourgeoisie revendait les biens ou les services produits sur le marché et réalisait ainsi la plus-value en argent ; enfin, elle décidait de l’usage qu’elle ferait de ses profits : elle pouvait, soit, les dépenser pour satisfaire ses intérêts particuliers (on la dira alors dominante), soit, les mettre au service de l’intérêt général, en agrandissant ses entreprises et en contribuant au progrès technique et au progrès social (on la dira alors dirigeante). [38]

En analysant ce mode de production du surplus économique, Marx a clairement identifié les deux enjeux stratégiques, dont dépendait la capacité de la bourgeoisie de se reproduire et de prospérer : la propriété privée et le salariat. Dès lors, fort logiquement, pour orienter les luttes du prolétariat, il a proposé que celui-ci s’en prenne à ces deux variables-là. Il y avait trois solutions : a) supprimer la propriété privée des moyens de production et la remplacer par une propriété étatique, gérée par les dirigeants d’un parti prolétarien (voie communiste) ; b) conserver cette propriété, mais en confier la gestion aux travailleurs eux-mêmes (voie autogestionnaire) ; c) la conserver, mais contraindre la bourgeoisie à faire un usage dirigeant de la plus-value, en améliorant le salariat, donc en réduisant la durée du travail, en payant de meilleurs salaires aux ouvriers et des impôts aux États pour financer la sécurité sociale (voie social-démocrate).

En théorie, ces trois voies étaient réalistes et pouvaient donc être efficaces, que ce soit pour remplacer le capitalisme par un autre régime ou pour profiter de son dynamisme pour améliorer les conditions matérielles de la population en général. Cependant, dans la pratique, comme l’histoire nous l’a appris, la première voie (la plus utopique, celle que Marx préférait !) a été nettement moins efficace que les deux autres. Un siècle après la révolution russe de 1917, l’histoire a suffisamment prouvé qu’il en a bien été ainsi : il suffit, pour s’en persuader, de comparer aujourd’hui les conditions de vie du peuple russe à celles des peuples scandinaves. Bien entendu, le succès du modèle social-démocrate, la dérive totalitaire du régime soviétique et l’échec du modèle communiste ne s’expliquent pas par une « erreur » de jugement de Marx, mais par les conditions historiques très différentes des pays scandinaves (déjà assez avancés sur la voie de la modernité) et de la Russie (où le régime féodal était encore bien présent au début du 20e siècle). Mais, quoi qu’il en soit, partout la voie social-démocrate (réformiste) s’est révélée beaucoup plus efficace que la voie communiste (révolutionnaire) et que la voie autogestionnaire.

Malgré tout son génie et sa connaissance de l’histoire, Marx n’a pas pensé – du moins pas à ma connaissance – que la voie communiste se révélerait beaucoup moins adéquate que la seconde et surtout que la troisième. [39] Il ne semble pas avoir prévu que les dirigeants du parti révolutionnaire, agissant au nom du prolétariat, se transformeraient en une nouvelle classe gestionnaire au moins aussi dominante et bien moins dirigeante que la bourgeoisie capitaliste elle-même. [40]

Mon objectif est ici de suivre la même démarche que Marx, mais en évitant de commettre la même erreur. Qu’au moins l’histoire nous apprenne enfin ceci : quelle que soit la lucidité et la générosité de certains individus membres d’une classe gestionnaire, la logique des relations de production et de gestion des richesses est telle qu’elle les incite et les entraîne à devenir dominants (à se préoccuper de leurs intérêts particuliers) ; et la seule manière d’obtenir d’eux qu’ils deviennent dirigeants (se préoccupent de l’intérêt général) est de les y contraindre par la force d’un mouvement social et politique de la classe productrice. Cela est bien regrettable, mais les humains sont ainsi, et si l’on veut qu’ils changent, il faut les prendre pour ce qu’ils sont et non pour ce qu’on voudrait qu’ils soient !

3. Identifier clairement les enjeux stratégiques de la ploutocratie néolibérale

Pour savoir comment combattre efficacement le capitalisme néolibéral d’aujourd’hui, il fallait d’abord faire une analyse correcte des enjeux stratégiques de sa classe gestionnaire. Disons d’emblée, et clairement, que l’exploitation du travail n’est plus son enjeu majeur : elle dispose, partout dans le monde, d’une inépuisable « armée de réserve » de travailleurs, prêts à se laisser exploiter en acceptant n’importe quelles conditions de travail ; en outre la productivité du travail n’ayant jamais été aussi élevée, elle peut extraire à volonté des plus-values faramineuses, légales et illégales, se les approprier et les gérer à son gré.

Par conséquent, la grève des travailleurs, qui fut longtemps l’arme absolue du mouvement ouvrier, a perdu une grande partie de son efficacité : elle peut même, comble de l’ironie, servir parfois de prétexte à la délocalisation d’entreprises vers des lieux jugés plus « hospitaliers ». Quels sont alors ses enjeux stratégiques ? Ils sont à rechercher du côté des échanges commerciaux et financiers plutôt que dans la production. Que ce soit, « en dernière instance » la production, donc l’exploitation du travail, qui produise cette plus-value, n’empêche pas que ce qui est stratégique pour la ploutocratie ne soit plus le « procès de production » lui-même, mais d’autres enjeux (que j’essaie précisément d’identifier ici). La bonne question est donc : de quelles conditions dépendent la reproduction et l’expansion de la ploutocratie en tant que classe gestionnaire ?

a) De la manipulation des besoins de consommation

La ploutocratie a surtout besoin de vendre tous les biens et les services que ses entreprises sont capables de produire. Elle doit pouvoir compter sur des consommateurs solvables et durables, qui constituent la principale source de ses profits commerciaux et financiers, qui sont la condition essentielle de sa prospérité. Pour atteindre cet objectif, ses armes les plus efficaces sont la manipulation des besoins par la publicité (inculquer aux gens l’irrépressible besoin d’acheter le dernier gadget à la mode) et par la pratique systématique de l’obsolescence et de l’endettement.

b) De l’innovation technologique

Sa capacité compétitive dépend de la compétitivité de ses entreprises, et celle-ci, de la course effrénée à l’innovation technologique. Cette logique innovatrice, s’il est vrai qu’elle fait faire à l’humanité un gigantesque bon en avant des connaissances scientifiques du monde et de leur traduction en technologies qui nous sont bien utiles, a aussi pour effet de renouveler constamment les biens et les services disponibles et d’exacerber la compétition entre les entreprises et les pays, donc, de leur imposer une course à la croissance illimitée, d’éliminer les entreprises qui n’en sont pas capables et d’exclure les pays qui ne parviennent pas à suivre le rythme.

c) De la dérégulation des marchés

La ploutocratie a besoin d’un monde sans frontières politiques, d’un espace mondial où règne la libre concurrence, où puissent circuler sans entraves les biens, les services, les capitaux et les informations. Elle a besoin que les États-nations, non seulement ne mettent aucun obstacle à cette libre circulation (notamment par des droits de douane, le contrôle des changes, des taxes sur les transferts de capitaux, des conditions imposées aux investissements étrangers, des aides à des entreprises nationales en difficulté…), mais qu’ils la favorisent activement . [41] (notamment en accordant des avantages fiscaux, en sauvant des banques de la faillite, en construisant des infrastructures, en prenant en charge des externalités négatives sur l’environnement, en menant des interventions politiques ou militaires dans certains pays où les conditions sont défavorables au régime néolibéral).

d) De la réduction des dépenses sociales des États nationaux

La ploutocratie a encore besoin que les États nationaux se mettent au service de ses intérêts. Elle en attend encore essentiellement deux choses : qu’ils gèrent les finances publiques avec une rigoureuse austérité budgétaire, notamment en ce qui concerne les politiques sociales (coût de la sécurité sociale, de l’éducation, de la santé, etc.) ; et qu’ils privatisent les entreprises et les services publics qui sont susceptibles d’engendrer des profits (surtout les services de communication). Elle exige donc de chaque État national qu’il dépense le moins d’argent possible. En effet, puisque ces dépenses sont financées par des impôts ou par des emprunts, elles augmentent les charges des entreprises et réduisent d’autant leur capacité compétitive sur les marchés internationaux. La concurrence entre les entreprises entraîne donc celle entre les États : les pratiques du dumping social (relatif aux salaires et aux charges sociales) et fiscal (les cadeaux, la fraude et les paradis fiscaux) favorisent évidemment la compétitivité des entreprises.

e) De la fraude fiscale et de la spéculation financière

La ploutocratie ne s’approprie pas seulement des bénéfices commerciaux. Pour que le régime néolibéral fonctionne au gré de ses intérêts, il doit aussi lui permettre de réaliser des profits financiers. Les profits dont il s’agit ici sont essentiellement liés à des transactions en bourse, à la spéculation (sur les prêts d’argent, les titres boursiers et les devises) et à la fraude fiscale. Dès lors, elle pratique notamment le « génie fiscal » : elle profite des différences de régime fiscal entre les pays, qui lui proposent des « montages » financiers ; elle « joue » sur les échanges (de services, d’argent, de technologies…) entre des entreprises qui dépendent d’un même groupe transnational ; elles profitent des « cadeaux fiscaux » que leur proposent les États pour les attirer chez eux. [42]

f) De la maltraitance de l’environnement

Pour les entreprises, la question de l’environnement est très ambiguë. D’une part, une réelle prise en charge des dommages causés à l’environnement par leurs activités aurait pour conséquence des coûts supplémentaires qui réduiraient leur capacité compétitive. Mais, d’autre part, ces dommages sont tellement alarmants que l’opinion publique les contraint à en tenir compte. Dans ces conditions, il faut bien qu’elles fassent quelque chose pour limiter les dégâts, ou, au moins qu’elles déclarent assumer leur « responsabilité environnementale ». Prétendre se préoccuper de la protection de la nature est devenu aujourd’hui un argument publicitaire utile pour stimuler les ventes.

Par ailleurs, les menaces qui pèsent sur l’environnement sont tellement réelles que l’innovation technologique s’attache activement à créer des biens et des services nouveaux qui n’auraient aucun impact négatif sur la nature : des automobiles électriques, des panneaux solaires, des éoliennes, etc. Ce nouveau « créneau écologique » est devenu une source de profits considérables pour les entreprises [43] . On peut même penser que la logique du capitalisme néolibéral finira par résoudre les problèmes de l’environnement, parce que les technologies propres constitueront demain les biens et les services les plus rentables pour la ploutocratie.

g) De la docilité des travailleurs

Enfin, la ploutocratie a besoin, pour avoir les mains libres, de mettre fin à l’influence des syndicats de travailleurs : elle veut qu’ils renoncent aux droits acquis de haute lutte par le mouvement ouvrier ; elle les veut soumis à ses exigences, disposés à accepter des contrats précaires, flexibles, mobiles, créatifs, « licenciables » à merci, bref, elle veut un retour aux conditions de travail qui prévalaient au 19e siècle en Europe, et qui prévalent encore aujourd’hui en Afrique, en Asie (notamment en Chine) et en Amérique latine..
Tels sont, me semble-t-il, les sept enjeux stratégiques – ceux qui sont indispensables au fonctionnement du capitalisme néolibéral selon les exigences de la ploutocratie. Dès lors, pour obliger celle-ci à tenir compte de leurs revendications, c’est à ces enjeux-là que les mouvements sociopolitiques de résistance, s’ils veulent être efficaces, doivent s’attaquer. Je les rappelle ici – et l’ordre dans lequel ils sont cités importe peu : a) la protection des consommateurs contre la manipulation de leurs besoins ; b) la limitation des effets néfastes (faillites, chômage, exclusion) de l’innovation technologique ; c) la régulation des marchés par les États nationaux ; d) la défense des acquis sociaux de l’État-providence ; e) la lutte contre la fraude fiscale et la taxation des grosses fortunes et des transactions financières ; f) la protection de l’environnement ; g) la défense des droits humains et des travailleurs.

Quand on connaît bien les enjeux stratégiques d’une lutte sociale, il est plus facile de savoir qui est l’adversaire, sur qui on peut construire une solidarité et par quels moyens il est possible d’imposer des revendications.

4. S’en prendre à un adversaire commun

D’abord, il faut dire clairement qui l’adversaire n’est plus : ce n’est plus la bourgeoisie du capitalisme industriel dont parlait Marx. Bien sûr, elle existe encore, mais elle a perdu sa puissance et ce n’est plus elle qui gère la richesse : ou bien ses usines ont fait faillite, ont disparu, ont été fusionnées et souvent délocalisées, ou bien certains de ses membres ont réussi à se reconvertir et à devenir membres de la ploutocratie. Ensuite, il importe de ne pas confondre la ploutocratie elle-même avec ses collaborateurs. Comme je l’ai précisé déjà dans le chapitre précédent, je rappelle que ces derniers sont des technocrates dont elle se sert et qui sont ses complices plus ou moins dévoués : les managers des entreprises (qui ne sont que des administrateurs délégués) ; l’armée d’économistes, de juristes, d’ingénieurs ou d’autres universitaires qui travaillent dans les entreprises, dans les agences de notation, d’innovation ou de publicité ; les grandes organisations internationales, qui sont financées par les États pour imposer le modèle néolibéral au monde entier ; et les politiciens des États nationaux – qu’ils soient libéraux, socialistes ou autres –, qui se soumettent aux exigences du néolibéralisme (en prétendant que ce serait pire s’ils ne s’y soumettaient pas).

Bien sûr, tous ces gens-là sont des complices actifs de la ploutocratie ou, au moins, s’abstiennent de lui opposer une résistance significative. Ces technocrates remplissent des rôles bien précis : évaluer correctement les risques, conseiller les investissements et les opérations spéculatives, inventer des montages fiscaux complexes pour échapper à l’impôt, gérer les entreprises pour qu’elle fassent les profits attendus, faire pression sur les États nationaux pour qu’ils soient contraints d’adopter le modèle économique néolibéral, inventer sans cesse de nouveaux produits à vendre, et créer de nouveaux besoins de consommation.

Dès lors, s’il n’est évidemment pas inutile d’exercer des pressions sur ces technocrates, surtout sur les États nationaux et les organisations internationales, ils ne sont pas eux-mêmes le véritable adversaire. Comme je l’ai écrit plus haut, la ploutocratie comporte trois personnages principaux : les banquiers, les spéculateurs et les actionnaires des sociétés multinationales. Leur but essentiel est de « faire du fric » ! Ils exigent une rentabilité annuelle proportionnelle aux risques qu’ils croient courir : si le risque est faible, ils peuvent se contenter de moins de 1%, mais s’il est très élevé, ils exigeront 25% ou plus. De l’argent qu’ils prêtent ou retirent et des investissements qu’ils consentent ou non dépendent le bon ou le mauvais fonctionnement de l’économie dans le monde.

5. Construire une identité commune

La formation d’une identité commune aux membres d’une catégorie sociale dominée quelconque (un « Nous les… ») est indispensable pour construire entre eux une solidarité active. Ce processus, souvent lent et difficile, ne se produit en effet que dans certaines conditions qui le favorisent. [44] Les dominés doivent notamment (mais c’est essentiel) prendre conscience de la place qu’ils occupent dans la relation sociale qui les assujettit et dont un acteur dominant profite. Ils doivent donc, dans leur pratique vécue, savoir que « c’est nous » qui, par notre contribution (notre participation, nos compétences, notre travail, nos achats), produisons cette richesse ou ces privilèges dont jouit cet acteur dominant ; savoir que «  c’est nous » qui sommes exploités et considérer que « c’est injuste », que c’est inadmissible ; savoir que «  c’est de nous » (et seulement de nous) que dépend que « ça change » ; croire que « c’est possible » de faire changer cette situation ici et maintenant ; savoir sur qui et comment ils peuvent agir pour être efficaces.

Il faut parfois des décennies, voire plus d’un siècle, avant que les membres d’une catégorie sociale dominée n’acquièrent une conscience fière de ce qu’ils sont, avant que leur solidarité active ne se construise, avant que leur privation n’engendre de l’indignation, avant que celle-ci les conduise à la mobilisation et avant qu’ils se dotent d’une organisation solide et structurée. [45]

Étant donné la logique du capitalisme néolibéral mondialisé, les catégories sociales parmi lesquelles, ici et aujourd’hui, ces conditions de base d’une action collective conflictuelle organisée peuvent être réunies, chez qui cette prise de conscience est donc possible, me paraissent être les consommateurs des biens et des services que proposent les entreprises et les banques, ainsi que les usagers des services publics, bref, des clients (un « clientariat »). Ce sont eux qui, en se laissant manipuler dans leurs besoins, en s’endettant pour consommer, en tolérant, bon gré mal gré, des conditions de travail précaires, et en supportant d’être de plus en plus exclus du secours solidaire des États, contribuent, par leur assentiment au moins implicite, à la production des bénéfices commerciaux et des intérêts financiers, qui enrichissent la ploutocratie et dont elle fait l’usage dominant que bon lui semble. Ce « clientariat » peut, à mon avis, former la tête avancée d’un puissant mouvement social et politique, capable d’éveiller et d’unir tous les autres acteurs qui sont repris dans la typologie que j’ai proposée ci-dessus.

La formation d’une solidarité entre des « clients » se heurte cependant à un obstacle important, qui trouvent son origine dans la logique du capitalisme néolibéral et plus précisément, dans le modèle culturel subjectiviste régnant. Cet obstacle concerne le rapport des individus à l’organisation. Sans organisation, un mouvement social n’arrive à rien. Or, les clients ont une forte tendance à l’individualisme, que l’idéologie néolibérale encourage autant qu’elle peut [46] . Dès lors, ils ont horreur du contrôle social qu’exercent sur eux les organisations : ils ont le sentiment d’y perdre leur autonomie, d’être contraints de se soumettre à la pression des autres et, plus encore des « chefs ». Ils n’aiment pas renoncer à leur liberté de penser ce qu’ils veulent, d’entrer et de sortir du groupe, de faire ou non ce que les autres attendent d’eux.

Ils se méfient des délégués, des représentants qui parlent et agissent en leur nom, mais qui peuvent aussi se faire récupérer. Ils préfèrent les assemblées libres, où participe qui veut, où prend la parole qui veut. Ils détestent les dogmes, les drapeaux, les « grandes causes », les idéologies et les leaders. Ils se méfient des autres organisations politiques et sociales (les partis, les syndicats, les églises). Ils constituent, dès lors, un cauchemar pour les militants, pour ceux qui veulent organiser des groupes structurés. Contrairement à ce que l’on affirme parfois, ils ne sont pas du tout dépolitisés : ils veulent faire preuve de solidarité, ils sont prêts à descendre dans la rue, mais ils signent plus volontiers des pétitions (surtout sur internet) ; ils se sentent indignés par les politiques néolibérales, ils sont disposés à se mobiliser, mais ils détestent la discipline des organisations. La plus grave conséquence de cet individualisme pour l’action collective est la division et la dispersion des mouvements, donc la faiblesse de chacun d’eux pris séparément.

6. Choisir des méthodes efficaces de lutte

Comment agir sur la ploutocratie ? Il semble que ce soit là une question majeure pour tout mouvement social. Prenons encore l’exemple de la classe ouvrière. Elle n’a été efficace que là où elle a utilisé la grève du travail, organisée par ses syndicats. Comment trouver aujourd’hui, au niveau mondial, l’équivalent de ce que fut la grève hier, au niveau national ? Voici deux pistes d’action.

La première consiste à expérimenter des formes alternatives de production, de distribution et de consommation de biens et de services. C’est le projet de l’économie sociale et solidaire qui se manifeste dans plusieurs continents et de diverses manières. Il existe aujourd’hui dans tous les pays du monde des dizaines de milliers de groupes divers qui refusent d’entrer dans le « jeu » du modèle néolibéral. Ils promeuvent des échanges de valeurs d’usage (l’économie du don), des monnaies locales alternatives, l’autogestion par les travailleurs d’entreprises mises en faillite ; ils pratiquent un mode de vie basé sur la « simplicité volontaire », sur le « convivialisme ». Bref, ils cherchent un mode de production alternatif au capitalisme néolibéral. Il convient, bien sûr, de faire de ces expériences, non pas des îlots marginaux ou un secteur à part, mais des pratiques qui alimentent la réflexion sur les exigences sociales et environnementales que les citoyens peuvent faire valoir auprès des entreprises, œuvrant ainsi pour de nouvelles régulations publiques et pour des discriminations positives à l’égard des d’entreprises qui respectent leurs travailleurs, leurs consommateurs et leur environnement. [47]

La seconde est le boycott de certains biens et services produits par certaines entreprises ou certaines banques. [48] Pas plus que les ouvriers n’ont cessé de travailler, il ne faut pas cesser de consommer, ni de communiquer, ni non plus supprimer entièrement la compétition. Mais de la même manière que le prolétariat a exigé de meilleures conditions de travail, il faut exiger aujourd’hui de meilleures conditions de consommation, de compétition et de communication, au moins pour tous les biens qui sont considérés comme essentiels à l’épanouissement personnel de tous les individus, surtout de ceux qui n’en ont pas les moyens. Il faudrait définir les règles d’un contrat de responsabilité sociale et environnementale, que devraient respecter les entreprises privées pour les biens et les services qu’elles proposent.

Ces règles – auxquelles il faudrait réfléchir et dont il faudrait débattre soigneusement – concerneraient bien sûr les conditions de création d’emplois, de juste contribution à l’impôt, de taxe sur la spéculation financière, de contribution à la sécurité sociale, de localisation des entreprises, de protection de l’environnement, de respect des droits des travailleurs et des consommateurs, etc. Et il faudrait appeler à boycotter les entreprises qui refusent de se soumettre à ces règles. Les grèves du « clientariat » deviendraient ainsi l’équivalent fonctionnel des grèves du prolétariat. Soyons clair : son but n’est pas de tuer des entreprises (personne n’y a intérêt), mais de les contraindre à s’occuper au moins autant de l’intérêt général que des intérêts particuliers de leurs actionnaires.

Les initiateurs d’un tel mouvement – retournant ainsi contre la ploutocratie ses propres armes – pourraient faire un usage intensif des nouvelles technologies de la communication. Les grandes manifestations de rue, souvent infiltrées par des extrémistes incontrôlables (complices ou non des forces répressives), pourraient ainsi être remplacées ou renforcées par des actions sur internet, pour obtenir des engagements sociaux et environnementaux de la part d’une banque ou d’une entreprise, et pour la boycotter si elle ne tient pas ses promesses. Si des millions de clients menaçaient (par des pétitions circulant sur le web) de retirer leur argent de telle ou telle banque ou de ne plus acheter les produits de telle ou telle entreprise, celles-ci seraient obligées de respecter les droits de leurs travailleurs, de leurs consommateurs et de l’environnement.

7. Formuler une utopie réaliste

Concevoir un projet d’action efficace, c’est construire une nouvelle utopie : mais il faut que celle-ci soit réaliste et adaptée au capitalisme d’aujourd’hui. Parler d’« utopie réaliste », bien sûr, c’est énoncer ce qu’on appelle un oxymore [49] . C’est pourtant ce qu’a su faire le mouvement ouvrier. Pour qu’un projet de lutte sociale soit efficace, il faut qu’il soit utopique, parce qu’il doit proposer un horizon dont il est possible de s’approcher pas à pas, même en sachant qu’il ne sera jamais atteint (ce qui permettra de renouveler sans cesse les revendications : il n’y a pas de « lutte finale » !) ; mais il faut aussi que ce projet soit réaliste, pour qu’il permette d’accumuler des victoires partielles (ce qui permet d’entretenir la mobilisation).
Pour qu’elle soit réaliste, une utopie doit remplir au moins trois conditions : a) qu’elle puisse être traduite en revendications partielles et concrètes, qui seront autant d’étapes vers un objectif inaccessible ; b) que ces revendications découlent d’une analyse scientifique de la réalité (et non des « rêves » ou même des « bonnes intentions » des acteurs) ; c) et que ces revendications soient portées par un mouvement social ou politique organisé, dont les dirigeants sont étroitement contrôlés par leurs membres (démocratie interne) et qui dispose d’une force suffisante pour imposer ses enjeux à son adversaire.
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Il me semble clair que la tâche la plus urgente est de former un mouvement social assez fort pour imposer à la ploutocratie d’accomplir sa fonction dirigeante, et non d’être, sans limites, dominante comme elle l’est actuellement. Il faut donc unir les nombreux mouvements aujourd’hui dispersés : construire une solidarité autour d’un principe commun d’identité, formuler des enjeux fondés sur un projet utopique réaliste, nommer un adversaire accessible et se mettre d’accord sur des méthodes efficaces de lutte.

Illustration de couverture : Tiago Hoisel

TITRE Le capitalisme néolibéral. Comment fonctionne-t-il ? Comment le combattre ?
DATE 12/2016
COORD. / AUTEUR Guy Bajoit
MOTS-CLÉS Néolibéralisme