
S’il vous manque du temps pour lire, ou si vous voulez comprendre comment nous en sommes arrivés à tout perdre, lisez et relisez cet article. Un condensé génial sur notre monde actuel qui soude l’émiettement de notre monde. Limpide et clair. GP
PARTIE 1
INTRODUCTION
[1]
Pour que mes lecteurs me comprennent bien, je crois nécessaire d’expliciter d’abord quelques points importants.
Je suis convaincu que, pour agir efficacement sur une réalité sociale, quelle qu’elle soit, il faut commencer par comprendre au mieux comment elle « fonctionne » [2] et, pour cela, il faut en faire une analyse aussi proche que possible de la logique dominante à laquelle elle obéit. Je me propose donc d’écrire deux chapitres très synthétiques : le premier proposera une analyse de la logique du capitalisme dans sa phase néolibérale actuelle, et le second concernera les mouvements sociaux qui combattent ce néolibéralisme. L’un est plutôt une analyse sociologique, l’autre est plutôt un texte militant, mais fondé sur cette analyse. La lecture du premier est indispensable pour qui veut comprendre le second.
Décrire une logique dominante n’équivaut pas à décrire une société tout entière : comme dans n’importe quelle société, d’autres logiques sont à l’œuvre, qui fonctionnent selon d’autres principes, et qui peuvent parfois contrarier (freiner, réformer, arrêter) la logique dominante. Si bien que les acteurs qui sont partisans de cette dernière doivent composer avec ces autres logiques, et, pour aboutir à leurs fins, tenter de les redéfinir, de les infléchir, voire de les supprimer, bref, ils cherchent à s’imposer par des chemins spécifiques à chaque collectivité particulière.
Il résulte de ce qui précède qu’il n’y a jamais de déterminisme dans la vie sociale : les acteurs entretiennent entre eux des relations de coopération, de conflit, de compétition et de contradiction dont l’issue est toujours, au moins en partie, imprévisible (même si certaines voies sont plus probables que d’autres). La modernisation néolibérale suit donc des chemins différents selon les collectivités humaines dans lesquelles elle cherche à s’imposer. L’analyse que je propose ici est surtout valable pour comprendre le changement social et culturel dans les sociétés du Nord occidental, mais elle s’applique aussi à d’autres sociétés.
COMMENT FONCTIONNE LE CAPITALISME NÉOLIBÉRAL
Démarche générale
Dans les sociétés du Nord occidental, depuis environ un demi-siècle, la logique dominante qui régit le fonctionnement du capitalisme a changé très radicalement. Pour le dire en une phrase, nos sociétés sont passées d’un capitalisme industriel national, régulé par les États, à un capitalisme néolibéral mondialisé, qui impose ses propres règles aux États. Il importe de bien préciser que ces deux régimes ne sont pas seulement des régimes économiques (des modes de production), mais des régimes sociétaux, qui imprègnent tous les champs relationnels de la vie collective comme nous allons le voir. Le but de mon premier chapitre est de comprendre les raisons de cette « grande mutation » et d’expliciter les effets concrets qu’elle a eus sur la vie sociale.
La démarche présentée ici repose sur sept propositions [3], qui concernent les sept champs relationnels que je considère comme constitutifs de la vie collective. Ces champs sont articulés entre eux et j’estime qu’ils ont tous une importance théorique égale : je ne privilégie donc aucun d’entre eux (notamment je n’accorde pas une place plus importante au champ économique). Dès lors, ces propositions forment un tout : elles interagissent les unes sur les autres, en cercle, ou mieux, en spirale [4] (que les uns qualifieront de « vertueuse », les autres de « vicieuse »).
Le schéma ci-dessous résume l’analyse et peut servir de guide de lecture. J’attire l’attention sur la signification des flèches dans ce schéma : elles ne signifient pas « cause… », mais plutôt « permet de comprendre les raisons de… ». En effet, affirmer que les changements survenus dans un champ seraient la « cause » de ceux du champ suivant reviendrait à postuler l’existence d’une détermination entre eux, et donc d’une évolution prévisible de l’ensemble. Or, comme je viens de le préciser, les logiques des relations sociales, si elles conditionnent bien les acteurs, ne les déterminent jamais totalement.

Première proposition : la logique des relations de savoir [5]
Depuis les années 1970, les innovations techniques dans les domaines de l’informatique et de la robotique, ainsi que les découvertes scientifiques de la génétique et leurs prolongements dans la biotechnologie (notamment la nanotechnologie), ont engendré une profonde mutation technologique. Celle-ci a eu au moins trois conséquences majeures :
1. Ce mouvement a engendré une course effrénée à l’innovation technologique entre les entreprises des pays les plus hégémoniques du monde. Cette compétition a été largement stimulée par la course aux armements, ce qui souligne l’importance du « complexe militaro-industriel » dans l’évolution des innovations. Les entreprises qui ont adopté ces nouvelles technologies, et sont parvenues à suivre le rythme du renouvellement permanent de leurs procédés de production, ont survécu ; celles qui n’ont pas pu (pas voulu) les intégrer survivent péniblement ou ont disparu : elles ont fait faillite, ou bien elles ont été absorbées par les plus grandes.
2. Cette course à l’innovation a engendré une forte hausse de la productivité [6] du travail, surtout dans les secteurs les plus stratégiques de l’économie : ces nouvelles technologies permettent de produire, en quantité et en qualité, des biens et des services extrêmement diversifiés, dont l’offre dépasse largement la demande solvable dans les domaines les plus rentables de l’industrie.
3. Cette croissance accélérée et brutale des forces productives a provoqué une prise de conscience écologique. Le progrès indéfini de la maîtrise et de la transformation de la nature par la science, la technique et le travail a touché ses limites : les ressources non renouvelables s’épuisent, l’environnement est en danger, la santé des gens est menacée. En outre, étant donné la croissance démographique, il est sans doute physiquement impossible que tous les humains vivent… comme les Nord-Américains ou les Européens !
De ces trois conséquences, la dernière est sans doute, et de loin, la plus dangereuse pour l’avenir de l’humanité : on peut innover indéfiniment, on peut rêver d’un monde sans travail, mais un monde sans eau, sans terres cultivables, sans ressources énergétiques… serait carrément impossible.
Deuxième proposition : la logique des relations de puissance [7]
Ce formidable dynamisme technologique a bouleversé les rapports sociaux de production [8] : pour survivre, les entreprises doivent pouvoir vendre tout ce qu’elles sont capables de produire, donc elles doivent conquérir des marchés au-delà des frontières nationales de leur pays d’origine. On a vu alors les États – surtout dans les pays les plus industrialisés (« consensus de Washington ») –, abandonner peu à peu le protectionnisme économique (le modèle keynésien) qu’ils avaient mis en place après la grande crise des années 1929-1930.
Ils ont réduit les droits de douane qui protégeaient leurs entreprises nationales contre la concurrence des entreprises étrangères. Ils ont réduit aussi, voire supprimé, les interventions des États pour réguler les cycles de l’économie, en entreprenant des grands travaux publics, en créant des entreprises publiques et en pratiquant le contrôle des changes (abandon des accords de Bretton-Woods en 1976). Ils ont privatisé (totalement ou partiellement) les grandes entreprises publiques (chemins de fer, aviation, poste, téléphone, radio, télévision, construction des routes, etc.) Bref, les gestionnaires de l’économie ont exigé que les États se mettent au service du marché : qu’ils se soumettent à ses « lois », qu’ils laissent circuler librement les biens et les services, les capitaux et les informations, qu’ils laissent le marché fonctionner selon sa rationalité propre, en comptant sur sa prétendue « main invisible » pour réguler les échanges. Ils en sont ainsi revenus au libéralisme du 19e siècle, mais cette fois, en prétendant l’appliquer au monde entier : et ils ont peu à peu (entre 1970 et aujourd’hui) généralisé le modèle économique néolibéral. Cette évolution a engendré une violente montée du chômage, de l’exclusion sociale et des inégalités,
Cette évolution a eu pour conséquence que la classe gestionnaire, qui pilote l’économie mondiale, a changé progressivement : la vieille classe bourgeoise du capitalisme industriel national (les propriétaires privés de moyens de production qui exploitent la force de travail dans les usines) a perdu une grande partie de sa puissance, qui est passée entre les mains d’une nouvelle. [9]En effet, qui gère aujourd’hui l’économie néolibérale mondialisée ? Une nouvelle classe gestionnaire s’est formée parmi les riches financiers et commerçants (les banques, les sociétés multinationales, les fonds d’investissement et leurs actionnaires, les spéculateurs, les marchands [10] , ceux qui se réunissent chaque année à Davos, en Suisse, pour se concerter), qui contrôlent la plus grande partie des échanges financiers et commerciaux au niveau mondial. [11]
Je propose de désigner cette classe par le terme « ploutocratie ». [12] Ils sont aidés dans leur fonction par quatre types de technocrates (indispensables, très bien rémunérés, donc complices) : les agences de notation, qui évaluent la santé économique des entreprises et des États, et qui disent aux membres de la classe gestionnaire où et quand ils doivent placer leur argent s’ils veulent faire entre 15 à 25% de bénéfice par an ; les grands managers, qui savent comment il faut gérer les entreprises pour qu’elles soient compétitives et réalisent de tels bénéfices ; les agences d’innovation technique, qui ne cessent d’inventer des nouvelles technologies (et de rendre les anciennes obsolètes), permettant d’augmenter sans cesse la productivité du travail ; et les agences de publicité, qui savent comment manipuler les besoins des consommateurs pour leur faire acheter (quitte à s’endetter) tout ce que ces entreprises sont capables de produire. [13]
Quand la classe gestionnaire change, la classe productrice change aussi. Il est très important, pour orienter les luttes sociales, de savoir qui est la nouvelle classe productrice dans le nouveau mode de production que la ploutocratie a mis en place, et pour répondre à cette question, il faut savoir comment cette dernière exerce sa puissance. Il existe au moins quatre manières, vieilles comme le monde, d’obtenir un surplus d’une classe productrice (et donc quatre formes de surplus) : en lui louant un bien foncier (rente foncière), en lui prêtant de l’argent (intérêt financier), en lui vendant des biens ou des services (bénéfice commercial) ou en exploitant sa force de travail (plus-value). Chaque classe gestionnaire combine à sa façon ces quatre méthodes, mais en privilégiant certaines d’entre elles.
La vieille bourgeoisie capitaliste s’approprie principalement le surplus par l’exploitation du travail dans le procès de production (plus-value [14]). La ploutocratie se l’approprie principalement par l’exploitation de la demande solvable sur les marchés (intérêt financier et bénéfice commercial). En effet, si elle veut survivre et prospérer, elle doit savoir vendre tout ce qu’elle produit, et pour cela, il lui faut trouver des marchés dans le monde entier, ce qui implique qu’elle sache manipuler les besoins de consommation et déployer une forte capacité de compétition pour les conquérir.
Dès lors, ceux dont la contribution fait aujourd’hui « tourner la machine économique néolibérale », ce sont les usagers et les consommateurs manipulés du monde entier, qui s’endettent auprès des banques pour acheter des biens et des services, et qui travaillent ensuite dans n’importe quelles conditions pour payer leurs dettes : ce sont eux la nouvelle classe productrice. [15] Je propose de la désigner par le terme « clientariat ». Hier, ce qui menaçait le capitalisme industriel, c’était la grève des travailleurs ; ce qui peut menacer aujourd’hui le capitalisme néolibéral, ce serait la grève des clients – consommateurs et usagers !
Troisième proposition : la logique des relations d’hégémonie [16]
Les performances économiques du modèle néolibéral sont telles que la nouvelle classe gestionnaire s’est efforcée (et s’efforce encore, car le processus est en cours) de le généraliser au niveau des marchés mondiaux. Les pays qui adoptent le modèle néolibéral et qui savent comment le mettre en œuvre, parviennent à augmenter considérablement leur « PIB par tête d’habitant », donc la richesse économique qu’ils produisent et consomment, même si celle-ci est très mal distribuée et si les inégalités sociales grandissent entre les groupes sociaux les plus riches et les plus pauvres et entre les pays qui réussissent, tantôt plus, tantôt moins, et ceux qui échouent. Cette évolution a eu d’abord pour conséquence l’effondrement des régimes communistes soviétiques qui n’ont pas su résister à la compétition avec les pays capitalistes. Elle a eu ensuite pour effet de stimuler les économies de certains grands pays (les « émergents » : Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud et Mexique [17]), dont la ploutocratie avait intérêt à conquérir rapidement les marchés.
Dès lors, l’ordre économique et politique mondial qui avait régné jusqu’alors s’est trouvé bouleversé : le monde actuel n’est plus piloté par des blocs (Est, Ouest), mais par des alliances entre les États les plus hégémoniques de la planète (UE, G8, G20…), qui ont adopté le modèle néolibéral, et par des grandes organisations internationales (FMI, BM, OMC, OCDE…). Les dirigeants et le personnel de ces dernières, dont les ressources dépendent des États hégémoniques, sont au service de la ploutocratie et ils pèsent de tout le poids de leurs ressources financières et de leur pouvoir politique, pour promouvoir, là où c’est possible dans le monde, l’économie de marché, réputée efficace et incontournable.
C’est par l’intermédiaire des États les plus hégémoniques et de ces organisations internationales que la ploutocratie parvient à imposer le modèle néolibéral à tous (ou presque tous) les autres États du monde. Partout, sont mis en œuvre des traités de libre commerce destinés à libéraliser les échanges commerciaux et financiers entre les pays hégémoniques. Ces traités constituent le nouveau visage de l’impérialisme d’aujourd’hui et de demain, puisque les pays moins hégémoniques, s’ils veulent participer au commerce mondial, seront obligés de s’y soumettre dans les faits, même s’ils ne les ont pas signés. Certains de ces traités (comme le TTIP [18], le CETA [19] ou le TISA [20] ) impliquent, de la part des États, une importante renonciation à leur souveraineté nationale, car ils pourraient être contraints de payer de lourdes amendes aux entreprises s’ils limitaient ou entravaient leurs investissements ou leurs échanges [21].
Quatrième proposition : la logique des relations de pouvoir [22]
La ploutocratie et les organisations internationales qui promeuvent ses intérêts exercent d’énormes pressions (par chantage et souvent par corruption) sur les États nationaux pour qu’ils se conforment aux exigences du modèle néolibéral. Dès lors la relation de force entre les États et le marché s’est inversée : pour que la « machine » tourne rond, il faut que ces derniers renoncent à une grande partie de leur souveraineté nationale, qu’ils signent de nombreux traités internationaux qui les engagent, qu’ils renoncent à interférer sur la rationalité du marché (par exemple en aidant des entreprises ou des secteurs économiques en difficulté), qu’ils privatisent leurs entreprises publiques et qu’ils pratiquent une politique d’austérité budgétaire.
Or, les États sont inégaux devant ces exigences : les moins hégémoniques (ceux qui sont moins « développés ») sont souvent incapables de pratiquer de telles politiques, qui ouvrent tout grand la porte à l’impérialisme occidental et qui creusent les inégalités de façon dangereuse au sein de leur population (qui donc a tendance à migrer vers le Nord) ; les plus hégémoniques (ceux du Nord occidental) ont dû, pour y faire face, accepter le principe d’un « État minimum » qui les a amenés à affaiblir leur autonomie et qui a mis en cause leur démocratie représentative. En effet, les citoyens se rendent bien compte que leurs dirigeants politiques ont perdu une grande partie de leur emprise sur les États qu’ils gouvernent : pour être élus, ils font des promesses qu’ils savent ne pas pouvoir tenir.
Par exemple, les politiciens promettent de résoudre le problème du chômage, alors que ce ne sont pas (bien au contraire) les États qui créent des emplois ; ils font des « cadeaux » fiscaux aux entreprises étrangères pour qu’elles s’installent dans leur pays : elles profitent de l’aubaine, s’y installent en effet, mais ne créent pas, ou très peu d’emplois. Tout cela fausse le « jeu » politique et provoque une crise profonde de la démocratie parlementaire représentative. D’où le découragement des électeurs qui ne savent plus pour qui voter, ni comment être citoyens : que leurs élus soient de gauche, du centre ou de droite, cela revient presque au même ! Donc ils s’abstiennent de voter, ou bien ils votent pour des partis démagogiques d’extrême droite, qui séduisent l’opinion publique dans beaucoup de pays en stigmatisant les immigrés, auxquels ils font jouer le rôle de bouc émissaire, et en promettant, en vain, de restaurer la souveraineté nationale [23] .
Cinquième proposition : la logique des relations d’influence [24]
Pour que tous les groupes de pression – représentant les multiples intérêts et les projets de toutes les catégories sociales qui interagissent dans une collectivité –, puissent coexister pacifiquement dans le cadre d’un contrat social, il est nécessaire que l’État mette en place des dispositifs légaux et institués de gestion des conflits par la négociation, qui permettent à ces groupes de discuter entre eux, d’établir des compromis et de faire garantir ceux-ci par le pouvoir politique.
Sous le régime du capitalisme industriel national, après plus d’un siècle de luttes, le mouvement ouvrier avait fini par obtenir des États qu’ils instituent de tels dispositifs – la concertation sociale –, grâce auxquels les syndicats ont pu négocier avec la bourgeoisie un grand nombre d’acquis sociaux, dans les domaines du travail, de l’éducation, de la santé, du logement et de la sécurité sociale (indemnisations du chômage, pensions de retraite, assurances maladie invalidité, allocations familiales, pécules de vacances). C’est ce que l’on a appelé le « pacte social de l’État-providence » : il traitait avec égalité tous ceux qui étaient également utiles au bien collectif.
Ainsi, l’institutionnalisation des conflits de classe avait mis en marche une « dialectique du progrès » qui profitait aux deux parties : la bourgeoisie faisait des concessions à la classe ouvrière (progrès social), mais elle récupérait la diminution de la plus-value absolue (résultant de ces concessions) par une augmentation de la plus-value relative, donc, par une croissance de la productivité du travail grâce au progrès technique. Progrès technique et progrès social s’engendraient ainsi réciproquement, en un « cercle vertueux ».
Les changements signalés ci-dessus ont remis en question le contrat social de l’État-providence, parce qu’ils ont affaibli les trois partenaires sociaux : la bourgeoisie industrielle (propositions 2 et 3) et l’État national (proposition 4), mais aussi les mouvements syndicaux dont les luttes courageuses et persistantes ont valu à nos sociétés la plupart de leurs acquis sociaux. [25] En effet, la vieille classe ouvrière a perdu une grande partie de sa capacité de résister à la domination sociale : le mouvement ouvrier est en déclin partout, la capacité des syndicats de travailleurs de se défendre contre la domination de la ploutocratie, en exerçant sur elle des pressions efficaces (notamment par la grève), s’est considérablement réduite au cours des dernières décennies.
Il y a plusieurs raisons à cela : la hausse de la productivité du travail a engendré du chômage structurel (donc une « armée de réserve » de travailleurs en recherche d’emploi) ; les gestionnaires des entreprises sont devenus inaccessibles à cause de la mondialisation ; ils délocalisent leurs activités et trouvent ailleurs (notamment dans les pays dits « émergents ») des travailleurs plus soumis et plus exploitables ; le socialisme a perdu une grande partie de sa crédibilité et le communisme n’en a plus du tout. Dès lors, depuis quatre décennies, les acquis sociaux du pacte social se réduisent comme une peau de chagrin : ils sont « rongés » petit à petit dans tous les domaines. Le principe de sens du contrat n’est plus l’égalité, mais l’équité qui relève plus d’un « darwinisme social » que d’une solidarité instituée : à chacun selon ses mérites, étant donné ses performances dans la compétition interindividuelle généralisée.
Cette évolution s’explique facilement. En se mettant – bon gré, mal gré – au service de la ploutocratie, les États nationaux sont contraints de pratiquer des politiques d’austérité budgétaire : en effet, ils doivent faire des économies sur les dépenses publiques et sociales, pour permettre aux entreprises de réduire les coûts du travail et de payer moins d’impôts, afin de les rendre ainsi plus compétitives sur les marchés internationaux. Dès lors, les États rendent plus difficile et/ou plus cher, l’accès des usagers aux avantages que leur prodiguait l’État-providence, dans tous les domaines signalés ci-dessus (santé, éducation, sécurité sociale, etc.). La conséquence est que toutes les organisations du secteur public ou parapublic (la justice, les écoles, les hôpitaux, les centres publics d’aide sociale, la police, les entreprises publiques…) doivent gérer une contradiction entre, d’une part, une forte croissance de la demande (due à la hausse des inégalités, du chômage et de l’exclusion sociale) et des ressources financières insuffisantes pour y répondre. [26]
Bref, l’État-providence a été progressivement remplacé par l’État social actif [27] . Il serait plus juste de parler de « l’État activateur », car sa politique consiste à « activer » les individus et les groupes sociaux exclus des bénéfices du contrat social, afin qu’ils résolvent eux-mêmes leurs problèmes, en comptant le moins possible sur la solidarité instituée : il faut qu’ils soient « entrepreneurs » de leur propre subsistance. Du même coup, l’État désamorce la « dialectique du progrès » signalée ci-dessus : il sacrifie le progrès social sur l’autel du progrès technique.
Sixième proposition : la logique des relations d’autorité [28]
Toute société s’efforce de socialiser ses membres (venus par fécondité naturelle ou par immigration) : elle tend à « fabriquer » les individus dont elle a besoin pour pratiquer les relations sociales dans les champs relationnels examinés ci-dessus. Ainsi, elle leur apprend à occuper les places qui leur sont assignées dans un ensemble social intégré.
La société capitaliste industrielle s’efforçait de « fabriquer » des individus dotés de compétences utiles aux finalités collectives. Ils devaient savoir jouer leurs rôles sociaux : être de bons fils/filles, élèves, maris/épouses, pères/mères, travailleur(euse)s, citoyen(ne)s, etc., bref, des hommes et des femmes « ordinaires », comme l’écrit Charles Taylor. En revanche, la société capitaliste néolibérale a besoin de « fabriquer » des gens dotés de compétences individuelles : ils doivent apprendre à se conduire comme des consommateurs insatiables, des compétiteurs impitoyables et des communicateurs infatigables. Il faut qu’ils trouvent du sens à leur vie en la passant à comparer les « rapports qualité/prix » de tous les biens et services qui leur sont offerts et qu’ils s’endettent pour les acheter ; il faut qu’ils soient mobiles, flexibles, imaginatifs, créatifs, qu’ils se battent comme des loups pour conserver leur emploi (ou en trouver un meilleur) et payer leurs dettes… et qu’ils se passionnent pour le football ; et il faut qu’ils passent leur temps le nez collé sur un écran (celui de leur GSM, de leur GPS, de leur PC ou de leur TV), qu’ils surfent sur le « web », qu’ils « tweetent », qu’ils « likent » et qu’ils collectionnent des « amis » sur « Facebook ».
Or, évidemment, c’est très exactement de ces individus-là que la « machine » néolibérale a besoin pour « tourner », en les faisant participer, aux logiques du savoir, de la puissance, de l’hégémonie, du pouvoir et de l’influence, telles que je les ai analysées ci-dessus. En écrivant cela, je ne prétends pas que tous les individus qui composent nos sociétés acceptent d’entrer dans ce « jeu » : je sais bien que beaucoup résistent et cherchent des alternatives. Je dis seulement que c’est de tels individus « consommateurs compétiteurs connectés » dont la logique néolibérale a besoin pour fonctionner et qu’elle les « fabrique » avec une grande efficacité.
Septième proposition : la logique de la légitimité [29]
Les êtres humains, parce qu’ils sont (ou se croient) « sapiens » (donc dotés d’une conscience nettement plus développée que toutes les autres espèces vivantes), éprouvent le besoin de donner du sens (une orientation et une légitimation, donc une signification) à leurs pratiques dans les six champs relationnels qui viennent d’être examinés. À moins d’y être brutalement contraints par la force, ils ne pourraient supporter de vivre dans un monde qui leur paraîtrait arbitraire et absurde. Pour donner du sens à ce qu’ils font, disent, pensent, ressentent, les acteurs créent donc de la culture : ils croient à des principes éthiques, sur lesquels ils fondent la légitimité de leurs valeurs, de leurs intérêts, de leurs traditions et de leurs affects.
Cependant, ils interprètent différemment ces principes selon la position sociale (dominante ou dominée) qu’ils occupent dans les champs relationnels auxquels ils participent. Pour les acteurs dominants, « donner du sens », cela signifie justifier le savoir, la puissance, l’hégémonie, le pouvoir, l’influence ou l’autorité qu’ils exercent, c’est-à-dire produire des idéologies. Pour les acteurs dominés, en revanche, cela veut dire projeter un avenir meilleur, une société plus juste, c’est-à-dire, produire des utopies. Mais les idéologies et les utopies ont en commun de n’être que des interprétations opposées des mêmes principes culturels de sens, ceux d’un modèle culturel régnant.
Pour mieux faire comprendre cette proposition, sans doute trop abstraite, je recours volontiers à la métaphore des « commandements ». Avant l’avènement de la modernité, quand nos sociétés européennes étaient encore régies par un modèle culturel religieux (chrétien), l’Église catholique attribuait à Dieu les fameux « dix commandements » (et en rajoutait elle-même cinq autres) : avoir une « vie bonne » consistait alors à se conformer à ces injonctions, donc à tendre vers une inaccessible sainteté. Sous le règne de la (première) modernité, ce modèle culturel chrétien n’a pas disparu, mais, après un ou deux siècles de tensions et de conflits, il a été réinterprété par ceux qui ont préparé et mené les révolutions industrielles et démocratiques.
La conception régnante de la « vie bonne » a ainsi changé peu à peu : au lieu de se soumettre aux commandements de Dieu (entendez, de ceux qui parlaient en son nom), il convenait, pour avoir une « vie bonne » de se soumettre à ceux du progrès (entendez, là aussi, de ceux qui parlaient en son nom). La société capitaliste industrielle nationale reposait alors sur le modèle culturel de la modernité progressiste : tout le monde croyait au progrès (que le destin de l’humanité était de maîtriser la nature par la science, la technique et le travail et qu’ainsi, demain serait meilleur qu’hier).
La bourgeoisie croyait au progrès, mais pour elle, selon son interprétation, donc son idéologie, il s’agissait du progrès technique : la croissance des forces productives et de la productivité du travail. Le prolétariat, lui aussi, croyait au progrès, mais pour lui, selon son interprétation, donc son utopie, il s’agissait du progrès social : l’amélioration de ses conditions d’existence jusqu’à atteindre une égalité réelle (et pas seulement formelle) entre tous les membres de la collectivité. De même, les acteurs qui croyaient au progrès, croyaient aussi en quatre autres principes de sens : la raison (celle, rationnelle, de la science et celle, raisonnable, de la démocratie) ; l’égalité (formelle ou réelle) ; le devoir (d’apporter une contribution utile à la collectivité) ; et la nation (qu’ils appelaient patrie). Ces cinq principes constituaient les « commandements » de la première modernité, auxquels les modernes croyaient, bien que les acteurs dominants et dominés en donnaient des interprétations, idéologiques ou utopiques, différentes. [30]
Or, les profonds changements qui ont été analysés ci-dessus, ont produit aussi une mutation dans la culture : le modèle culturel progressiste (celui de la première modernité) a cédé sa place à un modèle culturel subjectiviste (celui de la seconde modernité). La transition de l’un à l’autre s’est faite lentement. Elle a commencé dans les pays du Nord occidental vers le milieu des années 1960, et s’est propagée ensuite dans le monde, surtout dans les villes et parmi les jeunes générations. Il n’est pas certain qu’elle soit terminée aujourd’hui, mais les deux modèles peuvent très bien coexister dans la tête des acteurs (individuels ou collectifs), même si cette coexistence peut leur poser des problèmes très complexes. [31]
Le modèle culturel subjectiviste régnant aujourd’hui n’est pas du tout (contrairement au discours des acteurs dominants) un appel à la « liberté » de l’individu : il se fonde, lui aussi, sur quelques principes éthiques de sens, que l’on peut également appeler des « commandements » et, qui peuvent être interprétés différemment par les acteurs dominants et dominés. Le principe culturel central me paraît être la croyance au principe de l’épanouissement personnel. Chaque individu qui adhère à ce principe est convaincu que son destin consiste à être sujet et acteur de sa vie personnelle : « sois toi-même » serait donc le principe culturel central (d’où l’adjectif « subjectiviste », qui me semble le plus approprié pour qualifier ce modèle culturel).
Ce principe central en impliquerait également quatre autres : que chaque individu ait le droit de choisir lui-même la vie qu’il mène, afin de réaliser ses préférences, ses goûts, ses dons, ses talents ; qu’il ait le droit au bonheur (de se sentir bien dans son corps, dans sa tête et dans son cœur) ; qu’il ait aussi le droit à la sécurité (de vivre dans un monde politique, écologique et éthique qui soit sain et sûr, donc sans peur [32] ) ; et qu’il ait enfin le devoir d’être tolérant, car les autres ont les mêmes droits que lui. [33] Et, du même coup, il est convaincu aussi que la société – donc son État –, doit lui offrir les ressources (l’éducation, la santé, la sécurité, l’emploi…) dont il a besoin, sans lesquelles il sera exclu de la vie sociale, ne jouira pas de la reconnaissance des autres et sera par conséquent incapable de mener une « vie bonne », de réaliser le destin personnel que la culture régnante attend de lui.
Évidemment, ce principe central du modèle culturel subjectiviste est interprété différemment par les acteurs dominants et par les acteurs dominés. Pour les dominants, être sujet et acteur de sa vie signifie, selon le credo de l’idéologie néolibérale, devenir un consommateur avide de nouveauté (et endetté), un compétiteur performant et un communicateur toujours connecté, donc un « individu CCC » (proposition 6). Pour les acteurs dominés, cela signifie évidemment refuser cette interprétation idéologique et proposer une nouvelle utopie : je crois que celle-ci, bien qu’elle reste encore très confuse, dispersée et ambiguë, s’exprime aujourd’hui dans la multitude de mouvements sociaux et politiques qui résistent au néolibéralisme et lui cherchent désespérément des alternatives.
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Ainsi « fonctionne », me semble-t-il, la logique du capitalisme néolibéral : on voit bien comment, dans chacun des sept champs constitutifs de la vie sociale, les acteurs ont besoin d’imposer à ceux des autres champs, les changements dont ils ont besoin pour mener à bien ceux qui leur conviennent. Bien sûr, je le rappelle, il ne s’agit que d’une logique dominante et ses modalités de réalisation diffèrent d’une société à l’autre. En outre, tous les membres des collectivités ne sont pas obligés d’obéir à cette logique, de se laisser emporter par elle. Ils sont dotés d’une conscience et ils peuvent dire « non ». Mais, même si elle ne les détermine pas complètement, la logique néolibérale conditionne très efficacement les conduites de la plupart d’entre eux. Et c’est tellement plus facile de se soumettre que de se rebeller ! Pourtant, partout, des voix s’élèvent pour affirmer « qu’un autre monde est possible ».
Ayant compris comment cette logique « fonctionne », nous pouvons nous demander maintenant comment la combattre efficacement.