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Alain Bésil, écrivain. Le mystère du lac Pohénégamook. (extrait, chapitre 2)

L’achat du motorisé

La logique elle-même devient inefficace, puisqu’elle est
logique de l’inanité. Elle n’est, dans plupart des cas, qu’un
mécanisme tournant à vide dans ce labyrinthe à mirages qu’est
tout cerveau humain. Seule l’ignorance jointe au silence, trace
la voie royale de la libération.
La Cendre et les Étoiles

Jacques Lacarrière

That itself is a poisonous twentieth-century attitude. When
you want to worry something, that means you no longer care
about it and want to get on other things.
Zen and the Art of  Motorcyle Maintenance
Robert M. Pirsig

 

C’était par un bel après-midi de mars, pendant que l’hiver s’en allait à compte-gouttes, avalée lentement par le sol. Les égouts biberonnaient cet eau sale, comme s’ils avaient vécu trop longuement dans un désert de lumière. Blanc là, gris ici, noir de plaques, poivrées entre les bancs de neige et les touffes vertes dissipées en talles. On aurait dit une toile en construction d’un peintre qui avait entrepris le grand tableau de l’été. La Joconde de nos âmes. Le sourire insidieux qui nous traquait. Le mystère…Le grand mystère du réveil… Les Incas avaient sans doute raison d’adorer le soleil. C’est le Tintin de l’âme. La soif de lumière, la faim insaisissable de l’étincelle qui nous habite. Comme le tison qui a donné à l’homme la découverte du feu.
LE soleil, d’une rondeur parfaite, mitraillait de ses rayons cette terre confuse, fluctuant entre une saison et l’autre.
C’était la vie, rien que la vie. En tout, tout, tout, ce qu’elle contenait. Les oiseaux jouaient un air béni, ensemençant d’une canzone tapageuse l’air et le ciel.
C’est là que nous rencontrâmes notre vendeur.
Nous étions en face d’un occidental aux yeux crasseux et à la mèche de chevelure pâteuse, mais aux dents blanches comme un évier de PDG. Il est facile de distinguer un occidental vivant dans un pays riche : plus il est vieux, plus ses dents sont blanches. Des dents de bébé dans un contour de bouche déjà cernée de plis Je voyais cela c’est comme un cheveu dans la soupe d’un menuisier sans chat.
– C’était vous le type qui a écrit La dernière guerre mondiale.
– Oui. Comment le savez-vous?
– Je suis un fervent de votre œuvre.
-Vous lisez et vous vendez des autos?
-Vous conduisez et vous écrivez?
– Ouai! Fis-je, béat.
– Nous cherchons…
– Oui, je sais, un motorisé…Trancha-t-il.
Puis il ajouta :
– Et pas trop gros, n’est-ce pas?
– Exactement. Un usagé si possible… Pour éteindre un peu -excusez-la, cette industrie : Un homme, une bagnole.

– Je ne sais pas si je peux me permettre une remarque…

– Allez-y

– Vous ressemblez à Marie-France Bazzo.

Je me suis tourné vers Éva. Il avait raison, qu’elle avait un petit quelque chose de Madame Marie-France : grande, bien charpentée, coquine, charmante, intelligente. Une féline à talon haut… Une sorte de Michelle Obama… Mais rousse…
– Ah! Je vous le concède. Vous avez l’œil…
Il nous pointa du doigt un véhicule alluré, de dimensions modestes, assez espacé toutefois pour contenir deux habitants, deux ordinateurs, et un espace entre vos êtres,… J’aimais cette phrase de Gibran.
-Qui était donc l’ancien propriétaire.
-Il est plus qu’ancien, il est décédé.
-Je vois qu’il y a une guitare de peinte sur la porte.
-Oui, on peut l’effacer si vous le voulez.
– Non, j’aimerais la garder pour conserver une parcelle d’âme de ce propriétaire. Combien pour le véhicule?
-7,895$

– Qu’est-ce que la dame a à dire sur le véhicule? Dit le vendeur, en souriant.
-Je vous présente Éva Vitanski, Dr en…Anthropologie, Dr en médecine également… Un passe-temps…
– Comme moi, les carcasses ne l’intéressent pas. Blagua-t-il
– Tout à fait!
Il lui tendit une main moite et exémateuse. Au même moment, une mouette passa dans le ciel battant des ailes, comme pour applaudir le conseiller.

Éva enleva ses lunettes teintées et regarda l’homme droit dans les yeux.
– Il y a un problème? Le prix est bien bas pour un tel véhicule.
Il parut embarrassé.
– C’est vrai! Je dois dire que plusieurs clients l’ont ramené, mais il n’y a jamais eu de problèmes mécaniques. Jamais nous en avons connu la raison . Puis il ajouta :
– Ils affirment que la radio ne capte que des airs country.
– Pardon?
Les cils d’Éva prirent le l’amplitude.
– Oui, vous avez bien compris. Ils n’arriveraient pas à régler la radio sur d’autres postes. Ce qui me semble bien mineur comme problème…
– Auriez-vous une licence en droit?
Il me regarda, médusé.
– Pourquoi me demandez-vous cela?
– Vous parlez toujours au conditionnel.
– C’est mon patron qui est avocat. Il m’a fait suivre une formation dudit emploi. J’ai passé trente heures avec lui.
– C’est un véhicule hanté? Demandais-je, taquin.
Nous avons éclaté de rire en chœur. J’en avais les larmes aux yeux, Éva esquissait un narquois sourire, quasiment froid.
Puis elle me décocha une œillade émerillonnée.
« Un véhicule hanté! C’est ridicule!»

L’affaire du siècle!
Nous en étions convaincus
***
Nous nous mîmes en route vers Pohénégamook.

Une chaleur accablante colonisait la cabine. Nous roulions en piétinant les ombres brimbalantes en même temps que les pans de lumière sur l’asphalte gris. Éva barytonnait des airs d’opéra. Éva chantait, mais d’une contorsion qui m’assommait: raidie du thorax, dans une pause empesée, elle catapultait son chapelet de notes, le bec en tuyère de fusée.
Pour alléger l’atmosphère je lui suggérai de chercher un poste à la radio.
Elle comprenait mon agacement mais s’en moquait éperdument. Éva était un être fort, têtu. Ce la l’amusait que je la critique. Cela l’égayait que je puisse me moquer d’elle.

Elle appuya sur les touches.

Nous nous sommes regardés: les seuls postes étaient des postes de musique country. Quand je visais les rétroviseurs en forme de guitare, je ne pouvais m’empêcher de penser au vendeur. Quand je regardais la route, j’avais toujours dans ma vue ce cheval argenté flanqué sur le capot. J’avais l’impression de galoper au lieu de rouler. Et le cheval, qui paraissait avoir été mal vissé, oscillait de la tête à chaque fêlure de l’asphalte.
– On dirait que c’est vrai que le véhicule est hanté. Dit Éva.
– Voyons! C’est une légende …campagnarde. Je suppose que nous sommes à l’heure émissions de musique western.
– Je suis sceptique…
***
Un trajet sinueux dans une forêt sans fin. Des sapins agenouillés par la force des vents, des trembles rachitiques, brûlés par les passages des fardiers rustauds. Tout cela dans un jeu d’ombres et de lumières qui passait.

Je me souvenais d’une halte routière, en plein milieu du trajet, et nous décidâmes d’y passer la nuit afin de profiter de notre nouveau jouet.
***
Les saucisses braisaient pendant ma lecture. Les crépitements, les volutes noires qui semblaient vouloir rejoindre le ciel… Tous ces éléments, mêlés aux odeurs fortes et rances me bouleversaient, sans que j’en connaisse la raison.
Je levai mon livre pour vérifier la cuisson : elles étaient comme nous, ces saucisses, terminant leur cycle de cuisson dans une vieillesse prématurée, se ridant, se tortillant, pour livrer le produit d’une délectation finale. Mais quel était donc ce but? Notre plaisir du palais?
Nous nourrir?
Je savais sciemment que le but de leur vie serait bientôt atteint. Je restai un moment figé, emmuré dans cette vision universelle, percevant toute la chaîne alimentaire de la chair à l’esprit, de l’esprit à l’âme. La saucisse comme un Christ s’offrant à nous… Taurobolique, rougeâtre…C’était l’hostie américaine : le travail acharné d’un mélange de tueries et de fourberies chimiques, ces leurres de palais de la cuisine rapide.
Je fis la lecture des ingrédients et cela ne me rassura guère.
Il en est qui ont leur madeleine, d’autres leur saucisse. Cet instant, reclus, fit jaillir en moi toutes une série de pensées et de préoccupations.
Je voyais Jeanne D’Arc au feu…Braisillant sous le plaisir de la foule. Crispée, torsadée, boucanée, déshydratée sous de longues langues de feu. Tout cela à cause de la folie des hommes. La foule devait crier, hurler, scander. On tue dans le plaisir, parfois. On tue par peur des fantômes. On tue pour tuer nos peurs.
J’essayais d’interrompre ce déchaînement de pensées. Mais je me disais que je réfléchissais…Or, j’étais la victime d’un flot involontaire de d’élucubrations de mon cerveau qui bouillait, fermentant et transformant ces parcelles en un amas en apparence solide. Car, en fait, nous sommes pensés . Si nous ne détruisons pas ce mouvement ingouvernable, nous sommes tous victimes de cette effervescence.
Je me suis alors dit que la connaissance était irréversible.
Ma vie, nos vies, étaient en quelque sorte détruites. Ruinées cet amassement de connaissances, cette manie de scalpeliser notre existence.
Et plus nous nous livrions à ce supposé savoir, plus nous nous enfoncions dans le malheur : nous étions condamnés, désormais, à vivre avec ce poison.
C’est à partir de ce jour-là que j’ai cessé de lire les journaux : c’était probablement la forme la plus virulente de pollution. Quand l’esprit est pollué, on ne peut pas sauver sa carcasse en sirotant des Oméga-3. Le naturel était devenu chimique. Et les journaux étaient remplis de crétins qui répétaient simiesquement leur petit savoir de copier-collé trafiqué.
Au moment de manger, je pris la saucisse, la glissai dans le pain moitié blanc – sorte d’Obama – déjà vendu sous l’étiquette Le Choix du Pésident, et je l’étudiai. J’étais affolé. Affolé et railleur. Car je voyais nos ancêtres affrontant un ours, je me trouvais ridicule, jocrissement débile :
– Éva, j’ai peur de la saucisse.
Je savais qu’on ne pouvait tuer quelque chose de mort.
Il me fallait trouver ce qui me tuait.

-Éva. Repris-je
– Oui.
– C’est quoi la pensée?
– C’est faire le tri dans une coulée de lave.
Je n’ai rien ajouté. Éva avait le sens du raccourci.

***
Neuf heures.
Le feu de camp crépitait, les braises se tricotant aux étoiles, ces cendres du ciel.
Le tison a toujours été pour moi une sorte de représentation de l’univers : un tison naissait, s’allégeant comme une âme s’envolant dans le ciel, s’atténuant de leur lumière pour défier l’organe que sont nos yeux. Mais ils étaient toujours vivants, invisibles, retombant lentement pour s’affaisser, telle une plume, rejoignant avec indolence le sol dans le but nourrir les arbres qui naîtraient plus tard. Je voyais là cette éternité à laquelle nous appartenions. La braise dans son essence est une substance solide qui atteint son absolu par consumation extrême, telle la souffrance humaine à son apogée.
– Je m’ennuie, Éva.
– Vous pensez trop.
Elle lisait un roman populaire pour se détendre : Infinitude d’Amour. L »histoire d’un prince arabe monogamique, qui rencontre un jour une itinérante dont il perçoit la richesse d’âme. Il lui achète un centre de désintoxication et la confie à un chirurgien qui lui fait subir une suite de séances hypnotiques afin de lui refaire l’esthétique de son parcours malheureux. À la fin, elle ressemblait à une héroïne des films de Chaplin.
– Intéressant votre livre?
– Assez! Si ce n’était pas moi qui l’avais écrit, je serais tenté de connaître la fin…

10h49.
– Je n’arrive pas à dormir…
C’était comme ça à tous les soirs. Éva souffrait d’insomnie. Après qu’elle eût essayé tous les médicaments, l’idée me vint de retourner en arrière dans l’histoire de l’humanité. Une partie du cerveau a été programmé pour ce moment de paix qu’est le soir. La nuit est une grande et nécessaire paupière. Excité, le cerveau ne peut se rééquilibrer. J’ai fait des conférences sur le sujet : 10,000 ans de sommeil. J’ai eu une offre d’une compagnie pharmaceutique qui m’a dépêché un étudiant en médecine, tout beau, tout propre, si blanc en dehors, qu’un Satan devait se cacher sous cet habit d’homo-cravatus.
La méthode était simple : une bougie. On ne peut pas avoir de la lumière la nuit et dormir.
– Voulez-vous éteindre la machine à grillons, Alain?
Nous avions acheté un CD gravé des chants de grillons, une espèce en voie de disparition mais qui pollue les trames sonores des films. Cependant, pour les veillées nocturnes, on n’a pas fait mieux depuis la Ford-T.
Somnolant, tournai le volume en sens inverse, de sorte que le son se répandit dans la forêt dans un boulevari à déchirer les tympans d’un Charles Prince.
– Pardon!
– La bougie s’est éteinte. Rallumez-là, je souffre d’angoisse. Je suffoque…
-Bien.
– Je t’aime.
– Moi aussi.
J’ai éteint la bougie.
– Ferme tes yeux… C’est comme ça qu’on refait la nuit en soi.
Je passai une main douce sur son ventre agité, essayant de la délivrer de ses peurs.
Car pour les humains, toutes les nuits se résument en une crainte obscure de la mort.
Puis je lui murmurai à l’oreille ce petit virolai.
Near, far, wherever you are
I believe that my heat will go on
J’étais sûr qu’elle coulerait dans un profond sommeil.
Ce ne fut pas le cas.
– Je ne dors pas, Alain. Répliqua-t-elle sèchement.

Il ne restait qu’une solution, la meilleure, l’ultime
***
Comme préliminaires je tirais les fils de son pyjama un a un, jusqu’à ce que mon désir explose au frôlement de sa chair déjà chaude et vibrante. J’y glissai mon doigt comme on appuie sur un bouton rouge. Et mon missile s’enflammait, sans sortir de son repaire souterrain. C’est Éva qui se glissait sous terre pour en retirer l’or blanc qui jaillirait en elle, capable de faire rouler tous les véhicules de son anatomie.
Nous nous enfilâmes sous un drap mince comme un papier de riz. Au plafond une caméra nous filmait, tandis que trois écrans nous renvoyaient notre image. Tout ça sous un chant de vagues de mer et de sable, avec des bougies de sel et de pétrole blanc.
Le bonheur n’existe que dans le désir. Je pense que c’est Spinoza qui a dit cela. Et nous vivions sous ce principe. Nous allongions notre plaisir comme un café allongé.

Il suffisait qu’elle lève les genoux sous ces mini-projecteurs rosacés pour que mon souffle se mette à courir.
Alors nous prenions nos doigts comme des bras canadiens dans cet espace inconnu pour aller fouiner nos espaces.
Nous restions en ces positions le plus longuement possible. Je voyais les montres molles de la toile de Dali. Nos mouvements au ralenti, le jeu des lumières et des écrans faisaient en sorte que nous passions au moins deux heures avant d’éclater. Ce qui signifiait glisser mon membre dans cette cavité qui m’avait donné naissance. En la pénétrant je me demandais toujours, à chaque fois, qui de nous deux était l’œuf ou la poule.
Certains moments devenaient si intenses que nous nous demandions si nos cœur ava ient imprégnés chacune de nos nervures, chaque . On aurait dit un battement de tambours d’une armée qui s’en allait à la guerre contre la mort.
Il arrivait quelquefois que je me laissais aller à cette façon de faire animale qui était d’y aller de mouvement saccadés et fébriles, en perte de contrôle, comme englouti par la force du désir. Mais je signe et persiste que nous y allions dans le mouvement d’une fusion et que nous en pouvions en connaître la fin. Peu il importait. Il importait qu’au moment opportun nous devenions comme deux flammes se fondant en une seule et unique. Une combustion qui nous propulsait en dehors de ce quotidien pâle ou nos corps n’étaient plus nos corps, mais nos âmes retrouvées. Mais cette fusion s’éteignait rarement d’un coup : au contraire, elle s’allongeait comme dans un vol de planeur sous le souffle seul du vent des cabines fissurées, en balancements et tangages, tel un atterrissage, tel un retour sur terre. Mais cette terre n’était jamais la même. Elle était comme retrouvée, toute neuve, refaite. L’herbe du voisin était moins verte que la nôtre. Nous étions roses comme un pâturage au lever du soleil. Pourtant, c’était la nuit.

Alain Bésil, écrivain. Le mystère du lac Pohénégamook. (extrait, chapitre 3)

 

CHAPITRE 3

 

LA FEUILLE ET L’ARBRE

 

 

 

Même si tu inventais des millions de roues, tu

ne pourrais pas aller plus loin que la terre. C’est pour ça

que mon camion est un Ford 150, tout rouillé. J’ai

beau lui mettre des pneus neufs, il n’ira pas plus loin

que sa carcasse.

Léon

Quelle surnaturelle merveille !

Et quel miracle ; voici :

Je tire de l’eau et je porte du bois

Poème Zen

P’ang-iun

À quelques mètres de là, un pouvait entrevoir la silhouette d’un vieux camion  pourpre défraîchi, râpé. Ses  vitres, comme les yeux des  vieillards, semblaient souffrir de cataractes : gondolantes, ternes, ridées de crevasses et de fendillements, le monde, à travers elle, se percevait flou, vaporeux.   La vie en avait éreinté et tordu la carcasse. Avec ses convexités distinctives des années cinquante, Léon le comparaît au charme de Marilyn Monroe. Comme toute décennie, celle-ci était  lié costumes, techniques, arts, dans une sorte d’ADN inconsciente. Les idées, à travers les temps, font l’amour aux idées, aux croyances, aux certitudes.  Des formes communes surgissent, sans qu’on en sache la raison, dans des desseins imbriqués  par une architecture inconsciente, s’activant sans cesse.

Deux hommes, affairés, lorgnaient la demeure provisoire  des deux intellectuels, à travers un pare-brise fendillé et parsemé de chiures de mouche et de granulations tenaces.

Le jour s’éteignait lentement, traçant ça et là des lacets d’ombres sur le sol, dessinant des fleurs  charbonnées  sur le sol. Les cimes des arbres – personne ne semblait l’avoir noté – copiaient les structures des fleurs en noir et blanc. Jeu de lumière et de noir.

La nuit.

La grande paupière de l’horizon fermait ses yeux rougis. Ce bout de Terre était fatigué et avait besoin de repos. Et quand Léon jetait un œil vers l’Ouest, ses paupières devenaient lourdes.

Jean-François, son jeune compagnon et chef d’équipe,   avait été embauché par la petite ville dans le but  de saboter l’entreprise des deux chercheurs. Étudiant en Philosophie dans une université de langue anglaise, il retournait dans son patelin,  l’été,  pour retrouver sa famille. Avec sa crinière ondulée, frisottée,  mi-longue,  il affichait  cet air hagard des gens débonnaires pour qui la vie est une balade lente et   assurée. Comme si au bout de celle-ci, le mystère de l’existence serait conquis. Telles les feuilles des trembles, si vertes, qu’ils s’agitaient pour affirmer leur puissance et leur certitude vive face  la venue de l’hiver. Une feuille ne sait pas qu’elle va mourir et s’affaler sur le sol.

Léon, lui, regardaient les feuilles se trémoussant aux vents. Il les regardait parce qu’il était au fait des saisons.

Le jeune homme  sortit de la Ford. Il passa ses mains sur ses jeans poussiéreux. Puis il se retourna vers la Ford 150, et la regarda d’un air méprisant. Le passé était le passé. On lui avait appris l’avenir, rien que l’avenir, là où tout était enfin non révolu. Des moustiques tournaient alentour de sa tête. Il percevait les bruits des maringouins au ras de ses oreilles, les infimes morsures à l’arcade sourcilière. Il détestait la campagne.

Sa démarche, sa prestance, lui concédaient l’air de ceux qui regardent la vie,  enceints de leur culture manufacturée,  avec la légèreté des ailes de la vérité. Il en avait été toujours ainsi, et il en sera toujours ainsi.  Telle une possession, tel un or, qu’à force d’engranger, on peut se prémunir d’une certitude inébranlable.  Son but :  la réussite sociale. S’il vivait dans le moment présent, ce n’était pas au sens philosophique ou zen : mais  par méconnaissance de l’Histoire et des penseurs.  Sa plus grande ignorance était que les idées ont aussi leur histoire, mais qu’elles sont souvent trafiquées. Le passé est toujours dépassé. Au fond, il était victime du monde moderne, et du consumérisme d’idées : la suivante est toujours la meilleure. Bâtir un futur. Une sorte de devise qui le faisait agir.

Il adorait les chats et en possédait deux : Bush et Antibush. Le chat étant  un animal  territorial,  la préservation de son lieu de vie est le moteur principal de ses interactions avec les autres individus. Le maître s’estimait  ainsi : son territoire était celui des idées.   Il avait étudié tous les tracés des grands penseurs, mais il voulait baliser la sienne dans son mémoire de doctorat. Comme tous ceux de son âge,  il avait, par cette naïveté nécessaire à l’existence, l’éternité devant lui. Il ne pratiquait aucune religion, sauf celle d’une spiritualité qui consistait à faire une vingtaine de minutes de méditation transcendantale,  dans le but affété d’éclaircir son esprit pour être plus productif. Il aspirait   à parfaire le monde. La dualité des noms de ses chats était en quelque sorte les bibelots fixes, incassables de son univers intérieur. Le monde – du moins celui sur Terre – représentait une dualité à définir, un mystère qu’un jour on pourrait agglutiner.

Léon, son  employé, lui avait été assigné.  Léon le  menuisier. Pourquoi Léon ? Pourquoi ce Léon, cet ignare qui se promenait toujours avec son parfum de sapin ou de cèdre ? Se frottait -il les aisselles à tous les matins d’un bout de bois ?  Léon, lui  qui  avait appris son métier le tas,  en tâtonnant, sculptant  le bois pour lui donner les formes harmonieuses pour  un accomplissement, une fin  pratique.  Il   avait pris conscience que le bois n’était qu’un matériau qui une fois mort pouvait donner vie à toutes les formes. Ce  matériau, en apparence inerte, pouvait reprendre vie sous des formes diverses. C’était cette mort, cette inertie qui permettait à son créateur de le faire revivre.  Léon avait appris à  faire revivre les choses mortes. Et plus il travaillait sur des formes, plus il se rendait compte que cette mort apparente, cette fomre dormante n’avait pas de fini. Un  arbre n’est pas qu’un arbre : une fois qu’il avait  terminé sa tâche d’oxygéner, il restait de multiples  fonctions. Même morte, cette inertie matérialisée avait au contraire plus de vies que ses cinquante ou cent ans vécus.

« L’arbre attend longtemps, mon gars, très longtemps…Si longtemps que plusieurs hommes vont passer avant qu’ils ne remarquent l’arbre. Il a la patience d’attendre son artisan. »

Quand on lui demandait de fabriquer un table, il fabriquait la table en y a joutant une touche particulière, de sorte qu’elle soit unique, comme l’arbre duquel il l’avait tirée.

« Un arbre ne meure jamais, mon grand. Quand il n’y a plus rien à voir de sa carcasse, il se fait invisible, comme s’il se transformait lui-même en nourriture pour les arbres. C’est juste, qu’en attendant, il reste une nourriture pour les humains… Quand j’ai compris ça, j’ai été étonné… Et je continue de l’être…».

Le futur Dr en philosophie  écoutait ses propos sans grand intérêt. Car pour lui, un arbre était un arbre. Point. Son rôle dans la création n’avait pas de but plus grand que de fournir de l’oxygène ou de fabriquer des maisons. Ou encore ces affreux bateaux laids qu’on vend dans les boutiques comme attrape-touristes.

Il soupira. Ils étaient ensemble depuis quelques jours seulement, et il était lassé d’entendre toujours ce même discours.

Léon découpait sa pomme dans le soir,  avec ce canif usé, la lame arquée par de nombreux aiguisages,  en mangeant une cosse, se délectant, tranquille et béat.

–    Tu ne sais rien, vieux con ! Il y a tellement de choses à savoir. Et c’est tellement beau…

–    On ne peut pas faire une maison avec une branche, mon gars !

Jean-François resta figé un moment, ne sachant que répondre. Il y avait quelque chose dans la phrase qui l’avait intrigué. Mais il ne savait pas quoi. Alors, tardant’à répondre, Léon reprit :

–    Tu as l’air figé mon gars. C’est qu’un arbre n’a pas la chance de s’arrêter et de s’écouter. Nous,les humains, nous avons le pouvoir de nous arrêter un instant. Comme un arbre attend la sève.

–    Explique-moi.

–    Je ne sais pas à quoi ça servirait. Je te regarde, avec ton appareil, là, sur tes oreilles, et je n’entends que du bruit. S’il te faut des sons aussi forts, je ne vois pas l’intérêt pour toi quand tu entends le bruit des feuilles et du vent. Je ne prétends pas que c’est ce qu’il y a de mieux… Je pense seulement qu’on ne sait plus vivre. On fait des livres avec les arbres, mais on ne fait pas d’arbres avec les livres. Pourtant, ils sont de la même souche. Sauf qu’ils sont passés par quelqu’un qui a décidé d’écrire dessus, d’en faire du papier. Alors il s’est dit : « On peut faire plus que l’arbre». C’est certain…

–    Tu viens de le dire… Plus que l’arbre, c’est certain…

–    J’ai dit plus, je n’ai pas dit mieux…

–    Oups ! On devient subtil… Se moqua le jeune homme. Tu vois, t’es rendu à bout avec ton arbre, Léon. Alors, laisse aux jeunes le travail de finir ce monde… De le parfaire, de l’enrichir.

Il y eut un moment de silence.

–    Tu n’as plus rien à dire.

–    Je me suis dit que justement, l’encre a tellement coulé qu’il a noyé les arbres.

Le jeune homme prit une grande respiration :

– Tête de cochon !

***

Il retourna à sa lunette pour essayer de voir les deux amoureux.

–    Quand je construit une maison, lui avait dit Léon , il faut constamment reprendre ses calculs et les adapter. C’est comme ça qu’un jour j’en ai bâti une sur un sol glaiseux. Il a fallu que j’adapte la structure aux mouvances du sol, aux pluies, aux gels, aux saisons. C’est comme ça dans ta vie, mon homme. C’est comme ça… Pire encore : il faut pendant des années la repeindre, refaire des parties de murs usés… C’est comme ça…Je me suis dit que si j’arrivais à faire la maison presque parfaite, il y aurait un peu de moi dans la maison… Quand je regarde celles que j’ai construites, je me dis qu’elles me regardent aussi…

–    T’aurais besoin d’un psy, Léon !

–    Pas vraiment, parce que tout ce que tu construits dans ce monde, c’est toi. Pas besoin d’un psy qui pense connaître la maison que tu es. Il sait juste placer les chambres au bon endroit… Et encore…

Puis il ajouta :

–    Comment vont tes lunettes, mon gars ?

–    Pas mal.

–    Qu’est-ce que tu vois.

–    Ils ont fait un feu de camp. On voit des braises monter et une aura rouge ovale dans l’air. Je pari qu’ils mangent des guimauves, les chanceux.

Léon ne savait plus quoi dire. Ils étaient tellement différents : l’un travaillait le bois, l’autre égrappait les idées des grands penseurs pour se tricoter une pensée originale.

–    T’es marié ? Léon.

–    Veuf !

–    Ta femme est morte ?

–    Il faut bien qu’elle soit morte pour que je sois veuf…

–    Comment elle était ?

–    Belle ! Avec des yeux comme des chandelles. Elle savait que j’aimais le bois comme je l’aimais, elle. Je l’ai aimée verte, je l’ai aimée à l’automne… Et je l’ai aimée quand elle est retournée à la terre.

–    J’aimerais ça faire un feu de camp. On gèle ici.

–    C’est comme ça les soirs d’été. Et c’est parfait comme ça. Pour dormir il faut être gelé un peu. C’est pour ça que j’aime ce pays… Mais je pense que le pays ne m’aime pas.

–    Pourquoi tu dis ça ?

–    Parce qu’il n’y a plus de pays… Avec la mondialisation, les pays sont dans tous les pays. C’est comme si les sapins étaient devenus des érables parce que le monde veut des érables.

–    T’es un drôle de numéro…Léon !

Il continuait à contempler le feu de camp, fasciné par ce fanal de braise délinéant un arc carminé dans la nuit humide.

–    Tu vis en ville ? Jeff

–    Pourquoi vous m’appelez Jeff ?

–    Parce que J.F., au son, ça fait Jeff.

–    Et qu’est-ce que ça a voir avec notre mission ?

–    Rien. C’est juste que je te trouve bizarre de regarder les braises d’un feu de camp alors que le ciel est un feu de camp. En ville, vous ne voyez rien. Ce qui vous éclaire, vous aveugle. Je le sais… Ma belle-sœur habite en ville. Je suis allé la visiter un jour, en pleine canicule. Elle avait laissé la fenêtre ouverte parce qu’on crevait de chaleur. Les bruits des autos, c’était plus terrible  que les mouches ici. Au moins les mouches ne beuglent pas.

–    Mais ici les artistes ne chantent pas. Il n’y a rien ici…C’est mort. Les jeunes s’en vont en ville parce qu’il y a de la vie. Tu devrais voir la rue les vendredis soir… On s’amuse comme des fous…

Léon ne savait trop que dire.

–    Tu veux une bière ?

–    On ne boit pas au travail, Léon.

–    Je ne trouve pas que c’est un travail que de regarder les gens avec des lunettes d’approche, fit remarquer Léon. D’abord, ils ignorent que nous sommes là. Tu veux voir quoi ? La sorte de pyjama qu’ils portent. Il y a longtemps que j’ai cessé de travailler.  J’ai travaillé trois ans pour une compagnie qui voulait que je leur fabrique des moules en bois.

–    T’as raison. Donne-moi une bière.

–    Qui te dit  que j’en  avais ?

En rigolant, il fit sauter le bouchon.

***

Le temps passa. Et plus les bières se vidèrent, plus les espions s’amusaient.

– Ils sont vert pas à peu près…Les voilà à la chandelle.

– À moins qu’ils s’offrent une partouze sous les draps. Les chanceux…

– Ce sont des intellectuels.

– Ben! Ils ne sont pas dangereux. Les sociétés ne se servent plus d’eux.

– À quoi ça sert alors de connaître, de savoir?

– C’est quoi une thèse?

– C’est une hypo-thèse. Ajouta-t-il en souriant.

– Je ne comprends rien à ce que tu dis…

– J’ai envie de pisser

–  C’est plus clair….Vas-y, je surveille. C’est pas les poteaux qui manquent…

Il ouvrit sa fermeture éclair. Au moment où il le fit, le chant des grillons déchira le silence de la forêt.  L’engin pris dans la fermeture éclair, en tirant sur celle-ci, traça une mince ligne rouge sur son pénis. Il hurla.

***

– Tu ne trouves pas que le son s’est éteint de façon étrange?

– On dirait qu’il a accouché d’un son nouveau…

–    Drôle de son ! fit remarquer Éva. On dirait une vache qui meugle.

 

Alain Bésil, écrivain. Le mystère du lac Pohénégamook. (extrait, chapitre 4)

CHAPITRE 4

L’ACCIDENT

«La vérité  n’est pas en quelque lieu lointain, elle est dans l’acte de regarder ce qui est.»

Krishnamurti

Tout déchirement nous amène à l’idée de créer une couture.

Alan Kart

Il est une étrange manière de vivre  cette  vie : chercher. Chercher un sens à celle-ci.  Tous les intellectuels qui sont passés en ce monde,  les philosophes, les chercheurs, les braqueurs d’idées, se sont demandé comment fonctionne l’Univers. Un avocat nommerait cela un «vice de procédure». Car, en fait, chercher est une activité «terrestre» et un passe-temps.  Elle est liée à l’idée qu’il y a un montage et une finalité. On ne démembre pas la structure de l’Univers, on structure l’Univers après un cumul, une capture de séquences qui nous donnent la plus grande illusion du monde : la connaissance.

Nous ne connaissons jamais vraiment. Mais nous la bâtissons toujours.

Les oiseaux se contentent de voler. Leur activité est le vol. Les humains, eux, cherchent à créer : leur activité est leurs actions. Et chaque fois qu’ils sont en «vol», ils se demandent comment ils volent, ce qui les fait voler et, surtout, pourquoi ils volent.

Ils diront que c’est l’air. Ils diront que c’est Dieu. L’idée la plus étrange est que Dieu a créé – si on peut dire ainsi- l’air pour respirer et le fait de voler est comme ces médicaments inventés qui traitent des maladies par effet secondaires.

L’être humain pense que Dieu est un cerveau. En un sens, oui. Mais il est un rêve avant tout. Et il a toutes les libertés du rêve. Tous ceux qui se réveillent avec le souvenir de leur rêve étrange diront : «Ce rêve était stupide». Pour l’humain, ce qui n’est pas organisé, ou qui ne l’est pas à sa manière est bête.

À penser ainsi, la forêt est «bête». La forêt du désordre où les lièvres font leur maison.

Alors, Dieu serait  un idiot.

Dieu apparaît plutôt comme  un subconscient dans lequel nous vivons. Et tous les matériaux sont là, sans ordre.

L’Univers fonctionne. Bref, il besogne, il se meut, et il joue à créer dans une sorte de  débris d’une structure génétique jamais stabilisée.

L’idée que nous nous en faisons est que celui-ci a un but : un long travail sur un temps qui nous apparaît infini. Nous lui accordons un «dessein», une finalité, comme s’il bâtissait, dans un plan bien établit un «avenir.  Comme si l’Univers était une sorte d’esclave à notre service. Et la plupart des gens attendent que l’esclave fasse le travail à leur place.

Et quand vient le moment de confronter toutes ces «vérités», il s’ensuit un combat d’idées. Il en ressort deux choses : une idée nouvelle et des vieilles idées,  ou conceptions, allant toutes aux rebuts.

L’humain a appris le jeu des idées. Les réalisations, de par ses découvertes, lui ont donné raison quand sont apparus des résultats techniques.

L’erreur a été qu’il a pensé décoder l’univers et que c’était là son rôle.  En fait, il n’en a pris que quelques matériaux et, en les joignant, a créé quelque chose de fugace : un momentané gonflé à la mesure de son orgueil et de sa vanité.

***

On roulait, dispos et alertes après notre petit déjeuner

Éva m’a demandé :

– As-tu bien dormi.

– Très bien…

J’avais toujours caché à Éva m’a «technique» pour  sombrer dans le sommeil. Elle, étranglée, nerveuse, anxieuse, cherchait toujours dans une façon prompte pour dormir.  Elle la  cherchait.

J’avais ma façon de le faire :je  créais le sommeil par un soudage   de rêves éveillés pour re-créer une esquisse de rêve pour y pénétrer. Je fabriquais en fait un «moule» de rêves.

Un soir c’était une aventure avec une femme que j’avais rencontrée par aléa  dans un magasin, ou ailleurs. Un autre, une simple aventure dans un décor d’un pays que je n’avais visité que par mes lectures ou ces documentaires télévisés.  Il suffisait d’un regard accidentel pour créer un monde, le mettre en cage, et le garder pour le soir.

On n’entre pas dans le sommeil par la porte de la raison.

Pour que vienne le sommeil, il fallait le composer comme une sorte de  symphonie, en notes et en rythmes, de manière à ce que le sommeil se  pointe. Le sommeil est un rêve à l’image du monde : il n’a pas d’ordre. Je ne créais pas un ordre avant de dormir, je construisais un désordre,  tel qu’il  s’en trouve dans les rêves. S’endormir, c’est défaire cette façon de faire du jour, si lié à la «raison» et à une vision cartésienne. Non. Le sommeil est comme un chat qu’on appelle dans le soir : il faut que le message soit simple.

Dormir est un désordre.

Je  m’enfile dans un rôle qui est déjà le spermatozoïde d’un rêve. Alors, en quelques secondes, je croule.

Mais comment dire tout cela à Éva ? Chacun a sa façon de vivre, de voir et, surtout, de structure.  Chacun a ses angles. Et nul ne sait si ces angles proviennent de vies autres, antérieures, présentes, mais différentes.  Je ne sais. Mais si je peux partager,  je partage. Le partage n’est jamais entier : il est à la limite le partage de fragments d’êtres.

L’entièreté est complexe comme la charpente de la structure chromosomique.

Dormir,  c’est mourir un peu… Mais de plus en plus, les gens ne savent ni vivre, ni dormir, et encore moins mourir.

L’univers est vieux. On dirait que parfois il se conduit comme une habitude…

***

Nous roulions lentement. J’ai regardé dans le rétroviseur : une petite voiture bleue nous suivait. Une Honda Civic. Elle zigzaguait. J’ai vu que le conducteur s’impatientait. J’ai alors tenté d’accélérer. Mais le moteur se mit à hoqueter.Toujours, toujours, on cherche la raison. Il n’y en avait aucune : le motorisé avait été remis à neuf.

Il y avait deux occupants dans la voiture. Deux jeunes. J’entendais le bruit d’un rap, les  vitres étant ouvertes.

Sur la route ondulée, toujours imprévisible, je vis les jeunes nous dépasser et nous faire un doigt d’honneur.

Puis ils accélèrent bruyamment et continuèrent de nous regarder avec un air hautain.

C’est alors que se produisit l’accident.  Leur voiture frappa une autre à quelques mètres de nous. Au choc de celle-ci,  dans le pare-chocs arrière, l’une prit la droite et culbuta dans le fossé.

Éva hurla.

L’autre voiture, par ricochet, prit la voie de droite et heurta un VTT qui traversait la route près d’un petit pont surplombant une rivière.

Tout se passa en quelques secondes.

Je n’eus que le temps de freiner pour voir les trois véhicules éparpillés dans le décor. Bizarrement, en dérapant, le VTT, frappé par la petite voiture propulsa une pierre qui heurta une hirondelle en plein vol. Je vis l’oiseau frappé, déplumé, et se dissoudre lentement dans le ciel, culbutant  en son vol brisé. Puis il s’affala comme une pierre sur le sol.

Je suis resté rivé en un temps qui me parut long sur cet oiseau frappé par une pierre.

J’ignore pourquoi j’étais fasciné par cette «scène».En même temps, une mouche s’aplatit sur  le pare-brise et fit une tache de couleurs qui me rappela une peinture d’un peintre célèbre dont j’ai oublié le nom. . Or, en regardant la mouche, je vis l’oiseau qui tombait, comme si la mouche avait été la mire et que mon regard avait tué l’oiseau.

Éva demeura figée.

Et je sais que nous nous sentions tous les deux hors de celle-ci, comme propulsé dans un autre monde, une dimension, où tout s’arrêtait, où tout nous figeait.

Nous sommes sortis lentement du motorisé. Une chaleur intense et un grand silence régnaient sur la route biffée et calfeutrée de goudron.

– Alain ! Vous êtes blessé au front. On  dirait qu’une mouche vous a frappé.

J’ai passé mon doigt sur mon front. Une  tache rouge au bout de mon doigt.

Comme si la mouche avait traversé le pare-brise et m’avait heurté le front.

Je m’essuyai.

Pendant les deux heures qui suivirent, les secours arrivèrent, les odeurs de caoutchouc et de métal brûlé me pinçaient les narines.

Dans tout ce brouhaha d’ambulanciers, de policiers, de curieux  qui grimaçaient, nous nous tenions tranquilles, simplement là,  à regarder un spectacle.

Mais une dame, une brunette avec son grand micro, vint nous voir.

– Comment est arrivé l’accident ?

Je suis demeuré muet.

Depuis le début, les gens, les autos, bref, tout le monde, avait piétiné la carcasse de l’oiseau.

Écrabouillé. Plat.

Il ne restait qu’une ou deux plumes agitées par le vent, qui clignotaient, comme pour nous dire qu’il y avait toujours une quelconque vie en lui.

En fait, personne n’avait été blessé. Mais toutes ces carcasses de métal brisées, tordues, impressionnaient.

La plume qui gigotait encore au vent, s’arracha de la carcasse de l’oiseau et se remit à voler, toute frétillante et agitée par le passage du camion-remorque.

Alain Bésil, écrivain. Le mystère du lac Pohénégamook. (extrait, chapitre 1).

CHAPITRE 1

L’homme sans la société des hommes ne

peut être  qu’un monstre parce qu’il n’est

pas d’état préculturel qui puisse réapparaître

alors par régression.

Les enfants sauvages (Lucien Malson)

Naître c’est mourir à l’infini pour entrer dans le fini. C’est s’arrêter dans le mouvement pour pénétrer dans l’illusion du temps. Et de cette illusion nous est donnée l’impression de commencement et de fin. . Naître c’est entrer dans l’ombre. C’est avoir les yeux du corps ouverts et ceux de l’âme fermés.

Infini et dualité.

Ali Saïd Salabi

Longtemps je me suis couché tard. La télévision n’était pas éteinte que j’allais m’enfermer dans mon bureau pour essayer de rattraper le temps perdu. Ce temps perdu  pendant le jour à m’escrimer de ne pas être le singe d’un singe du plus savant des singes.

Je lisais tous les journaux, je regardais tous les programmes de télé, je dépouillais, à l’avenant  tous   les grands livres de ce temps et ceux dit vétustes. Et plus je lus, plus les écailles des yeux de mon esprit s’épaissirent. J’en vins à ne plus croire en rien. Mais dès l’instant suivant je croyais à nouveau que ce que j’avais découvert était «vrai».Et c’est ainsi que se révéla la grande illusion de la vie, la source de toutes les souffrances : la foi. La foi dans toutes les découvertes et tous les menus de la vie qui, en fait, n’existaient pas dans la nature… J’en vins  par conséquent à formuler un système par lequel j’échapperais désormais aux fluctuations et aux tâtonnements, pour éviter d’être cette roue tournant à vide dans la vie : douter de mes croyances  et croire en mes doutes. C’était la seule façon de véritablement progresser.

La   plus grave erreur de notre monde consiste à figer des lois pour ne pas avoir à affronter cette vastitude : le dégorgeoir absolu et qui nous castre en une illusoire délivrance.  Je ne craignais pas la grandeur et le mystère de notre monde ou des mondes, des humains, des inhumains, ni des surhumains. Ma soif  inapaisable avait sans doute  débuté,  enfant, en contemplant un ruisselet qui faisant office de miroir aux images valsantes et floues,  un ciel tout aussi énigmatique autant pas sa profondeur que par le visage girouette des nuages qui dessinaient et redessinaient le ciel sans que j’en sache la raison. Ce n’était que le vent. Le vent créait. Le vent transformait. A  chaque respiration il se glissait en moi, s’enfournant dans mes alvéoles pulmonaires pour me refaire, me refaire, me refaire, jusqu’à ce que mon corps s’use de ce gaz qui nourrissait mes cellules en un feu qui me consumait lentement et me détériorait.

J’allais donc mourir un jour, comme ces nuages dilapidés, déchirés par cette force invisible à l’oeil.

Je pris donc  très prématurément  conscience de la manipulation des individus et des masses sous toutes ses formes, en maîtrisant, contrôlant toutes ces craintes propres à ce bimane encore plus amoché par les ondes des fours à micro-ondes, les téléphones  cellulaires, et des calculs mensongers, mais ô combien déguisés du  savantisme trafiqué de toutes les formes de connaissances humaines.   Celui qui est figé par la foi, vissé à tout ce chahut, victime des convulsions ou des discours vides,  antalgiques,  devient une proie facile pour le prédateur matérialiste. Nous étions mous, malléables, tels des planchettes  de bois devait affronter un champion de judokas. Le citoyen  – même dans les églises de connaissances que sont les universités – est guidé vers une entreprise rigoureusement calculée et persistante: la création de nouveaux esclaves. Le citoyen ne rame plus : il tape sur le clavier d’un ordinateur, conseille les petits épargnants et, s’il réussit , achète un coin de terre rond au milieu d’un océan. Il fuit la plèbe. Il fuit les proies qu’il a dévorées, comme les Inuits qui dans leur sommeil craignaient que les âmes proies tuées le jour  reviennent pour se venger.

Mais pour Éva et moi, ce n’était là  que l’alpha du  progrès de nos âmes,  de  la délivrance de ces broderies terre à terre, et des illusionnistes qui  font éclore des lapins dans haut-de-forme noirs.  Nous avions toujours été à l’affût de tout, aiguisés. Du moins, nous en étions convaincus. Pourtant, nous en doutions… N’étions -nous pas encore des cyclopes quasi monstrueux? Descartes avait un bandeau noir à l’œil de son cerveau. C’était un pirate qui n’avait parcouru qu’une mer du savoir, de la recherche:  celle de la raison pure.

Tout cela allait bientôt changer.

***

Le téléphone émit son chant habituel : l’air  de Carmina Burana.

–    Alain, c’est pour toi…

–    J’arrive.

Je partage ma vie avec Éva Vitanski depuis une dizaine d’années. Je l’ai connue entre deux livres lors d’un salon à Québec. Notre rencontre s’est poursuivie entre les  deux draps d’un motel miteux, froid comme un igloo, un soir de novembre. Vous savez ces soirs entre l’automne et l’hiver ou la pluie hésite – comme si elle craignait de mourir – à se transformer en cristaux?

Le propriétaire-pingre- déclencha le chauffage avec la clef de la porte.

Ce qui réchauffa nos ardeurs : nous nous mîmes au lit. Nos ébats et nos rires durèrent jusqu’aux heures toutes petites du matin. Il n’y eut qu’un moment de répit : elle passa au pissoir, au milieu de la nuit. Je prêtai oreille à cette averse en clapotis excitants, exhumant mon plaisir d’enfance à écouter le gargouillis des ruisseaux. Et j’imaginais…

Nous ne nous sommes jamais plus quittés depuis. Sauf pour aller au petit coin…

Éva est détentrice d’un doctorat en Philo, ainsi que d’une maîtrise en Anthropologie de L’Université de Gilmore au Nébraska et d’un  DES du Ministère de l’Éducation du Québec.

Cultivée Éva! Étonnamment cultivée! Elle connaît l’Homme de la tête au pied : de la verrue plantaire jusqu’aux causes possibles de l’alopécie androgénitique. Mais, avant tout, c’est une personne censée. Ce qui ne coure pas les rues, les universités, les parlements, et la Toile.

***

–    Allo!

–    Bonjour Alain, c’est votre éditeur.

–    J’avais reconnu le timbre de votre voix, dis-je, découragé.

–    J’ai un contrat pour vous.

–    Payant?

–    Très payant.. Après, vous serez en mesure de vous payer des vacances à Kamouraska

–    J’habite à dix kilomètres…

–    Pardon! Je pensais que c’était loin…

–    Non, mais c’est cher… J’espère, au moins, que ce n’est pas trop ennuyant. Le dernier – vous savez – ce livre sur les aliments qui provoquent le cancer, eh! bien, je me suis passablement ennuyé, et j’ai pris cinq kilos …Sans compter les dangers encourus…

–    Que diriez-vous d’aller chasser un monstre marin?

–    Un monstre marin ?  Je n’ai pas grand intérêt pour la haute finance.

–    Non. Un vrai… Je vous le jure… Enfin! S’il existe… Vous serez payés pour le savoir

***

Ce soir-là, je me mis au travail, sans circonstancier  à Éva de notre  aventure. Je voulais lui efaire la surprise de cette expédition saugrenue,   cette  bravade nouvelle au cœur d’un mystère aussi étanche qu’un cercueil fabriqué au Canada.

J’essayais de dormir,  les yeux grands ouverts, tout excité, pendant qu’Éva ronflait, barbotant des lèvres en clapotis, le cerveau apparemment  agité. C’était bien elle! Elle qui tramait la nuit ce qu’elle mettait à jour sur notre petite planète.

J’ai quitté le lit  sur le bout des pieds pour aller fouiner.

En glissant les mots Pohénégamook – monstre, dans Google, je cueillis  1380 résultats, dont l’un  fort intéressant.

Les premières apparitions de la bête remonteraient au XIXe siècle. Celui-ci serait pouvru d’une bosse sur le dos et de taille impressionnante, décrit comme serpent de mer, baptisé Ponik en 1974 lors des célébations du centenaire de St-Éleuthère.

Le commentaire qui suivait me fit sourire : un témoignage malagauche mais poilant :

j’ai déjà vue le monstre ! je me baignait à la tête du lac et je me suis fait frôler les jambre par quelques chose de dure ! et puis moi et mon amie avons entendu un petit bruit qui ressemblait au son de la baleine et un bout de queue d’au moin 2 mètres sortir de l’eau, il fesait nuit et nous étions seule ! mais je peux dire que nous sommes reparties vite au village !

Se faire frôler par quelque chose de dur… Une queue d’au moins deux mètres…

En persistant dans  mes recherches  que je découvris un témoin vraisemblablement  encore vivant.

Notre râteau à foin avait de grandes roues  de bois qui séchait durant l’année et avant les travaux, il fallait le mettre à l’eau pour faire renfler les moyeux afin qu’ìls ne tombent pas en pièces. Pour ce faire, nous poussions l’instrument dans le lac jusqu’à quelques centaines de pieds de la grève.

Comme à chaque matin, à bonne heure, j’allais me baigner et nager dans le lac, pendant que mon père soignait et préparait les chevaux. Ce jour-là, derrière moi, j’entendis un bruit de métal et un fort clapotis dans l’eau. De sa longue queue, la Bête frappait les dents du râteau . J’étais terrifié, j’ai crié à l’aide et figé sur place. Alors le gigantesque animal souleva sa trompe surmontée d’une tête de cheval et me regarda un moment qui me parut une éternité. Puis lentement, il fit le tour de l’instrument, se glissa dans une vague et disparut sous l’eau.

***

Ce matin-là, la radio était  branchée sur l’émission de Christiane Charrette. qui recevait l’astrophysicien Hubert Reeves dont le dernier livre s’intitulait Je n’aurai pas le temps.

Il ne sait pas s’il va disparaître à sa mort, sombrer dans le néant ou aller s’asseoir à la droite de Dieu. Toutes les portes sont ouvertes, même celles du ciel.

– Il n’a qu’une vision cosmique, comme si l’Univers était une œuvre d’art qui a un but,  me fit remarquer Éva.  C’est étrange de ne pas voir dans cet Univers autre chose qu’un amas de matière, un Big Bang, une naissance, et quand il y a naissance, il y a mort. Je me souviens de ce poème qui dit :

Do you suppose

A caterpillar knows

Its future lies

In butterflies?

–    Pour moi, la  véritable science consiste à ne rien laisser de côté pour comprendre…  Même la maison hantée de Rivière-du-Loup… Ou celle du New Hampshire.. Il ne faut rien laisser de côté. Quelqu’un a dit que la pomme mangée par le cheval n’est pas différente du cheval.

–    Que faites-vous Éva?

–    Je viens de lire  qu’un glacier du pôle, près de 50 kilomètres de glace, est en train de fondre. J’essaie donc de sauver la planète en tentant de calculer les moyens de glisser ma vieille sécheuse dans un sac à poubelle. Je vais donc aller chez le cinquailler me procurer une corde à linge.

–    Seigneur! Vous vous en donnez de la peine…  J’ai une bonne nouvelle, Éva.

–    Ah! Oui. Laquelle?

–    J’ai obtenu un contrat pour une recherche.

–    Une recherche? Nous ne faisons que cela…

–    Une aventure, pour être plus précis…

–    Une aventure?

–    Ou des vacances… Partir tout l’été, ou presque à la recherche d’un monstre.

Elle faillit s’étouffer avec sa rôtie ondulée  par une surcharge de beurre. Éva porte attentionà son allimentation, mais pour le beurre, on dirait qu’elle a un faible ingouvernable.

–    Avec quel argent?

–    C’est ça la bonne nouvelle : on nous octroie  20,000$. pour la location ou l’achat d’un motorisé.

–    Il y a anguille…

–    Je ne sais pas. Mais c’est de la petite bière. Selon notre agent, l’argent proviendrait de groupes désirant faire la lumière sur un phénomène étrange : le monstre du lac Pohénégamook.

–    Et au programme aujourd’hui?

–    L’achat d’un motorisé. J’ai fait une recherche sur l’internet. Je pense avoir déniché le bijou  qu’il nous faut.

***

Mais, à quelques dizaines de mètres, cachés dans la forêt se tenaient deux individus bigleux louchant  le motorisés. Ils étaient cagoulés, portaient des gants de caoutchoucs noir du Dollorama et lorgnaient dans une paire de lunettes infrarouge le  motorisé.

–    Tu vois bien.

–    Pas encore : j’attends qu’il fasse noir…

Alain Bésil, écrivain. Le mystère du lac Pohénégamook. (extrait, chapitre 6).

Extrait d’un roman en construction

CHAPITRE 6

LA PENSION DE VIEILLESSE

Quelques minutes après que le Titanic fut déchiré

en son flanc par une pointe d’Iceberg, quelqu’un hurla :

Il faut sauver le Titanic!

Bonne idée! Si chaque passager a une tasse pour

vider l’eau, je pense que nous y parviendrons.

– Mais les passagers? S’enquit un officier de gauche au Capitaine.

– Ah! Oui!… Bof! Ils se tueront à la tasse… Après tout ce ne sont

que de passage…Ce navire est éternel…

Éva Vitanski.

Chroniques d’une mort allongée.

Nous vîmes la pancarte,  au virage d’une route, camouflée  de quelques bosquets.

LA PENSION DE VIEILLESSE.

Résidence pour personnes âgées.

C’était à cet endroit que la personne de l’âge troisième nous avait guidés.

La construction datait de la fébrilité de l’après deuxième guerre mondiale. Une relique du mouvement religieux et de sa mainmise sur le peuple québécois : la statue d’un saint était flanquée en plein milieu du parking. Les bras évasés. Le regard vitreux.

Éva avait noté le nom sur un bout de papier.

Carl Sberg. De descendance allemande, arrivé au pays au début du vingtième siècle, il s’était installé dans une petite ville près du St-Laurent, puis  avait épousé une acadienne.

La porte était

Il fallut attendre qu’une dame vienne répondre.

– Vous avez des parents ici?

– Non, un ami.

– Ah! Monsieur Tremblay?

– Non, Carl Sberg.

Son visage s’albugina. On aurait pu lui allumer la chevelure tellement elle avait l’air d’un cierge. On aurait dit Céline Dion au musée de cire. Mais sans voix…

– Vous ne vous sentez pas bien? Demanda Éva. Je suis médecine…

Elle reprit son souffle.

– Ouf! Je suis émue. Monsieur Carl est… mort.

***

Nous étions dans la  chambre de Carl.  Dans le corridor régnait un climat de panique : cris, larmoiements, propos décousus, lamentations. On se serait crut dans une peinture de Jérôme Bosch, avec ces corps difformes, aux visages boursoufflés, quasi élastiques dans leurs mouvements de panique.

– Puis-je voir vos papiers? Demanda l’infirmière.

– Nos papiers?

– Pour vous identifier.

– Ah!

Nous lui tendîmes.

– C’est bien vous.

– Comment a-t-il su que nous venions le visiter?

– Je l’ignore… Mais il a dit de prendre soin de vous, parce que vous étiez très proches…Il vous a laissé ce paquet…

– Merci!

– Il m’a dit de vous laisser fouiller sa chambre autant que vous le vouliez, à condition de vous occuper de ses derniers préparatifs… Tout est prêt, il ne vous reste qu’à signer…

Ce que je fis.

Quand la dame repartit, j’ouvris le colis : une brique rouge et une plume d’oiseau.

J’étais stupéfait.

La missive ne contenait que deux messages.

Veuilles inscrire ceci sur ma pierre tombale le poème suivant :

Do you suppose

A caterpillar knows

Its future lies

In Butterflies ?

Le mot de passe de mon coffret à la banque est le suivant : LESUIVANT.

P.S : Il y a un disque dur dans l’armoire avec une prise USB. Avalez le contenu du disque de mon ordinateur et formatez- le.

Le tout terminé, nous avons inspecté la  pièce. On pouvait apercevoir un projecteur derrière son lit, accroché au plafond. Le mur d’en face avait été peint en gris, servant d’écran géant.

. J’ai jeté un œil à sa collection de DVD. La plupart étaient en format xvid, téléchargés sur le net. Une collection hermétique allant de la vie de Nicolas Tesla à des centaines de documentaires sur les Ovnis. Une bibliothèque ésotérique, en même temps qu’anarchique, contenant les œuvres de Colin Wilson, d’Ervin Laszlo, et de Simenon.

– De quoi est-il décédé? Avons-nous demandé à la dame en cire.

– Il n’ira pas au ciel…

– Que voulez-vous dire.

– Il s’est suicidé…

– Avec quoi?

– Nous le soignions à la morphine. En examinant la tubulure qui le nourrissait pour le maintenir en vie, nous nous sommes aperçus qu’il avait conçus un conduit adjacent qui pouvait récupérer près de 5% dans des contenants cachés…

– Cachés où?

– Dans des…stylos. Il adorait les stylos… Il les avait vidés de leur encres  pour les embourrer de morphine. Nous supposons qu’il s’est injecté tous les contenants d’un coup.

– C’était un grand écrivain fit remarquer Éva.

– Mais comment savez-vous cela?

– Il avait bâti  un blog sur le net, sur lequel il écrivait chaque jour.. La page de son fureteur  était ouverte sur ce blog… Avec la recette…Fatidique…  N’en parlez à personne, je vous en prie…

Elle se mit à hoqueter, pleurant à larmes chaudes, les épaules vibrantes.

– Je l’aimais! Vous comprenez! Je l’aimais… Nous passions des heures à regarder des films. Je ne l’ai jamais compris… Mais faut-il comprendre pour aimer? C’est pour ça qu’on ne sait plus aimer : on veut tous comprendre. Mais il n’y a rien à comprendre. C’est ce qu’il m’a dit. Rien. Juste vivre. Et quand il m’a fait jouir pour la première fois, je n’ai rien compris de ses explications concernant la sexualité et l’âme. Mais ce que j’ai ressentis n’avait rien d’humain. Au sens charnel…C’était comme aller dans une autre vie un bref instant… Du moins un moment… Mais ce moment, il savait l’allonger… C’était une éternité en soi. C’était un dieu, en un sens…

– Pourquoi nous révéler tout cela?

– Parce qu’il m’a appris la chose la plus importante au monde : me servir de mon intuition. La chair c’est le cadenas, l’intuition c’est, l’ouverture,  l’éternité…  Je n’aurais pas pu dire une phrase pareille. Elle est de lui… Tous ces mots sont de lui. Et tous les frissons aussi…

Elle pleurait comme un volcan gicle de sa lave : brûlante, abondante, s’écoulant dans nos âmes acidulées, brûlées de douleur devant une telle capilotade.

***

Nous sommes sortis de la pension quelques minutes  plus tard,  après avoir fouillé, vidé les armoires,  emporté des hétéroclites objets,  pris des photos de la chambre au cas où un détail quelconque nous échapperait.

L’air était doux et mignard.

Des octogénaires, dans leur balançoire, sous des ormes centenaires se berçaient. Une dame ridée comme une momie, la chevelure rêche, la bouche  édentée, hurlait du haut d’un balcon :

– Je t’attends ce soir, Euclide. Ce soir, au coin noir…

Une dame nous accompagnait.

–    Elle est comme ça. Elle n’arrive pas à renoncer à  sa jeunesse… Elle était belle, si belle!  …Mais vache. Excusez-moi! … Elle était jalouse de notre…union…Méchante avec ça…

Puis elle reprit :

–     Elle croit avoir gardé tout son charme. Il n’y a que des photos d’elle dans sa chambre.  Elle passe des nuits à lire des livres à son perroquet qui lui répète.

– Quels livres?

– Ceux qu’elle a écrits.

– Vous les avez lus?

–    Oui! Une série de dialogues avec son perroquet.

–    Ça se répète?

–    Voyons, Alain, ce n’est pas le temps de gouailler.

***

Assis dans l’auto nous nous sommes regardés. Tels deux miroirs en une conscience unifiée. Du stéréo au mono. Unis. Un. 0-0. C’était comme ça dans les moment dificiles ou nous étions abandonnés à nous-mêmes. Seuls comme deux jaunes d’œufs dans une coque.

– J’ai peur de vieillir Éva, très peur.. Je tremble à l’idée de finir sur une balançoire comme un enfant… Mais un enfant éteint… Attendre que le hasard vienne me chercher… Je n’ai pas envie de vivre cette déliquescence.

–    Et moi? Un accordéon de chair sur un balcon, avec les touches usées, te beugler comme une Juliette usagée mon Je t’aime en boucles… Jamais, au plus grand des jamais… Je préfère mourir…

–    C’est une figure de style?

–    Je veux dire, mourir d’un coup. On achève bien les chevals…

Les habitacles des autos, en été deviennent brûlants très vite. Ça nous a figés un moment, cette chaleur soudaine, chloroformante. On a le cerveau qui surchauffe et – dirait-ont – les glandes qui s’attisent. On redécouvre alors feu… Comme cet éclair qui a déchiré le ciel il y a des milliers d’années, affolant cette créature qui a donné naissance au businessman…

J’ai reculé son siège et je me suis accroupis devant elle. Je lui ai écarté les jambes comme un ouvre un pays pour l’aventure du plaisir,  en remontant le long de sa cuisse. Ses muscles papillotaient. Je serpentais de  ma langue comme d’un python en état d’urgence, léchouillant les moindres parcelles de cette aurore de mes doigts de rose. Mon souffle était devenu celui d’un être en état hypnotique : givré, lent, aspirant la vie. Pourtant, mon cœur semblait battre en chamade comme celui d’un marathonien  éthiopien à la vue du ruban.

J’allais, langue  vague en forme de nageoire, se dirigeant vers les sables des plages du sud  salines, tortillées, avec les extrémités bouillonnantes, de ma langue pour la faire s’égayer  dans frissons de tous les frissons. La convulsion extrême. Ma vie était devenue une ambulance, phares allumés, filant à toute allure vers cette caverne de Platon. J’en étais à la barrière de coton, comme un muret cachant le fruit, la baie défendue.

Éva écarta les bras.

– Que fais-tu? Demandai-je.

– Je ne peux me détacher de cette image devant moi : cette statue de saint qui me regarde les bras ouverts.

– Et tu fais la même chose?

– La béatitude c’est ça : c’est d’avoir les bras ouverts en même temps que les jambes.

Crucifiées sur la banquette, à moitié nue, l’œil vitreux, je la scrutai. Puis je me suis glissé à nouveau sous cette tente. J’étais le scout parti à l’aventure, le pantalon coupé. Au moment où j’atteignis le cercle secret de la vie, j’ai pouffé de rire. Elle m’avait chatouillé les côtes. Tout ça si près, si près, tellement près de son clitoris, qu’elle s’est mise à gémir et à chanter son air de Carmina Burana. Elle riotait du vagin. Je pipais de la bouche. Nous étions tous les deux à jouir en même temps de la vie.

Je me suis reposé un moment sur son ventre, et cet  acul  provisoire.

La vieille, là-haut, hurlait toujours.

– Je te rejoindrai à la buanderie. On fera des saletés…

***

Plus tard, quelques instants plus tard, le temps qu’une araignée tresse une toile.

– Ah! Ce que je donnerais pour fumer une cigarette…

– C’est défendu par l’État, Alain. Défendu, du, du…

– Dire qu’on peut sucer un suçon sucré à 4 ans…

Éva gîtait obstinément dans sa position crucifère, comme pour immortaliser cette bouchée d’éternité.

– Ça sera bientôt aboli : les enfants devront sucer des carottes. Et apprendre à jouer à Wall-Street avant de jouer dans la neige, et à voir toutes les merveilles du givre sur une fenêtre agressée par le froid…

– On va finir par être des momies avant de vivre…

– On dirait. J’en parierais ma blouse…

La tétine sortie de son soutien-gorge pointait le ciel. Je jetai un regard à travers le pare brise mouché : un avion passait dans le ciel, laissant une traînée blanche dans son sillage. Comme 392 fumeurs en cavale.

J’ai soupiré, soupesé, soupiré, pour  cracher mon boulet, alourdis par l’oratorio cruel  de la vie :

– Non, cette planète n’est pas pour le vieil homme…