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Je les regardais depuis des mois, ces armoires. Elles me faisaient souffrir… Car il fallait les nettoyer. Les vider de leur contenu et passer au torchon mouillé chaque menue pièce, chaque tasse, chaque cuillère. Je ne pensais pas souffrir autant en regardant des armoires. En fait, la vraie souffrance était de regarder les armoires et de penser que j’allais souffrir en les lavant.
J’ai pris trois jours à me faire à l’idée : lundi, les armoires.
Quand j’ai ouvert le premier panneau, j’étais déjà mort : ce qu’on ramasse et ce qu’on garde est le poids écrase. Il y avait une telle multitude de petits objets, qu’en en faisant la somme, ils auraient pu écrabouiller une auto. De là sans doute vient l’expression : Ça m’écrase. On est juste écrasés par le poids de ses pensées…
J’ai pris mon courage d’une main et mon torchon de l’autre.
Tranquillement, à petit pas de paresseux, j’ai vidée la première. Puis j’ai lavé le fond comme un chat fait sa toilette.
C’est en frottant chaque petit, voire infime objet que le calme s’est installé. L’esprit est un grenier qui nourrit trop de fantômes. En plus, il les crée. On ne souffre que d’être hantés.
Plus j’avançais, plus les gestes se mutaient en un dynamisme qui se renouvelait. La tristesse des pensées empoisonnées s’est transformée lentement en la joie de l’artisan. Quand on fait le tour des objets avec un linge mouillé, on le regarde, on le retourne, on y réfléchit. La pensée infernale, passe par une sorte d’église… Les pensées nous construisent.
Et tout dépend comment on travaille sa petite demeure. Car peu importe où l’on est, on est toujours dans la demeure de soi. De sorte qu’il n’existe qu’un seul château, qu’une seule richesse : celle qu’on construit. Et plus la douceur et l’amour de faire est grand – même dans l’apparente insignifiance d’une armoire à nettoyer – plus la demeure du corps est agréable.
J’y ai passé des heures. J’ai jeté des minuscules objets rouillés. Rouillées comme des idées reçues. Rien de pire que les idées reçues : ils encombrent les âmes comme tous ces «oubliés», jamais remis en question dans les tiroirs. On les garde par peur de manquer de quelque chose. On les garde par conviction que les posséder nous déleste de la peur.
Au bout de deux heures, j’étais dans une sorte de monastère. J’égrenais mes objets comme des petits grains roses et douillets.
On trouve des trésors dans l’ablution d’infimes bibelots : j’ai sorti du tiroir un petit éléphant sculpté aux Indes. Souvenir qui avait été donné à ma mère par une amie lors d’un voyage.
J’ai souri.
Je l’ai frotté, retourné, examiné. Ce n’était pas la beauté de l’objet qui me fascinait. Non, c’était tout simplement le souvenir de ma mère qui collectionnait les minuscules éléphants pour la chance qu’ils sont supposés représenter. C’était d’ailleurs le plus petit bibelot de l’appartement de ma mère… Pourtant, c’était lui que je regardais toujours quand, assis sur les causeuses, nous parlions de la vie. Je me demande si à travers le temps la petite sculpture ne savait pas qu’un jour je la découvrirais et qu’elle allait me permettre de découvrir un peu un sens et une beauté ajoutée à cette vie. Que savons- nous du rapport entre les objets et nous? Le bois et la pierre sont peut-être des pièces emmagasinant les souvenirs dans une éternité figée. Alors que nous, nous allons tout frileux dans les petits pas du temps.
J’ai terminé le débarbouillage des armoires hier. Chaque objet a été une histoire, un conte.
J’en suis sorti comme si j’avais lu en lavant.
Puis je me suis reculé, les ai regardé, fier. Fier de mon travail, fier de mon voyage, fier de constater qu’il n’y a rien à nettoyer dans les armoires.
Le grand lavage, c’est celui de l’esprit toujours trop petit pour affronter les faux fantômes des armoires.
La peur est un éléphant qui nous écrase tous.
Gaëtan Pelletier
23 avril 09