
On a appris à vivre en comptant nos jours. On a tous un compteur dans les cellules. Nous sommes des tic tac qui usent jusqu’à devenir silences d’ci. Alors, j’ai vite compris qu’il fallait fuir vers nulle part avant d’avoir une peau plissée d’un caïman qui a passé trop de temps dans l’eau. La vie est un encan où chacun est un objet qui se vend. Et je n’avais pas envie d’être un produit. Un « poissonnet » enfermé dans un beau bocal de société. Finir par puer à force de tourner en rond dans le bocal et regarder la vie à travers un verre épais et déformé. Je savais que le monde était et avait toujours été le raté d’une course folle. Mais étant donné qu’on ne peut rien changer, il faut simplement admettre que le seul pouvoir que nous avons est de nous « changer ». Il ne faut pas s’attacher aux idées, aux concepts, aux modes qui passent, aux illusions des vendeurs du temple bleu. Ce sont fins parleurs automatisés de l’esprit, issus de la crasse des civilisations qui tournent en rond dans les guerres et les frivolités. Des machines qui ignorent qu’elles le sont. Et ce depuis des siècles. Je ne voulais pas faire partie de l’histoire et finir par regretter, vers la fin de mes jours, ma vie…
La poire et l’attrapoire
Il en est qui s’assoient et ferment les yeux. Des bouddhas bout à bout… Comme les filaments torsadés des ficelles tirant des ficelles. Les yeux « penchés » sur le travail… Comme pour ne rien voir de la vie et de la Vie. Le règne des aveugles qui faufilent des aveugles dans une attrapoire millénaire.
J’ai commencé par faire quelques pas, sans rien attendre, peinant. Puis les pas s’allégèrent, mais dans ce mouvement répétitif d’un pas devant l’autre, le regard de l’esprit se laissa imprégner de tous les yeux de la Terre, des passants, des lueurs, des cris, bref, de la Vie.
Marcher à travers la ville avec un sac à dos rempli de petits objets, d’un lunch, d’une paire de jumelles, d’une caméra minuscule. Si la vie semble n’avoir pas de sens, il n’y avait qu’une seule démarche pour atteindre un but, un filament de sens : ne pas chercher le but, mais laisser le cerveau et l’intuition « trouver » le but. Marcher devient alors la plus belle des méditations: les jambes finissent par prendre la place du cerveau bavard. Les humains ont la certitude de construire leurs idées, mais – tel que je le disais – c’est le monde à l’envers- alors c’est le cerveau qui finit par défibrer l’âme quand il est noyé de tout par le vacarme, même celui de la « culture ». La culture, c’est la boue de la prétentieuse Boue. Celle à lunettes et à papiers, assises et échafaudant des plans pour régler les grands conflits du monde. Pourtant, les paperassiers sont ceux qui à travers l’Histoire sont responsables de 90% des morts prématurées.
On cherche un endroit, alors qu’il faut chercher un nulle part… C’est le meilleur endroit pour ne rien faire, sinon que regarder la foule s’émoustiller ou se fabriquer des crampes par les petits matins chauds en allant au travail. Ça puait le stress et l’ennui, l’orgueil et la désespérance. L’artifice vendu à la tonne. De pseudo artistes qui finissaient par trouver le petit filon qui les ferait vivre ou vivoter de cet art qui servait à bouffir un petit air d’ego. Des lunettés, pendus à leur cravate, qui sirotent leurs formules-pubs.
Du vide issu des vides et des vides…
Le tunnel au bout de la lueur
J’étais en train de lorgner de mes yeux une belle jeune femme dans la trentaine, belle comme une étoile qui picotait les soirs d’été. Elle lisait, assise sur un banc vert, à montures de plastique. J’avais pris repos auprès d’un grand chêne, à l’orée d’un parc. Son regard était celui de tous les regards. Même ceux des oiseaux perchés, des filaments de lumières, des reflets des flaques d’eau. Tout. Car je me disais que les gens contiennent tout en eux sans qu’ils le sachent.
Et le livre balançait de gauche à droite comme ces balanciers d’horloges qu’on trouve emmêlées aux fils d’araignée dans les marchés aux puces. Hypnotisée, parfois agitée, elle regardait l’heure et le building géant-gris devant elle.
Je l’épiais comme on épis un épi de maïs : Elle était neuve, fraîchement sortie de la Vie, avec ses boucles jaunes, des yeux verts à petites nitescences d’émeraude, une peau lustrée et de d petits muscles de gymn qui saillaient quand elle changeait de page. Je me disais que « dieu » avait enfermé toute la beauté du monde dans les femmes. Sa coiffure crépitait de lumière, avec ses cheveux tout brillants comme d’infimes aurores boréales. La vie commence par une femme et les émotions également. Comme si nous avions gardé toute notre vie ce grand moment d’avoir été mis au monde par une femme jumelée au mystère de l’existence.
Tout a basculé. On pouvait entendre les sirènes hurler, les voitures se lamenter des pneus, et des regards qui se tournaient vers ce qui se passait souvent dans ces grandes villes. Quand la balle s’est logée dans la tête de la jeune femme. De l’autre côté de la rue, deux bandes rivales couraient en tous sens. Et deux des membres avaient tiré. On entendait la pétarade, mas peu de gens bougeaient. La ville leur avait appris la discorde des sons.
Le livre tomba de sa main en un mouvement de ralenti et les yeux de la dame s’éteignirent. Comme un lampion que l’on souffle, simplement, dans les églises. Comme un lampion qui fond trop vite…
Elle est morte. Quand quelqu’un déménage son âme, on ne sait pas où il va.
Puis la ville a flambé. Un enfant qui jouait dans le parc est allé toucher la dame en disant à sa mère qui hurlait qu’elle dormait. Il s’ensuivit le brouhaha habituel : police, ambulance, sirènes. On aurait dit que la peur les avait rendus vivants. Mais ce n’était qu’une ébullition qui passerait au bulletin télévisé du soir. De bulletin en bulletin…
Je suis retourné à la maison. Par tous les détours possibles. Le soir, vers 19h00, je suis entré dans un petit café pour prendre un sandwich. Et un bon café… Je suis rentré à 23h00.
Le lendemain, j’ai pris le bus pour la campagne. J’ai eu le temps de faire trois villages. Il y avait beaucoup de vieillards venant du passé. Un temps de misères. Il n’y avait pas de café, mais tous les gens avaient du café. J’ai eu une idée étrange en passant dans le troisième village. J’ai décidé de parcourir toutes les rues. Toutes. Et c’est là que j’ai rencontré une dame, vers 10h00 du matin, courbée sur ses plants de tomates. Elle était si vieille, qu’elle ressemblait aux rangs plissés de son jardin. Ma bouteille d’eau était vide. Je m’étais levé tôt pour profiter de la fraîcheur du matin, mais la chaleur avait fini par ralentir mon pas.
– Vous n’auriez pas un peu d’eau? Madame…
– Si je n’en avais pas, monsieur, mon jardin ne pousserait pas.
Elle a replacé ses lunettes comme pour mieux me voir, puis elle les a enlevées.
– Bon! Si vous acceptez de goûter à ma laitue, je vous en donne. Mais c’est une façon de parler. Je suis d’un monde où l’eau était gratuite. Vendre de l’eau! Qui donc a eu cette idée?
… vous m’avez l’air fatigué. Rentrez prendre un café. Même s’il fait chaud, vous savez, ça vous secoue un peu. J’ai ma petite recette…
Ce soir-là, j’ai dormi chez Irma. Quand elle m’a demandé ce que je faisais dans la vie, je lui ai dit que j’étais marcheur et que j’avais décidé de marcher aussi longtemps que je vivrai.
Elle a souri.
Vous marchez pour aller o- Nulle part. Mais nulle part, quand on marche, c’est un peu partout… Et parfois très loin…
– Quand on regarde les étoiles et qu’on leur donne un nom, il se pourrait qu’on donne le nom à un cadavre… Les grands qui ont de grands noms sont peut-être morts depuis longtemps.
J’ai sans doute eu l’air estomaqué.
– Ne vous en faites pas, j’ai bien vu que vous étiez quelqu’un de bien, un peu idéaliste.
Le lendemain, au moment de partir, elle m’a donné son adresse et sac de victuailles.
– Écrivez-moi de temps en temps en temps. J’ai un ordinateur, mais ne l’ouvre plus depuis que je vois mes enfants courir… J’aime bien votre métier de « marcheur »…
***
Pendant deux ans, j’ai continué de marcher et marcher. Une fois par mois, j’écrivais à Irma. Puis un jour arriva une lettre, écrite avec une graphie tremblotante.
« Je pense avoir fini de marcher le jour où vous recevrez ce petit mot. Mais j’ai gardé toutes les lettres bien belles que j’ai reçues de vous. De toutes ces belles rencontres et de toutes les horreurs de la vie. Ce n’est pas que vous m’avez appris quelque chose, mais j’en ai fait un livre que j’ai donné à mes enfants. Il y en a deux sur quatre qui ont décidé de cesser de courir. Arrivera un jour où non seulement on pourra cesser de courir mais, comme moi, cesser de marcher en se disant qu’on a parcouru bien des routes. Bien plus que ceux qui les tracent. »
Irma.
***
Gaëtan Pelletier
P.S.: Je dédie ce petit billet à N.R , le vrai marcheur. Il a entrepris cette marche il y a près de 40 ans et il est toujours sur la route, parfois en bus, parfois en train, et parfois dans son petit appartement à Québec.