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Le Combat De La Raison 13 – L’humiliation et la honte de l’Europe américaine

europe américaine

L’Europe vue par les États-Unis , Crédit image :  Topito

De Dieguez

1 – La psychobiologie de l’histoire
2 – Les premiers pas d’une métazoologie
3 –  » Nous ne sommes pas fiers de lui…  »
4 – La résurrection de M. Vladimir Poutine et la descente aux enfers de la France
5 – Le naufrage des civilisations américanisées
6 – Les naufrages du sens commun sont provisoires

1 – La psychobiologie de l’histoire

Pourquoi apprendre à observer notre espèce de l’extérieur ? Parce que la distinction entre le dedans et le dehors nous aide à cerner le singulier et le collectif. La psychobiologie nous aidera à situer le particulier d’un côté et l’universel de l’autre. Mais cette scission est trompeuse, tellement notre cerveau est demeuré plus collectif que jamais. Que vaut le regard que le plus grand nombre porte sur sa propre masse? Cet œil-là a seulement pris le relais de la cécité d’un ex-quadrumane à fourrure. Plus tard, son globe oculaire a accédé à un monothéisme schizoïde et greffé sur un paradis de sucreries. La politique des tribus, puis des Etats sera donc gravée à l’effigie de cerveaux d’une espèce biphasé sur ce modèle.

Aussi est-ce devenu un devoir politique, pour les nations éclairées, d’entrer en apprentissage du dédoublement de notre boîte osseuse, parce que personne ne saurait désormais exercer la fonction de chef d’Etat d’une grande nation sans porter sur l’histoire bipolaire de l’humanité le regard créateur des psycho biologistes d’une conque osseuse en devenir.

Un siècle et demi après Darwin, penser, donc peser les secrets de la politique de la bête cogitante, c’est placer jour après jour le bimane rêveur et tueur dans le laboratoire où bouillonne son évolution cérébrale, laquelle se révèle désespérément sporadique, donc vouée à subir d’un côté, des rechutes répétées et de l’autre, à bénéficier de sursauts fallacieux. Notre connaissance zoologique de nous-mêmes s’est lexicalisée. Elle nous permet, d’ores et déjà, de porter notre auto-examen à l’âge d’une science politique relativement prospective et quelque peu cérébralisée; mais cette science remonte à quelques millénaires seulement. J’en appelle donc aux phalanges macédoniennes de la raison de ce temps, j’en appelle aux anthropologues d’avant-garde, qui savent que nous sommes des animaux que la pratique d’un langage articulé a biphasés et voués à une bipolarité intellectuelle dangereuse. La géopolitique scientifique ressortit désormais à une métazoologie prospective. Cette discipline se demande quels sont les prémisses et les pièges de ce biphasage.

2 – Les premiers pas d’une métazoologie

Par chance, l’heure a également sonné où la vassalisation affective et mentale d’une Europe asservie pour longtemps à une puissance étrangère se trouve paradoxalement freinée un instant par une menace immédiate et concrète, celle qui pèse subitement sur le porte-monnaie des industriels, le gousset des agriculteurs et l’escarcelle des commerçants. Ces trois caissiers ne sont pas des spéléologues de l’abîme. Ils ignorent tout des progrès de l’anthropologie critique, mais ils se découvrent soudainement les otages et les pions d’un empire spectaculairement ambitieux d’étendre son territoire de Paris à Vladivostok.

Or, le César actuel de la démocratie mondiale ne saurait acheter son expansion censée vertueuse – tant politique que militaire et économique – qu’aux dépens des maigres finances de ses vassaux. C’est pour faire échouer la folle ambition de l’empire du dollar qu’il nous faudra en appeler aux citoyens dont le missel aura oublié les préceptes de la trilogie d’Alice au pays des merveilles, de Paul et Virginie et de la Nouvelle Héloïse.

3 –  » Nous ne sommes pas fiers de lui… « 

Le Département d’Etat américain tout entier et M. John Kerry, qui dirige le Ministère des affaires étrangères du Nouveau Monde depuis 2012, auraient-ils réussi à convaincre tout soudainement et en un tournemain l’Allemagne, l’Angleterre, l’Italie et les vingt-huit ombres d’Etats de l’Union européenne de ce que les relations de la Russie avec l’Ukraine seraient devenues par miracle – et, pour ainsi dire, au cours de la nuit – le nouveau point d’équilibre des forces politiques sur les cinq continents?

Que serait-il arrivé si la pensée rationnelle de la France laïque s’était approfondie et si, cent soixante ans après Darwin, la réflexion du monde entier sur l’évolution du cerveau demeuré embryonnaire de l’humanité avait débarqué dans la géopolitique? Croyons-nous vraiment que la mascarade d’un salut politique messianisé dans l’arène du mythe démocratique, croyons-nous vraiment que les rubans et les dentelles de la Liberté, croyons-nous sérieusement que toute cette fantasmagorie verbifique s’accomplira sur la terre ou bien qu’elle sera nécessairement vouée à l’échec de ses fioritures si, par malheur, soixante dix-ans d’occupation militaire de l’Europe par les Etats-Unis n’auront pas suffi à enfanter une centaine de millions d’Européens aux yeux grand ouverts sur l’épicentre artificiel de la planète que l’Ukraine serait instantanément devenue?

Certes, la servitude cérébrale qui frappe soudainement les vaincus s’inscrit plus rapidement que nous ne le croyions sous leur os frontal, certes, la soumission des candidats aux verdicts du ciel de leur vainqueur semble devenir atavique en deux ou trois générations seulement. Mais rien de plus éphémère que le superficiel. Voyez la facilité, donc la fragilité avec laquelle le mythe américain des esclavagistes de la Liberté a enfanté le prodige international de paraître métamorphoser M. Vladimir Poutine en pestiféré aux yeux d’une Europe livrée aux contrefaçons les plus grossières des idéaux de 1789, voyez avec quelle aisance des dessinateurs à la cervelle d’oiseau et aux pattes éléphantesques sont entrés dans cette farandole internationale sans y entendre goutte et au seul profit des Etats-Unis!

Mais rien de moins durable que les jeux d’enfants. Notre Président de la République s’est révélé plus craintif que tous ses prédécesseurs; et nous ne sommes pas fiers de lui. Il n’a pas osé livrer le Mistral à ses acheteurs, bien qu’ils eussent payé leur commande d’avance et rubis sur l’ongle. Mais voyez avec quelle célérité l’humiliation de la Russie s’est retournée contre nous, voyez avec quelle rapidité l’abaissement des peuples est de courte durée! La Russie a grandi à l’école de nos déconfitures et le monde entier a commencé de tourner ses regards en direction du Kremlin. Quel spectacle qu’un chef d’Etat digne des responsabilités attachées à sa fonction!

4 – La résurrection de M. Vladimir Poutine et la descente aux enfers de la France

Même le Wall Street Journal écrit que M. Vladimir Poutine est le vrai gagnant des élections locales françaises des 22 et 29 mars parce que les deux partis de droite devenus majoritaires dans le pays, l’UMP et le Front nationale, jugent honteux qu’une Europe soi-disant ambitieuse de jouer à nouveau un rôle dans l’arène du monde se soit laissé entraîner en vassale à déclarer une guerre économique à la Russie, ce que, dans ses pires cauchemars, le Général de Gaulle n’avait jamais imaginé.

Et pourtant, il faut relever que le microbe de l’Elysée a osé se rendre à Moscou le 6 septembre 2014 pour y serrer solennellement et aux yeux du monde entier, le « nouveau Lucifer » dans ses bras; et ce nain a pris le risque de demander – en coulisses – à toute l’Europe de lever les sanctions saugrenues et stupides qui conduisent notre civilisation dans un asile d’aliénés. (L’Europe, un asile d’aliénés La modernité de l’Eloge de la folie d’Erasme, 5 décembre 2014)

Quant à l’Angleterre, elle se souvient de ce que les grands Etats ne sont réalistes que parce qu’ils sont audacieux, mais que la faculté de regarder la réalité n’est pas à la portée de tout le monde. Londres continue, néanmoins, et à l’instar des Etats-Unis eux-mêmes – d’exporter ses produits en Russie. Ce que voit clair comme le jour l’Angleterre des Churchill, c’est que la Russie et la Chine sont déjà les orchestrateurs de la chute prochaine de l’empire américain – même le Canada, l’Australie et la Corée du Sud ont adhéré à la banque monde pour l’investissement mise en place par Pékin et dont la Maison Blanche a dû solliciter les bonnes grâces aux conditions de l’Empire du Milieu.

Et pourtant, soixante dix-ans après la paix de 1945, une Allemagne occupée par deux cents bases militaires américaines et une Italie quadrillée par cent trente sept de ces forteresses depuis 1943 ne disposent plus d’une liberté politique suffisamment appuyée par le glaive pour qu’une France à nouveau placée dans l’étau de l’OTAN puisse, à elle seule, mettre à nouveau l’Occident en route vers sa souveraineté. Pour que la livraison des Mistral à la Russie fasse l’effet d’un coup de tonnerre à l’échelle du globe terrestre, il faudrait que le réalisme politique des hommes d’Etat de génie bouleversât la problématique et l’échiquier des médiocres C’est cela que la Chine a compris au quotidien: elle sait que la construction du canal trans-océanique du Nicaragua vaut une dizaine de porte-avions américains et qu’une rivale du FMI qui ne serait pas un instrument docile entre les mains d’un maître répond à l’attente du monde démocratique: la Suisse y a adhéré vingt-quatre heures seulement après l’Angleterre, la France, l’Allemagne, l’Italie, l’Espagne. Mais, à force d’hésiter et d’attendre la neige au mois d’août, la France a perdu un gigantesque marché – celui de la vente des avions Rafale à l’Inde. La petite France ne voit même pas où courent les dés, tellement l’éphémère s’est déjà enclos dans l’ étroite enceinte d’un dépérissement de la nation.

5 – Le naufrage des civilisations américanisées

Qu’avons-nous à faire des dentelles et des broderies des démocraties verbales d’aujourd’hui? La preuve de leur défaite est dans la disqualification morale, politique et philosophique du mythe de la Liberté américaine. La fonction des citoyens instruits est devenue intellectuelle au premier chef, ce qui nous condamne à nous colleter avec les fondements parathéologiques, donc parazoologiques de la paralysie mentale qui menace l’Occident.

Exemple: toute la classe dirigeante de l’ Europe sait fort bien que les Etats-Unis sont venus dépenser sur place six milliards de dollars à seule fin de déclencher à Kiev un mouvement de foule artificiel; de même, tout le monde sait que Mme Victoria Nuland – Assistant Secretary for European and Eurasian Affairs – a stipendié des tireurs d’élite afin qu’ils ameutent la foule sur la place Maidan – il s’agissait de présenter un nombre suffisant de cadavres pour que des mouvements de foule locaux se métamorphosent en révolution. Depuis la Fronde, nos historiens connaissent sur le bout des doigts la technique du déclenchement des émeutes.

Mais croyez-vous que la France des chancelleries de cour aurait donné dans un panneau diplomatique d’une construction aussi grossière? Les historiens-et les anthropologues de demain porteront sur nous un regard de l’extérieur. Ils expliqueront aux générations futures et dans le détail les arcanes d’un siècle entier de servitude de l’Europe; et les hommes de la mémoire nous diront pourquoi Mme Merkel a tout subitement sacrifié un quart de siècle de bonnes relations de l’Allemagne avec la Russie – elles étaient au beau fixe depuis la chute du mur de Berlin en 1989. Ce sera dans l’ébahissement, l’éberluement et l’ahurissement que nos descendants découvriront les moyens rabougris, mais momentanément efficaces dont disposait le Département d’Etat américain pour amener à résipiscence les Etats interloqués et titubants de l’Europe des vassaux.

6 – Les naufrages du sens commun sont provisoires

La vassalisation des peuples modernes retrouve les chemins du Moyen-âge. En ces temps reculés, l’ignorance conjuguée des foules et des élites sacerdotales faisait toute la puissance des magiciens de l’autel et d’une nuée d’intellectuels voletants au-dessus des cierges et des ciboires. La raison est un bien fragile, parce que « tout ce qui est précieux est fragile » disaient les Romains. Mais la rapidité avec laquelle la raison, un instant suffoquée, ressuscite à l’école même de ses effondrements successifs résulte de ce que le naufrage des civilisations stupéfaites entraîne toujours une courte débâcle des évidences les plus connues et les plus irréfutablement démontrées, de sorte qu’elles renaissent de leur hébétude de seulement s’ancrer de nouveau dans le sens commun. Ne vous y trompez pas, si l’évidence capitule, c’est seulement pour se réveiller en sursaut.

Nous avons momentanément renoncé à former des citoyens en mesure de démonter les sortilèges verbaux d’une démocratie d’illettrés. Mais puisque le capitalisme moderne se révèle plus barbare et plus sot que celui du siècle de Karl Marx, puisque nous savons que le machinisme moderne fait danser l’anse d’un système économique suicidaire, puisque nous savons que le rêve évangélique du genre humain est décédé en 1989, il est redevenu clair comme le jour que si nous ne perçons pas les secrets anthropologiques du naufrage des civilisations, notre espèce se divisera à nouveaux frais entre ses auréoles verbales et ses prédateurs aux dents longues.

Nous nous trouvons immergés dans un monde d’idéalités totémisées. Tentons de remettre le cerveau d’autrefois de la France en état de marche, tentons de retrouver la cervelle logicienne d’une nation en position de force. Ce sera à ce prix que nous parviendrons à reconstituer les phalanges de la pensée politique du siècle des Lumière, ce sera à ce prix que nous arracherons à l’abîme une Europe à la cervelle en déroute. Ne nous y trompons pas: si tout serf est l’otage de sa propre sottise, la sottise des serfs est la plus contagieuse des pathologies politiques. Mais le temps presse: ou bien nous parviendrons à percer les secrets cérébraux de l’animal eschatologisé, ou bien il sera trop tard pour recourir aux sacrilèges sauveurs.

La semaine prochaine je reviendrai sur l’art de combattre la double ignorance des peuples et des élites de la démocratie mondiale.

Le 3 avril 2015

aline.dedieguez.pagesperso-orange.fr

La condition humaine

1- L’humanité physique et l’humanité réflexive
2 – Les embarras théologiques de la République
3 – L’irrationalisme laïc 
4 – une espèce prise en étau
5 – La responsabilité intellectuelle de la France
6 – L’inculture des Etats et la géopolitique
7 – Les deux enfers
8 – La viabilité des évadés de la zoologie
9 – La planétarisation des décadences
10 – Les vigies du néant

1 – L’humanité physique et l’humanité réflexive 

Parmi les ouvrages dont l’interprétation de leur postérité intellectuelle pourrait nous aider à prendre le chemin d’une anthropologie moins titubante que la nôtre et déjà prospective, il faut compter: L’Essai sur l’accélération de l’histoire de Daniel Halévy (1948); le Précis de décomposition de EM Cioran (1949), Fin de partie (1957) de Beckett, la Colonie pénitentiaire de Kafka (1919), La Condition humaine(1933) de Malraux. Mais les lecteurs qui ont lu mes décodages peu orthodoxes de quelques contrebandiers et violeurs de frontière savent déjà que l’histoire est toujours à la traîne de la réflexion et qu’une herméneutique prometteuse porterait sur le décryptage de l’encéphale d’une espèce devenue semi pensante.

Voir – Mon Panthéon 2 18 janvier 2014

 La déraison du monde26 avril 2014

Car seule une science historique et une géopolitique a rmées d’un télescope nous permettraient de poser la question de savoir si notre civilisation arbore d’ores et déjà des signes avant-coureurs de son anéantissement ou si un bimane ultra mondialisé par ses technologies se révèlera capable de résoudre les apories liées à son hyper développement.

Nous ne savons pas si la mécanisation intensive de la production des marchandises trouvera des débouchés en accélération constante ou si cette automatisation universelle des fuyards de la zoologie les conduira à un auto-étranglement sans remède. Jamais encore le simianthrope n’avait eu à résoudre une contradiction aussi strangulatoire. Il se trouve, de surcroît, que la bête programmée depuis le paléolithique sur le modèle de divers mythes religieux passe sans relâche d’un univers mental limé sur la meule de ses songes à un cosmos asséché par le tarissement ou l’exténuation de ses délires sacrés. Les évadés de la nuit originelle ne sont-ils viables qu’au prix de leur placement définitif sous le joug ou la couronne de leurs cosmologies fabuleuses ou bien ont-ils rendez-vous avec un blocage de leurs neurones tour à tour incurable et guérissable? Quelle est la psychobiologie qui commande l’évolution des fantasmes rédempteurs qui se gravent d’un millénaire à l’autre dans les sotériologies cosmologiques de cet animal épouvanté et béatifié?

2 – Les embarras théologiques de la République 

La question de la vie eschatologique de l’humanité a débarqué depuis des décennies dans la politique intérieure et extérieure de la France. Mais la République est aux abois ; elle ne sait plus que répondre aux centaines de jeunes gens qui s’enrôlent en toute innocence dans la guerre sainte censée répondre aux vœux ardents du prophète Muhammad en Syrie. M. Hollande n’est pas théologien pour un sou. C’est en toute candeur laïque et le cœur sur la main qu’il déclare aux croisés d’Allah que la religion musulmane ne saurait prôner une guerre du salut qu’il qualifie de « terrorisme religieux« .

Il se trouve seulement qu’une divinité triphasée, mais dont la justice unifiée a noyé toutes ses créatures à l’exception d’un seul rescapé dont nous serions tous les descendants transis, il se trouve seulement qu’un juge infaillible et qui nous rôtit depuis lors à la pelle dans ses souterrains, il se trouve seulement que ce monstre aurait des leçons d’équilibre mental et de courtoisie à recevoir d’un Président de la République française un peu mieux informé de la nature des Célestes. Qu’en est-il du trio qui se partage la même chambre des tortures depuis que ses malheureuses créatures se sont à nouveau effrontément multipliées?

Mais si un M. Hollande plus instruit s’avisait d’expliquer ces mystères aux enfants, s’il leur disait que les dieux sont cruels à l’image de leurs cruels inventeurs et qu’il appartient à leurs interprètes les plus talentueux de les civiliser peu à peu – ce qui n’est pas près de convaincre leurs adorateurs les plus sauvages – il violerait la Constitution de la Ve République, qui enjoint à l’Etat de la Liberté et de la Justice de respecter la barbarie des croyances les plus sanglantes. De plus, une jeunesse qu’alerterait l’ambiguïté des propos d’un chef de l’exécutif au courant de l’histoire du monde lui demanderait en retour si les dieux existent hors de l’encéphale de leurs fidèles. Car leurs pédagogues les plus doués les font changer de nature et les éduquent avec tant de lenteur qu’ils ne les font passer de l’état le plus sauvage à une vapeur qu’au prix de mille tracas – ce qui désarme tout l’appareil de leur justice et réduit leurs châtiments les plus effroyables à une gesticulation ridicule. Faut-il précipiter les nations dans la petite ou la grande délinquance si seule une saine épouvante dompte la bête respectueuse des fouets de ses dresseurs? Comment un Jupiter privé de la sainteté de ses supplices serait-il crédible aux yeux des tigres et des lions prosternés devant ses foudres et ses grâces alternées?

3 – L’irrationalisme laïc 

Certes, le peuple français a cessé, depuis près de deux siècles, de proclamer l’existence de Dieu par la voix du suffrage universel, comme Napoléon 1er le lui avait demandé; mais si, dans le même temps, vos trois monothéismes vous livrent encore pieds et poings liés à des tortures posthumes perpétuelles, c’est parce que le hiatus entre des classes dirigeantes de plus en plus instruites et l’inculture des masses remonte seulement à Platon. On sait que le Ve siècle avant notre ère a vu soudainement des philosophes éloquents courir dans les rues à Athènes. Certes, leurs cohortes se sont montrées trop habiles à manier une scolastique de prétoire; mais leurs phalanges sont néanmoins parvenues à imposer les règles de la pensée logique et le carcan des syllogismes d’Aristote à la conduite des cités; et ils ont réussi à faire régner le terrorisme des raisonnements impeccables de la dialectique jusque dans l’arène de l’incohérence du monde.

Puis l’esprit rationnel des juristes romains a permis de porter au pouvoir quelques empereurs lettrés – Hadrien, Trajan ou Marc-Aurèle. Mais sous la République déjà, une classe d’avocats coûteusement initiés à l’éloquence raisonneuse et longuement éduqués à l’école d’Athènes avait converti le pouvoir politique à l’élégance de la littérature. Puis un cléricalisme chrétien à la syntaxe approximative et au vocabulaire maladroit a reconduit les hommes d’action à une théologie armée du glaive et des éclairs de la foi; et les bûchers de l’Inquisition n’ont pas tardé à suppléer à la hache des bourreaux de Zeus. Il a fallu attendre le XVIIIe siècle pour que se creuse derechef un fossé de plus en plus impossible à combler entre les cosmologies mythiques armées de leurs potences et les savoirs positifs fiers de leurs calculs.

Entre 1870 à 1940, la France laïque a semblé profiter d’un répit dans la rivalité entre la sauvagerie des gibets et la sauvagerie d’un Dieu de sac et de corde, mais il ne suffisait pas d’imposer à tout le monde un apprentissage rudimentaire des règles de la pensée logique, il ne suffisait pas de contraindre les écoles religieuses, elles aussi, à engager des professeurs éduqués par un Etat prématurément qualifié de rationnel, il ne suffisait pas d’user du biais des retraites assurées sur fonds publics aux théologiens de la République, il ne suffisait pas d’accorder des soins médicaux aux enseignants d’une foi sanglante et d’acheter les écoles confessionnelles à un si haut prix.

C’était à une ignorance nouvelle, celle de l’Etat laïc, qu’il aurait fallu porter remède. Or, depuis la fin du XVIIIe siècle, la République n’avait en rien progressé dans la connaissance des ressorts et des rouages des théologies. Pis que cela : le darwinisme et la psychanalyse étaient demeurés aussi stériles dans les Etats rationnels que l’héliocentrisme deux siècles durant dans les monarchies de droit divin.

4 – Une espèce prise en étau 

Deux siècles après 1789, non seulement les pédagogues d’un Etat censé être devenu logicien, mais toute l’intelligentsia française de haut vol en ont oublié que le capital psychogénétique des évadés de la zoologie les contraint à respirer dans deux mondes qui les prennent en tenaille, l’un visible et tangible, l’autre imaginaire. Or, aucune anthropologie scientifique ne saurait se fonder sur la méconnaissance de cet étau universel. Aussi, la planète entière est-elle bien vite retournée à la schizoïdie cérébrale qui caractérise un animal que la nature a rendu onirique au berceau. En 1948, un Etat viscéralement juif s’est fondé en Palestine et, dès 2014, la proclamation officielle de l’alliance d’une ethnie avec un monothéisme local a manifesté avec éclat les droits d’une cosmologie mythique sur la scène internationale tout entière. En 1989, la Russie est retournée d’un seul élan au christianisme orthodoxe. Toute l’Amérique du Sud est demeurée unanimement catholique tandis qu’aux Etats-Unis le calvinisme fondait un protestantisme nationaliste des pieds à la tête.

C’est pourquoi M. François Hollande est tombé dans une ignorance sécrétée par des siècles de cécité pseudo rationaliste sur les religions. Comment combattre la « guerre sainte » en France et la soutenir en Syrie? Rien de plus simple: les croisés d’Allah feront une redoutable association de malfaiteurs en France, mais la Turquie et toute l’Afrique du Nord nous enverront en toute légitimité des masses de croyants de Jahvé et d’Allah, parce que la scolastique républicaine légalise toutes les croyances, mais sans en « reconnaître » aucune et au prix de leur relégation vigoureuse dans la vie privée.

Comment réarmer intellectuellement les démocraties dites rationnelles si l’ignorance d’une anthropologie sophistique abusivement qualifiée de scientifique frappe les Etats européens et toute leur intelligentsia en plein cœur et si cet obscurantisme nouveau se révèle plus dangereux que celui du Moyen-Age, parce qu’une République à la fois censée laïque et ignorante des fondements philosophiques du concept de laïcité ne se fait pas respecter longtemps dans l’ordre politique et se trouve bientôt renversée par son inculture. Mais que faire si, comme à l’heure de la chute du monde antique, la question du statut de l’encéphale simiohumain se révèle derechef non seulement le nœud de la géopolitique mais de la réflexion de la science anthropologique mondiale?

5 – La responsabilité intellectuelle de la France 

Mais il y a plus: l’œuvre entière de Platon enseigne que les disciplines scientifiques ne sont pas en mesure de peser leurs propres fondements cérébraux, donc de regarder leurs présupposés de l’extérieur, faute de balance à peser un « dehors ». Elles se contentent donc d’améliorer sans relâche des performances aveugles à leur propre statut anthropologique. Mais il leur suffit pour cela de multiplier des exercices censés rendus intelligibles par les succès pratiques de leurs présupposés méthodologiques. S’il en est ainsi des auto-paiements inlassables dont se nourrissent la géométrie et la physique, ce sera à plus forte raison que les théologies se rendront compréhensibles à la lumière de leur propre axiomatique. Mais la connaissance scientifique de l’histoire et de la politique s’en trouveront frappées d’une quadriplégie inguérissable parce que la France n’a pas fait bénéficier les méthodes des sciences humaines de l’avance virtuelle, mais considérable que la loi de séparation de l’Eglise et de l’Etat semblait lui avoir potentiellement donnée en 1905.

Pourquoi ce grippage? Pourquoi n’avoir pas déposé la notion d’intelligibilité scientifique sur les plateaux d’une balance à peser le contenu anthropologique des signifiants ? Parce qu’on jugeait urgent de libérer l’Etat de l’étau politique de l’Eglise catholique. Cet objectif seulement pratique, donc à courte vue, avait nourri toute l’œuvre du Voltaire du XIXe siècle, le suave Anatole France, qui ne s’est livré qu’à une apologie de la liberté sexuelle certes piquante en son temps, mais devenue vulgaire et stérile de nos jours. Ce qui intéresse l’anthropologie critique, ce n’est ni la satire amusée de la chasteté de l’ermite Paphnuce dans sa Thébaïde, ni la description des charmes de la belle Thaïs, mais la psychophysiologie d’une espèce horrifiée depuis deux millénaires seulement par son mode de reproduction.

Si vous nous racontez les péripéties d’une guerre sanglante, il ne sera pas nécessaire de vous armer d’une science du bimane divisé entre des meutes ardentes à s’entre-assassiner et qui se font une gloire de leurs tueries sur quelques arpents qu’ils appellent leurs « champs d’honneur ». Mais si l’historien du XVIe siècle ignore pourquoi la moitié de l’humanité est prête à se faire tuer les yeux au ciel pour manger effectivement la chair et boire avec ravissement l’hémoglobine d’un homme assassiné tous les dimanches sur ses autels, si vous voulez savoir pourquoi l’autre moitié de cette étrange espèce veut consommer deux symboles d’un sacrifice richement rémunéré de là-haut, vous raconterez seulement le plus sottement du monde une histoire de fous à vos sciences humaines. Car la France de la raison porte la responsabilité de la cécité du monde d’aujourd’hui: elle seule était en mesure d’approfondir quelque peu le « connais-toi » entre 1870 et 1940. Et maintenant, notre classe dirigeante lance bêtement la police de la République sur les traces des enfants trompés auxquels de faux savants ont promis qu’ils seraient propulsés au paradis de leur foi s’ils allaient tuer en toute candeur des mécréants. .

6 – L’inculture des Etats et la géopolitique 

Voyons de plus près ce qu’il en est de l’ignorance dont la classe dirigeante des démocraties d’aujourd’hui se trouve frappée au chapitre du statut anthropologique des religions. Il y a un siècle seulement, nous n’étions pas encore armés pour observer l’oscillation perpétuelle de notre pauvre espèce entre la fossilisation de ses classes sociales et de ses Etats d’un côté et le basculement constant, de l’autre, de nos cosmologies oniriques entre les floraisons sanglantes et l’effritement de nos rituels exténués.

Et pourtant la Chine de la Cité interdite et la Russie des tsars s’étaient pétrifiées côte à côte, la première dans le mandarinat bureaucratique, la seconde dans la perpétuation du servage féodal. L’Etat avait tenté d’abolir cette survivance d’une époque révolue, mais l’échec, au moins partiel, de ce bouleversement de la structure multiséculaire de la société russe avait conduit à l’assassinat d’Alexandre II. Puis, en 1917, la Russie a passé en un tournemain du carcan cérébral du Moyen-Age à une utopie politique ambitieuse de retrouver ses attaches avec le songe chrétien des origines, lequel se réclamait de rien moins que de l’abolition pure et simple du péché de propriété : les premiers disciples de Jésus-Christ s’étaient partagé tous leurs biens, si j’ai bonne mémoire. Mais la chute des civilisations au cœur d’acier dans l’hypertrophie d’une charité à la fois administrative et messianisée est bien connue de tous les historiens laïcs – Justinien disposait d’une armée de six cents pieux fonctionnaires dont la dévotion admirative se réduisait à lui couper la barbe.

Mais la nouveauté de la révolution « rédemptrice » de 1917 résidait dans les retrouvailles soudaines de la fraction orthodoxe du culte de la Croix avec les espérances d’un apostolat radical, celles d’un avènement soudain et définitif du règne de Zeus sur la terre. Cette expérimentation d’un débarquement enfin terminal de la grâce divine s’est révélée riche d’enseignements politiques, parce que les béatitudes évangéliques n’étaient jamais intervenues à une si grande échelle et avec une si grande vigueur parmi les dislocations qui frappent fatalement le monde séculier. Certes, la sécrétion instantanée d’une ecclésiocratie mise d’autorité au service des pauvres avait été divinisée à nouveaux frais, avec la parution, en 1516, de L’Ile d’Utopie de Thomas More, mais la générosité de cette rêverie théologique avait mis en évidence les désastres de la politique gravés dans le capital psychogénétique des Etats simiohumains.

Pourquoi les missionnaires du marxisme apostolique s’étaient-ils hâtés de recruter une caste de fonctionnaires que sacraliserait leur vocation d’exterminer le culte de la propriété privée dans tous les cœurs et tous les esprits, puis chargée de mettre en scène une confession appelée à s’inscrire dans le capital psychogénétique de l’humanité ? Parce que cet évangélisme retrouvait d’instinct la vocation doctrinale qui avait rapidement infecté le christianisme institutionnalisé des premiers siècles. Mais cette mainmise de l’absolu sur les cervelles avait aussitôt ressuscité le modèle de l’immolation sacrificielle des premiers âges, à cette différence près qu’une auto-immolation massive de l’humanité avait pris le pas sur celle des bœufs et des moutons. On avait rempli les couvents d’une chair qu’on offrait sans relâche et toute palpitante à un créateur du cosmos avide de viande fraîche. Le trucidé archétypique était le fils même du céleste glouton.

Le marxisme, lui, crucifiait en masse et de génération en génération non plus un Christ représentatif du prolétariat mondial, mais les ennemis des « masses laborieuses » dans le monde entier. Le clergé du peuple des travailleurs n’était autre que les dirigeants des syndicats, qui officialisaient leur fonction sacrificielle sous la forme doctrinale et catéchétique la plus classique, celle d’une vulgate de la foi armée jusqu’aux dents – la nouvelle théologie hiérarchisait ses dignitaires sur le modèle de la précédente – il n’y manquait que la pourpre, l’or et les broderies du culte. .

7 – Les deux enfers 

Le même ratatinement et le même rabougrissement des cervelles qu’à l’âge des bréviaires ont suivi la décapitation des pires ennemis de classe – les spécimens sommitaux. Il fallait « chanter dans le chœur« , il fallait danser autour de l’autel, il fallait ânonner des litanies, il fallait respecter les rites et les liturgies. Naturellement, la haine de la meute à l’égard des grands solitaires n’avait pas tardé à conduire les convertis aux mêmes catastrophes politiques que les verdicts théologiques d’autrefois: une orthodoxie obtuse ordonnait aux auto-glorifiés à l’école de leurs songes de distribuer les biens de consommation selon les « besoins de chacun« .

Mais de quels besoins parlait-on? Comment peser un « chacun » désindividualisé? Les exploits des virtuoses du piano ou du violon se donnaient maintenant à consommer dans les cours de ferme; et comme les besoins artistiques des paysans étaient demeurés champêtres, la peinture, la sculpture et la littérature russes étaient devenues agrestes. La littérature de gare du marxisme rivaliserait avec celle du capitalisme, à cette différence près qu’elle était dévote au sens marxiste du terme. De plus, la paresse naturelle des piétés n’avait pas manqué d’engendrer une fainéantise nouvelle et insidieuse des masses.

On voit que la mâchoire à broyer la bête scindée entre ses platitudes et ses délires religieux se rend opérationnelle sous la férule des Etats messianisés. Qui se montrera la plus carnassière des deux mythologies, celle qui armera la fainéantise sacerdotalisée des foules ou celle qui nourrira l’activisme hyper mécanisé et la voracité capitalistes? Il avait fallu mettre hâtivement en place une inquisition prolétarienne fondée à son tour sur les dénonciations des croyants entre eux, il avait fallu couper le cou aux possédants. Bientôt les goulags se sont remplis à ras bords d’hérétiques à brûler vifs, bientôt les pestiférés se sont comptés par centaines de milliers dans des réservoirs remplis à ras bords. En fin de parcours, les peines infernales se montrent plus cruelles sur cette terre que dessous.

Puis il a fallu parquer les fidèles du salut prolétarien derrière un mur; bientôt la chute de cette enceinte en béton armé a précipité les Berlinois dans les béatitudes d’un capitalisme qui avait ensauvagé les siècles précédents. A peine le paradis des marxistes s’était-il effondré que des bandits de haut vol se sont rués sur le pétrole, le gaz et toutes les richesses naturelles de la Russie et de l’Ukraine; et il a fallu la poigne de fer d’un Poutine pour redonner à la nation dépossédée d’une utopie politique habile à tromper les pauvres les trésors naturels capturés en un tournemain par une pléiade de richissimes Hébreux. .

8 – La viabilité des évadés de la zoologie 

On voit qu’à l’auberge où l’histoire de leur embryon de cervelle s’est arrêtée, les campeurs tout juste évadées des forêts demeurent désarmés face à deux maladies congénitales à toute l’espèce dite pensante. Kafka les avait diagnostiquées dans son célèbre récit La Colonie pénitentiaire, où l’on voit tantôt la raideur carcérale des religions et des disciplines sociales qui les soutiennent, tantôt la dislocation des croyances traditionnelles dissoudre l’ordre public dont cet animal agrestis et silvestris, dit Tite-Live, tente en vain de consolider le double règne. Aussi était-il naturel qu’une trentaine d’années seulement après l’effondrement de l’orthodoxie marxiste, l’orthodoxie chrétienne, dont l’apprentissage battait de l’aile depuis la fin du XVIIe siècle, tombât en quenouille à son tour; et l’on a vu exploser une institution familiale qui se fondait depuis les origines sur la monogamie et sur la division de l’humanité entre deux sexes.

Quel spectacle que celui d’une Europe enrubannée de toute la solennité de ses lois et parée des bandeaux de la souveraineté des peuples-rois et qui ordonnait tout soudainement aux légions serrées des maires de France non seulement de célébrer des mariages aussi solennels que fictifs des sodomites entre eux et des lesbiennes entre elles, mais de fournir des bébés en otage à deux maris cravatés et à des couples de lesbiennes parfumées et poudrées.

On voit, comme il est dit plus haut, que l’histoire véritable du genre simiohumain conduit la recherche psychogénétique sur une piste décisive, celle d’une anthropologie scientifique encore au berceau. Il s’agira de découvrir les causes de l’oscillation des sociétés entre, d’un côté, la rigidité dogmatique des orthodoxies religieuses et, de l’autre, leur chute dans la dissolution des moeurs. Cette question est devenue tellement politique, et cela à l’échelle de la planète tout entière, qu’elle intéresse la survie, non point seulement de la civilisation européenne, mais de l’équilibre mental de la civilisation mondiale.

9 – La planétarisation des décadences 

Il a fallu se rendre à l’évidence: le monde antique avait soudainement cessé de servir de paradigme à la réflexion des historiens, des philosophes et des politiques sur les ressorts des sociétés humaines. Quand Messaline célébrait en public son mariage avec le sénateur Caius Silius, le plus beau jeune homme de Rome, disait-on, quand Néron se prostituait publiquement avec Pythagoras, cuncta denique spectata quae etiam in femina nox operit – (On a vu à l’œil nu tout ce que cachent les nuits conjugales) – nous savons que l’empire romain allait sombrer dans la débauche; mais aujourd’hui, l’interconnexion entre les cinq continents est devenue si étroite que rien n’est moins sûr qu’une résistance durable de la Chine, de l’Inde, de la Russie, de l’Afrique et de l’Amérique du Sud à l’engloutissement des évadés partiels de la zoologie dans la débâcle mondiale de leurs mœurs.

Certes, les nations émergentes se veulent enceintes de l’avenir industriel et commercial de la mappemonde. Mais la dissolution planétaire du simianthrope peut se trouver facilitée à la faveur même d’une morale proclamée délivrante et dont les prétendus bienfaits s’étendront rapidement à toute l’étendue de notre astéroïde. Les mœurs de l’empire romain finissant étaient saluées pour leur modernité. Comme de nos jours, l’avant-garde dissolue de l’époque se moquait de l’austérité « vieux jeu » des Romains d’autrefois. A l’heure où, dès les bancs de l’école, le globe terrestre tout entier enseignera les bienfaits de la transsexualité aux enfants, qui peut croire un seul instant qu’un réveil in extremis de l’autorité morale d’autrefois redressera la barre d’une histoire à la dérive, mais « dans le vent »? Autrefois, une civilisation descendait au sépulcre pour renaitre ailleurs. Mais « le temps du monde fini commence« , disait Valéry et Nietzsche l’avait précédé d’un demi-siècle: « Sur la terre devenue plus petite sautille le dernier homme« , écrit-il, « et il cligne de l’œil« .

Après tout, la terre n’est âgée que de quelques milliards d’années, mais l’invention de la roue remonte à cent mille ans seulement. Qu’adviendra-t-il d’un Adam encore dans sa première jeunesse s’il devait vivre mille millions d’années de plus? Qui peut croire que cet animal instable présenterait les traits d’un vivant appelé à se développer sur une durée infinie, à l’instar des abeilles et des fourmis, qui peut croire que son intelligence essentiellement mécanique et combinatoire deviendra subitement sommitale, qui s’imagine que les industriels et les marchands enrichis depuis quelques millénaires deviendront soudainement austères comme des Cincinnatus, qui se berce de l’illusion que les classes dirigeantes de demain se reconvertiront à l’usage de la charrue et que les Etats acquerront la morale des meilleurs parmi leurs dieux morts?

10 – Les vigies du néant 

La science de la condition humaine du XXIe siècle se trouvera soumise à la nécessité d’inaugurer une réflexion anthropologique appropriée à la spécificité du troisième millénaire. Cette discipline devra s’enquérir des chances d’une survie de la seule espèce qu’un caprice bienvenu ou malheureux de la nature avait affligée d’un avenir imprévisible. Un cerveau dichotomisé d’avance entre des ciels schizoïdes est-il viable? Le corps de l’animal cérébralisé est éphémère, mais la vie posthume qui le grise démontre qu’il ne sait à laquelle de ses deux cervelles se vouer.

Que se passera-t-il quand la bête biphasée comptera cinquante ou cent milliards de spécimens condamnés à errer et à se bousculer sur le minuscule astéroïde livré à leur folie, que se passera-t-il quand les ressources naturelles de cet ex-quadrumane se seront épuisées sur la goutte de boue qui enregistre ses sautillements et ses abasourdissements? Elle sera solitaire, la discipline scientifique qui se spécialisera dans la connaissance abyssale des chemins d’un microbe éberlué!

Puisque l’univers est infini, diront les anthropologues de demain, il est absurde de le ceinturer de clôtures imaginaires, il est ridicule de tenter d’englober un néant condamné à se nourrir de l’englobant de l’immensité qu’il est à lui-même. Il doit donc exister d’autres galaxies dont il serait extraordinaire qu’aucune ne connût un petit soleil assorti d’une planète de la taille de la nôtre, il serait extraordinaire que cette planète n’eût pas vu naître et périr un fuyard des forêts construit sur le modèle d’une bancalité éphémère.

L’anthropologie critique de demain pèsera donc les secrets de la mort programmée des civilisations qui avaient fait, de leur vie dans des mondes imaginaires, le pain quotidien de leurs songes. Mais si, pour la première fois, la sclérose du genre simiohumain se produira nécessairement à l’échelle mondiale, le compte à rebours a d’ores et déjà commencé; et il suffira d’un siècle de plus pour que la dégénérescence de cet animal se révèle irréversible.

Ce bifide cérébral, ce malheureux privé de sa fourrure depuis cent mille ans seulement, ce porteur de la hotte d’un Dieu des primates encore tout empêtré dans son code pénal nous apprendra-t-il ce qu’il en est du destin de la bête boitillante entre ses raideurs et ses déconfitures? Sommes-nous condamnés à épuiser les ressources de notre maigre habitacle? Sommes-nous voués à trépasser dans le vide? Nous appartenons à la première génération appelée non seulement à se poser cette question, mais à se la voir imposer par la logique la plus élémentaire et la plus évidente, celle de l’étroitesse de son habitacle. .

le 3 mai 2014

La déraison du monde

1 – Le niveau culturel de l’élite politique des démocraties
2 – Comment Athènes pensait-elle de travers ?
3 – De quelle raison l’expérience apporte-t-elle la preuve ?
4 – La cécité de la raison moderne 
5 – Qu’est-ce qu’un philosophe ? 
6 – Le naufrage de la raison laïque
7 – La régression de la raison démocratique 
8 – La scolastique de la vassalité
9 – L’inconscient théologique de la géopolitique moderne
10 – Un trou de serrure
11 – Les Prodicos de la démocratie
12 – Le bûcheron d’Isaïe

1 – Le niveau culturel de l’élite politique des démocraties 

 

La conque osseuse qui couronne les classes dirigeantes de la civilisation des droits de l’homme est-elle devenue dramatiquement infirme? Soulever la question de la qualité de la tiare cérébrale des élites en des termes aussi irrespectueux semble renvoyer à une polémique superficielle, donc vaine, alors que la question de la pesée du crâne des démocraties occidentales se trouve vigoureusement posée au monde entier depuis le 16 janvier 1872, date de la première des six conférences qu’un professeur de grec nommé à l’Université de Bâle en 1869, un certain Frédéric Nietzsche, tint à ses « honorables auditeurs » de la « Société académique » de la ville. Car ces conférences iconoclastes, intitulées Sur l’avenir de nos institutions culturelles ne concernaient que par malentendu toute l’éducation nationale allemande. Il s’agissait seulement de l’essentiel, à savoir de l’initiation de la jeunesse universitaire à l’esprit des grands fécondateurs de la raison du monde.

Depuis lors, nous avons appris que l’apprentissage des rudiments de la pensée rationnelle est une entreprise périlleuse aux yeux de tous les Etats d’hier et d’aujourd’hui et qu’au XXIe siècle encore, les écoles anglo-saxonnes n’enseignent la philosophie que dans les Universités – les bacheliers anglais de notre temps n’ont jamais seulement entendu prononcer les noms de Platon, de Descartes ou de Kant.

Quant à la France, elle n’a pas tardé à réduire les ambitions de la philosophie sommitale à l’exercice de la disputatio d’usage dans les facultés de théologie du Moyen-âge – les Socrate salariés de la République ont été rendus aussi respectueux à l’égard du pouvoir temporel qu’autrefois à l’égard de la monarchie de droit divin. Ecoutez-les vous exposer du bout des lèvres le pour et le contre de thèses rabâchées depuis des générations: le service public invite ses serviteurs à sa table. Il leur demande de formuler une synthèse toujours optimisante et censée couronner un débat roboratif, ce qui exclut d’avance l’analyse des englobants anthropologiques qui enchâssent les savoirs officiels. Les présupposés sont systématiquement soustraits à l’examen. Comme dans la théologie, il serait sacrilège d’étaler à tous les regards les prémisses de la connaissance scientifique.

2 – Comment Athènes pensait-elle de travers ? 

Et pourtant, Socrate observait qu’Athènes et les Athéniens pensaient de travers; et Nietzsche nous enseigne que tout le XXIe siècle illustrera la distanciation nouvelle de la raison que le monde attend de la philosophie moderne. Car, pour la première fois depuis la chute du monde antique, la mise en doute de la valeur de l’éducation officielle de la jeunesse au sein des Etats censés être devenus rationnels ne concerne plus la critique, réputée obsolète, de la formation religieuse des populations, mais la critique de la pensée insuffisamment scientifique, ce qui exige l’initiation de la jeunesse studieuse à une rationalité du savoir plus profonde que la précédente.

Mais quelle est la nature du recul nouveau de l’intelligence? Nietzsche nous rappelle que les faits ne sont nullement rendus rationnels par le constat de leur existence et par la vérification qu’ils sont bien là, parce que le rationnel est un signifiant. Comment rendre signifiant un monde muet par nature et par définition, comment faire tenir un discours de l’intelligence à la nature si tous les signifiants du monde renvoient à l’humain? Comment la nature va-t-elle nous adresser une parole qui serait la sienne? Est-il possible de spectrographier à son tour la distanciation supérieure qui caractérise la philosophie si, en tant que tels, les signifiants ne sauraient s’incarner?

3 – De quelle raison l’expérience apporte-t-elle la preuve ? 

La pédagogie religieuse se voulait et se savait de type précautionneusement dogmatique et doctrinal. Mais maintenant, seule la pesée d’un échiquier mental encore à conquérir conduira l’humanité à soumettre la notion toujours provisoire de raison à l’examen. Car, depuis des siècles, les sots évadés de la zoologie se sont naïvement ahanés à se construire une balance capable de peser leur embryon de pensée – mais celle-ci est demeurée obstinément semi-animale.

Du coup, la vraie difficulté philosophique sera de conquérir les instruments de la réflexion critique transscolaire qui autorisera la pensée socratique, donc suspensive, à déposer l’entendement simiohumain d’hier et d’aujourd’hui sur les plateaux d’un appareil de pesée des signifiants aussi insultant à l’égard de l’université laïque actuelle qu’à l’égard de la Sorbonne de Rabelais. Car, votre éducation nationale se trouve fatalement ligotée à l’Etat démocratique par des liens étroitement calqués sur ceux des théocraties.

Mais si les Etats mal émancipés des présupposés de la logique interne qui pilotait les « cités de Dieu », si les Etats républicains, dis-je, rencontrent des obstacles infiniment plus difficiles à franchir que ceux dont les tâtonnements des cosmologies mythiques des peuples sous-développés illustraient les apories, quels vices inconnus faudra-t-il apprendre à détecter? Ceux qui infectaient l’encéphale des siècles écoulés rongeraient-ils désormais l’enseignement officialisé d’une « reine des sciences » tombée derechef dans une scolastique cancérigène? Car, pour la première fois dans l’histoire du monde, ce n’est plus une théologie gangrenée, mais la science expérimentale elle-même qu’il faudra soumettre à la critique, tellement les faux triomphes de la raison classique souffrent des carences épistémologiques d’un second Moyen-Age. L’expérience prononcerait-elle des signifiants tout autres que ceux que les savants prétendent leur faire énoncer?

4 – La cécité de la raison moderne 

Observez de plus près les comportements prétendument rationnels qu’affichent les élites cérébrales censées gouverner les démocraties « avancées ». Elles souffrent visiblement des maux désormais sécrétés par une pensée laïque truffée des mêmes présupposés qui cancérisaient la théologie essoufflée du Moyen-Age, ce que Nietzsche proclamait par la bouche de son prophète, un certain Zarathoustra. On sait que ce héros de la pensée vivante dénonçait, il y a près d’un siècle et demi, une maladie de l’esprit liée à la chute des théologies dans une scolastique pourrissante. Or cette nosologie se révèle précisément de nature à nous renvoyer aux enseignements de l’anthropologie abyssale dont s’inspirait la médecine des grands mystiques. Car, dit Zarathoustra, les prophètes parlent « pour tous et pour personne« . Comment allons-nous tenter de décrypter le type de pathologie dont souffrent les descendants actuels d’un quadrumane à fourrure?

On sait que la nature ne les a détoisonnés que depuis quelque cent mille ans et que nos psychanalystes des putréfactions, à commencer Karl Gustav Jung, ont échoué à descendre dans l’abîme de la mystique du Zarathoustra de Nietzsche. Car une universalité de type laïc a remplacé l’universalité de type théologique. Toutes deux seraient-elles de pacotille? Quand le Président Hollande universalise des abstractions pseudo séraphiques, quand Ségolène Royal croit que les Suédois ou les Iraniens sont des Français vocalisés à l’école d’une autre langue que la nôtre, quand les Tziganes passent pour des pauvres sur lesquels étendre le manteau d’un évangélisme de confection, c’est toujours et partout le regard d’une raison auréolée par des concepts décorporés qui se porte sur les évadés partiels de la zoologie et qui rend quadriplégique la pensée soi-disant rationnelle des démocraties modernes – et cela précisément à l’image de l’entendement infirme d’un mythe de la Liberté étranger au génie prospectif des grands mystiques.

5 – Qu’est-ce qu’un philosophe ? 

Nietzsche demandait froidement à la jeunesse allemande de 1872 si les professeurs de philosophie de son pays méritaient le titre de philosophes, alors qu’ils l’ont reçu des mains des Etats qui les paient ou si la tournure d’esprit des fonctionnaires de la pensée est incompatible avec l’audace à couper le souffle de la haute discipline trans-confessionnelle qu’on appelle la philosophie. J’ai déjà dit que, depuis Nietzsche, cette discipline se montre ambitieuse de peser la valeur non plus seulement d’une vulgate chrétienne périmée, mais de la pauvreté d’une raison tremblante de peur et péniblement élaborée au cours des millénaires par un animal en évolution, donc inachevé par définition et qui ne découvre ses carences cérébrales qu’avec une grande lenteur.

Du coup, une question digne de la théologie mystique se réintroduit dans le débat; car si l’on sait, depuis le Théétète de Platon, que Socrate renvoyait au sophiste Prodicos les jeunes gens dont l’âme n’était « grosse de rien« , la question de l’élévation ou de la putréfaction des âmes retrouve toute sa place dans une philosophie digne de ce nom; et il faut se demander en quoi les grands mystiques détenaient, sans s’en douter, les secrets d’un enseignement ascensionnel. Quel était-il et comment le dispensera-t-on aux philosophes de la raison laïque?

Car enfin, comment Nietzsche a-t-il ridiculisé David Strauss, un théologien protestant dont la Vie de Jésus, publiée en 1835 avait partiellement inspiré son Jésus à Renan et qui avait donc pris près de trois décennies d’avance sur son temps? Et pourtant, le Nietzsche des Considérations inactuelles de 1873 ne saluait le Nazaréen ni au nom de la mythologie ecclésiale des catholiques, ni au nom de la philosophie hégélienne de David Strauss, mais déjà à l’école de son futur Zarathoustra, c’est-à-dire au nom de la transcendance dont seuls bénéficient les vrais « sujets de conscience« . On les appelle des prophètes. Ceux-là parlent « pour personne », avec des mots que le monde entier croit comprendre.

Mais si les mystiques réfutent d’une seule voix la « théologie administrative » des Etats et des Eglises, comment se fait-il que Husserl pourfendait la « philosophie constructiviste »? Qui sont les « constructivistes » de la raison dont usaient les physiciens classiques? On sait que ces animaux miraculés ou ces aveugles-nés s’imaginaient que la nature serait rendue rationnelle de seulement se répéter sans relâche, donc de se rendre prévisible, c’est-à-dire profitable. Quelle était la psychophysiologie de la bête qui sous-tendait une physique tridimensionnelle et qui rendait éloquents les calculs que cette discipline déposait sur ses autels?

Le premier, Nietzsche a déplacé l’échiquier inconsciemment oraculaire de la pensée interrogative mondiale. Sa postérité en fait l’inaugurateur d’une raison dont le « feu spirituel » jugera ridicule de réfuter les miracles et les prodiges que le polythéisme et le christianisme ecclésial se partageaient, mais également la sorcellerie qui fait donner un « sens rationnel » en soi aux redites du cosmos.

6 – Le naufrage de la raison laïque 

Mais si la raison des Prodicos de la philosophie se change en une arme de la platitude d’esprit au sein des universités et de leur sophistique, comment, encore une fois, initier la jeunesse étudiante aux ascensions qui transcenderont les théologies truffées d’images enfantines? Cent quatorze ans après la mort de Nietzsche, la question se pose à toute la classe dirigeante de la planète des magiciens de la démocratie, tellement le XXIe siècle souffre des mêmes maux cérébraux que les théologies pourrissantes: un rationalisme au petit pied et qui ignore ses propres composantes psychiques a seulement quitté les amphithéâtres des Facultés de théologie pour débarquer tambour battant dans une société civile délivrée à trop peu de frais des missels et des prie-Dieu. Quels sont les cierges, l’encens, les ciboires et les goupillons de l’Eglise de la Liberté?

Car si les plaies saignantes dont souffrent les deux enseignements mythiques, celles des croyances magiques des religions d’une part et d’autre part, celles qui affectent les droits attribués à une raison infirme, si ces plaies ouvertes, dis-je, sont communes aux deux pathologies, les démocraties rationnelles n’étaient-elles pas, de leur côté, censées, étendre bien davantage le regard de la pensée sur tout le genre humain que les théologies dogmatiques et gestionnaires d’autrefois? Les oracles que le suffrage universel allait proférer ne se promettaient-ils pas de scruter les secrets de l‘animal rationale avec une hauteur et une pénétration d’esprit à clouer le bec aux catéchismes empoussiérés? On s’imaginait que l’intelligence panoramique et rieuse du XVIIIe siècle éduquerait des peuples tout subitement élevés au rang de souverains dans l’ordre d’une raison enfin libérée de la superstition ; et l’infaillibilité du jugement des foules inspirées pour le ciel de la Liberté permettrait non seulement aux Etats éduqués de rivaliser avec la boîte osseuse autrefois attribuée à un créateur mythique du cosmos, mais de surpasser les exploits de la cervelle du regardant suprême que consultaient les ancêtres.

7 – La régression de la raison démocratique 

Mais Rousseau avait aussitôt habillé l’écologie évangélisante de son temps du bucolisme théologique d’un vicaire savoyard; et seul le Voltaire de Candide s’était révélé un théologien de la finitude simiohumaine plus abyssal que le jardinier sommital qui traquait un pécheur blotti tout tremblant sous les bosquets de l’Eden et dont Erasme se moquait déjà dans sa Ratio verae theologiae (1518).

Puis, peu à peu, l’intelligentsia des démocraties a régressé. Dès le milieu du XIXe siècle, elle est devenue aussi superficielle qu’une théologie dont la bêche et le rateau s’appelaient la scolastique. Le ratatinement du regard de l’intelligence sur le pommier maléfique de là-haut est d’autant plus saisissant que l’arbre n’a pas tardé à étendre ses ramures feuillues au sein des hautes écoles de la République.

Prenez l’exemple de la géopolitique pseudo rationnelle actuellement enseignée au CNRS, prenez le repoussoir des sciences politiques superficielles, donc aveugles qu’on enseigne de nos jours rue saint Guillaume. S’il est une discipline qui, à l’instar de la plus haute théologie mystique, devrait traiter du parfum de la liberté et de la puanteur de la servitude de l’humanité à une profondeur abyssale, s’il est une science des odeurs qui devrait plonger son pif dans l’abîme de la vassalisation actuelle des nations européennes pourrissantes sous la poigne de fer d’un maître malodorant – celui de la pseudo démocratie mondiale – c’est bel et bien une géopolitique des hauteurs et des bassesses des évadés de la zoologie.

8 – La scolastique de la vassalité 

Ce n’est pas l’appendice nasal d’un diocèse qui détectera les pestilences de la politique démocratique de la planète. Et pourtant, le 17 avril 2014, France-Inter a demandé à l’organe olfactif d’une « chercheuse » au CNRS de commenter la crise ukrainienne. Et qu’a-t-on entendu? A l’instar de l’enseignement catéchétique du XVIe siècle, la prétendue « chercheuse » ignorait, la pauvresse, que la géopolitique n’est pas une discipline paroissiale – du moins si l’on en croit l’étymologie du terme. Personne ne lui avait appris que cette science requiert le plus logiquement du monde la conquête d’un regard plongeant, donc trans-ecclésial sur l’humanité en tant que telle.

Notre « chercheuse » pré-cléricalisée par le mythe de la Liberté ne traçait que les sentiers qui lui permettaient de ne pas traiter du sujet. De plus, elle confondait allègrement la géopolitique en tant que science avec la pratique médicale, dont j’ai déjà souligné dans un texte précédent (- Les poulets sacrés de la démocratie12 avril 2014 ) qu’elle ressortit nécessairement à une discipline panoramique et englobante, mais qu’elle trouve de grands avantages, et à bon droit, à tronçonner son cadastre – car il n’est pas nécessaire, écrivais-je, au spécialiste du nez et des oreilles de rivaliser avec le spécialiste du tube digestif, des poumons ou du cœur.

En revanche, pourquoi personne n’enseigne-t-il au CNRS ou rue saint Guillaume que la géopolitique ne saurait se prétendre une science de la vassalité ou de la Liberté des peuples et, dans le même temps, passer outre au fait qu’il existe deux cents bases militaires américaines stationnées en Allemagne – et cela soixante-dix ans après la paix de 1945 – et cent trente sept dont les bivouacs s’éternisent en Italie, puis cinq cents en Europe, dont le quartier général américain est campé à Mons? Si la géopolitique scientifique n’était en rien concernée par l’offensive américaine sur l’Ukraine de l’Ouest, alors il faut que notre système d’enseignement, comme disait Nietzsche, commence par définir la notion de science applicable à telle ou telle discipline de la connaissance. Ne faut-il pas exclure par décret de l’enseignement public les « chercheurs » et les « chercheuses » dont la fausse science répand seulement de vaines fioritures dans le jardinet d’une idéologie?

9 – L’inconscient théologique de la géopolitique moderne 

Pis encore: comme il se trouve que les bases militaires américaines sont censées protéger la civilisation de la raison contre un adversaire redoutable, mais tout imaginaire, il est impossible d’élever la géopolitique au rang d’une science, donc d’une connaissance des têtes et des âmes si vous ne disposez d’aucune connaissance anthropologique des poumons et de la respiration du genre humain. Car cette espèce volète dans la moyenne ou la basse région de l’atmosphère; et la politique des idéalités dont elle se grise entretient des relations étroites avec la vie religieuse de la bête. Quelle est la psychobiologie de la piété qu’illustrent les concepts dévots de la démocratie? Les voyez-vous traverser à tire d’ailes le ciel des abstractions dont le mythe de la Liberté s’auréole?

Nul ne doutait autrefois de l’existence de Dieu et de la sagesse de son programme d’administration et de sauvetage de l’univers: les Etats et les Eglises ne peinaient côte à côte que pour aménager les modalités de la gestion d’un créateur du cosmos aussi omniscient qu’omnipotent. Aujourd’hui, nul ne doute de la droiture d’esprit du nouveau souverain du monde – il s’agit seulement de savoir comment son éthique ahane au gré des temps et des lieux. Pour l’apprendre, observez que le nouveau détenteur du sceptre de la délivrance a expédié en Ukraine trois de ses apôtres, son ministre des affaires étrangères en personne, M. John Kerry, puis son vice-roi, M. Joseph Biden et enfin, sous un nom d’emprunt, le missionnaire le plus symbolique de son ciel et de sa justice, qu’il a placé en sandwich entre les deux précédents – le chef de saCentral Intelligence Agency, M. John Brennan.

On voit que les infirmités dont souffre l’esprit simiohumain passent de la chute des théologies dans la superstition et la magie à la chute des civilisations décadentes dans les mêmes maux que les religions d’école – ceux du rabougrissement et du ratatinement des intelligences. Mais les miroirs aux illusions sont diversement construits. Comment se fait-il que la science politique officialisée par l’enseignement superficiel que dispensent les Etats laïcs reproduise le même rétrécissement de l’entendement que les mythologies sacrées, sinon parce que les mêmes causes sont à l’œuvre dans les deux sorcelleries mentales? Partout le « sujet de conscience » se cache dans une spécularité de la connaissance qui le protège du regard que la pensée philosophique porte sur le tragique et la solitude de la bête.

10 – Un trou de serrure 

Quand un Président de la République française dûment élu par le peuple souverain se permet de rabrouer la Russie sur le ton d’un instituteur qui admonesterait un garçonnet sur le préau de l’école du village; et quand, deux jours plus tard, le même porte-parole du peuple de la raison républicaine s’adressant à des ouvriers leur confie, sur un ton bonasse: « L’idée de ce déplacement, elle est venue d’une visite que j’avais faite avec le ministre du Redressement productif au Salon de l’auto. Le président Senard (PDG de Michelin, NDLR) m’avait pris… enfin, tout à fait correctement et avec beaucoup d’égards… « , faut-il se coller l’œil œil au trou d’une serrure pour rapporter cette anecdote, à l’exemple du duc de Saint-Simon, qui racontait les maitresses du roi Soleil dans ses Mémoires, ou bien faut-il déclarer incurable tout citoyen qui ne jugera pas malade une République dont le Président élève publiquement une plaisanterie graveleuse au comique de la sodomie?

C’est de l’histoire véritable de la planète de ce siècle que vous vous êtes offert le spectacle, tellement la question de fond, celle qui se pose au même instant, et sur la planète tout entière, n’est autre que celle de savoir si le simianthrope actuel appartient à une espèce ascensionnelle, stationnaire ou régressive ou si cet animal en est réduit à osciller sans relâche entre des progrès toujours locaux de sa raison et de longues périodes de dissolution de ses civilisations.

Si vous doutez d’assister au déroulement d’un drame titanesque et visible en tous lieux, sachez que le même Président a découvert que le scribe enflammé qui lui avait rédigé un discours de grand patriote possède une galerie de chaussures de luxe qu’il fait cirer et reluire dans les murs du palais. Mais si votre penchant naturel vous fait pratiquer le doute cartésien et si, à l’instar de l’auteur du Discours de la méthode, vous vous demandez sérieusement si vous existez en chair et en os ou si vous vous trompez sur ce point, soumettez au banc de l’expérience scientifique les preuves les plus irréfutables que vous ne vous réduisez pas à une ombre.

Pour cela, mettez deux faits avérés sur les plateaux de la balance à peser la raison du monde. Avez-vous vu de vos yeux une Ukrainienne arrêter de la main un char d’assaut couvert de guerriers en armes, avez-vous entendu de vos oreilles le chef du « gouvernement » de Kiev, issu d’un coup d’Etat, déclarer le lendemain à un peuple de cinquante millions d’habitants que les soldats coupables de n’avoir pas écrasé l’héroïne « passeraient en jugement » et seraient « sévèrement châtiés« ? Avez-vous vu tout cela par le trou de la serrure des petits historiographes d’autrefois ou bien êtes-vous convaincus que l’histoire réelle de notre astéroïde se déroule maintenant sous la lentille du microscope qu’on appelle la raison démocratique et que cette raison-là n’est pas celle de Zarathoustra?

11 – Les Prodicos de la démocratie 

Et maintenant, les quadrumanes détoisonnés que vous savez se voient assis jour et nuit au balcon de l’histoire du mythe de la Liberté; et maintenant la question posée à leur cervelle est celle de découvrir s’ils appartiennent à une espèce en ascension ou en cours de dissolution cérébrale; et maintenant, les civilisations savent qu’elles peuvent pourrir des pieds à la tête en quelques années, mais qu’il leur est impossible de se transporter plus loin sur un astéroïde devenu trop petit. Du coup, le trou de serrure logé dans les demeures sert de lanterne magique à tous les simianthropes de la planète; et cette espèce s’est si bien enfermée dans l’universalité de son mythe de la Liberté qu’elle doit se demander quel est l’avenir d’un animal divisé entre l’héroïsme de quelques-uns et la débandade générale. Les évadés de la zoologie sont-ils à eux-mêmes leur mont Carmel ou leur pourrissoir?

Décidément, la laïcité se montre aussi « théologisée » en sous main que les Prodicos du christianisme. Mais alors qu’en est-il du « totalitarisme de l’universel » qu’évoquait Pierre Bourdieu? Si vous ne savez pas que l’universel dont il est question est celui des mots mythifiés à l’école des broderies de la démocratie mondiale, si vous ne savez pas comment le « sujet de conscience » s’enrubanne d’un langage auréolé, si vous n’avez pas la rétine sur laquelle se réfléchit une bête hissée sur le piédestal de son langage faussement ascensionnel, si vous n’avez pas l’œil de Zarathoustra pour apercevoir l’animal à la recherche de ses dentelles, si vous ne disposez pas du globe oculaire nécessaire pour regarder les Etats et les empires droit dans les yeux, si vous ne voyez pas le mythe de la Liberté sous les traits d’un carnassier évadé de la zoologie et dont les mâchoires se font une proie de l’ « animal rationale« , alors il ne sert de rien que Pierre Bourdieu vous dise que le monde moderne est celui du « totalitarisme de l’universel ». Initiez-vous à la parole des prophètes qui connaissent l’animal réfléchi dans le miroir qui le flatte.

12 – Le bûcheron d’Isaïe 

Il faut, disait Nietzsche, initier la jeunesse allemande à une psychobiologie abyssale, donc articulée avec une connaissance anthropologique de la finitude simiohumaine. Mais, la vraie théologie n’est-elle pas une spéléologie en avance sur la cécité des petits philosophes? Le regard d’Isaïe sur l’idolâtre laisse encore sur place nos premiers psychanalystes prospectifs, qui commencent seulement d’observer la double vie de la bête oscillante entre le rêve et le fantastique.

Voyons comment, au XXe siècle, la classe dirigeante des « démocraties » dites rationnelles a sécrété une intelligentsia frappée d’une cécité hallucinante. Le mythe marxiste ne reproduisait-il pas fidèlement le christianisme des utopies voraces du premier siècle de notre ère? On ne trouvait plus un seul  » intellectuel  » occidental qui ne fût un théologien ivre de la nouvelle abolition du péché, celle du capitalisme et de la suppression de l’instinct satanique de propriété. Puis l’effondrement de la rédemption politique marxiste et du chapeautage de l’univers par un messianisme de l’abstrait a fait place aux idéalités gloutonnes de l’atlantisme actuel, dont vous connaissez la sotériologie et la catéchèse à seulement écouter France-Inter. Mais, cette fois-ci, la cécité volontaire de la géopolitique des aveugles qu’on enseigne au CNRS ou rue saint Guillaume reconduit à la lecture du Traité de la servitude volontaire de La Boétie. Cette fois-ci, le bandeau de la vassalité atlantiste est tellement serré qu’il est impossible de le retirer des Sorbonne d’aujourd’hui.

Pour comprendre ce prodige de la servitude cérébrale de la bête, observez que le mythe théologique de la transsubstantiation eucharistique n’était pas moins stupéfactoire que celui de l’invisibilité béatifiante dont bénéficie l’empire américain aux yeux des nouveaux sorbonagres et sorbonicoles de l’eucharistie démocratique. Mais, depuis Platon, la philosophie est une anthropologie critique dont la plongée dans l’inconscient cérébral de la bête conduit Socrate à une spéléologie de la raison embryonnaire du détoisonné des forêts. A ce titre, cette discipline s’attache à féconder les relations que la sottise de cet animal entretient avec son ignorance – car la sottise enfante l’ignorance comme le pommier ses pommes, tandis que l’ignorance présente l’avantage d’offrir le spectacle des exercices que la bête dépose sur les autels de son langage.

Mais, ici encore, voyez sur quels chemins de la postérité de Nietzsche la décadence de la raison des modernes copie les déconfitures de la théologie du Moyen-Age, voyez comment, trois siècles après Voltaire, ces deux disciplines se statufient ensemble, se minusculisent ensemble, perdent ensemble leur âme, leur souffle et leur élan! Mais voyez aussi le regard de Zarathoustra et celui d’Isaïe se porter ensemble sur la cervelle du bûcheron qui se chauffait avec la moitié du bois qu’il avait ramassé le matin dans le forêt et qui se taillait, dans l’après-midi, une idole avec l’autre moitié de sa récolte. Pourquoi se prosternait-il devant un objet sorti de ses propres mains? Si vous voulez l’apprendre, observez nos agenouillement devant la statuette que vous avez taillée et qui est devenue votre maître, observez vos génuflexions devant le bois dans lequel vous avez taillé votre empire de la liberté du monde!

Comment se fait-il que la théologie agonisante et la raison émiettée se barricadent ensemble dans le même champ visuel resserré, celui de l’esprit de servitude de la bête? Et pourtant, votre planète d’idolâtres disparaît tout subitement du champ de votre regard si vous lisez Nietzsche ou Isaïe. Comment se fait-il que l’empire américain fasse place au bois du bucheron?

Du coup, demandons aux mystiques de l’abîme de nous instruire de la généalogie et de la psychobiologie qui président à la sécrétion des idoles mentales propres aux démocraties de bois sec. Nous sommes tombés en panne d’une anthropologie des idoles du langage qu’enfante le mythe racorni de la Liberté? Demandons à Freud et à Isaïe de nous instruire des paniques d’entrailles de l’animal prosterné devant le bois de ses idoles et souvenons-nous que Socrate et Isaïe se partagent la même vocation, celle des guérisseurs de la bête malade de ses idoles.

le 26 avril 2014

http://aline.dedieguez.pagesperso-orange.fr/tstmagic/1024/tstmagic/philosopher/deraison.htm

Les poulets sacrés de la démocratie

Manuel de Diéguez

Manuel de Diéguez

Vendredi 11 avril 2014

1 – La postérité politique de Machiavel 
2 – L’exemple américain
3 – L’avance politologique de M. Poutine
4 – Les saints de la raison
 
5 – Le sceptre de l’éthique du monde
6 – La raison simiohumaine est-elle une infirme ?
7 – Les lectisternes de la démocratie
8 – Les dichotomisés du cosmos
9 – Trois dieux-écrivains
 
10 – A la recherche d’un regard sommital
11 – Dans l’attente d’une mutation de la conscience chrétienne
12 – La réflexion anthropologique sur l’illusion
 
13 – Le grand orchestrateur des idéalités

 

1 – La postérité politique de Machiavel

L’un des secrets du déclin inexorable des Etats les plus illustres n’est autre que l’extinction rapide qui frappe la science de la politique dans les décadences. Cette maladie se déclare tout soudainement et contamine en quelques années jusqu’aux plus hautes classes dirigeantes. Un exemple frappant de la vassalisation subite des cerveaux vient d’être donné par le spectacle de la pauvreté intellectuelle de l’idéologie politique au nom de laquelle trois anciens chanceliers d’une Allemagne endormie, MM. Helmut Schmidt, Helmut Kohl et Gerhardt Schröder ont tenté de soutenir, mais seulement sur le plan d’une vulgate décérébrée, la magistrale stratégie de la reconquête de la Crimée par M. Vladimir Poutine.

On sait que Catherine II avait ouvert à la nation l’accès territorial à la mer Noire que méritait un empire maritime. Mais aucun des trois ex-chanceliers allemands censés sortir de l’Ecole de guerre qu’on appelle l’histoire ne semblait savoir d’expérience que la géopolitique des démocraties modernes se fonde sur la fécondation anthropologique de la politologie de Machiavel et que la question de la rationalité interne de la politique de la Russie se posait dans des termes étrangers à la scolastique des idéalités pseudo universelles de 1789. L’homme d’Etat sait que la conduite des grandes nations est un combat dans la jungle et que le seul instrument dont dispose un dirigeant d’envergure dans l’arène d’une aventure mondialisée s’appelle l’anthropologie politique. Il y rencontre tantôt un ami bienveillant, tantôt un adversaire retors: la sophistique de son temps. L’autorité inégalement universelle de cet acteur se révèle toujours inversement proportionnelle à l’étendue géographique des Etats censés faire entendre la voix de ce séraphin. Comment se colleter avec un ange mécanique dont l’éthique de confection localise diversement les verdicts?

2 – L’exemple américain

Le rossignol du droit international de notre temps ne dénonce ni les centaines de milliers d’enfants morts de faim en Irak, ni l’attaque de ce pays au canon sans que la bénédiction, officiellement proclamée contraignante des Nations-Unies eût été obtenue, ni la pénurie des médicaments vertueusement imposée à la population des deux sexes en Iran par le canal de sanctions économiques dévotement unilatérales, ni le pieux usage des drones contre des populations champêtres, ni l’assassinat de Ben Laden sur le territoire d’un Etat souverain, ni la violation des accords si gentiment conclus en 1989, disait-on, entre Washington et M. Gorbatchev à la suite de la chute du mur de Berlin – accords qui se fondaient sur l’engagement fallacieux de Etats-Unis de ne pas étendre jusqu’aux frontières de la Russie les forces militaires de ses vassaux, toutes placées sous la poigne de fer du seul commandement américain – ni l’extension et le renforcement de l’occupation militaire du Japon à Okinawa et de la Sicile à Sigonella, ni les milliards de dollars dépensés par le Département d’Etat aux fins de déclencher une séparation « spontanée », donc « démocratique » entre l’Ukraine de l’Ouest et la Russie, ni l’écoute des conversations téléphoniques de la population mondiale et des portables des chefs d’Etat censés alliés, ni l’engagement de mercenaires à Kiev, qui avaient reçu la consigne de tirer conjointement sur les policiers et sur la foule assemblée sur la place Maidan – il s’agissait de déclencher un tsunami artificiel au sein d’une population ignorante des véritables enjeux de ce complot démocratique.

Le génie politique de M.Vladimir Poutine a joué avec la morale internationale « moderne » et soi-disant universelle évoquée ci-dessus. Mais les démocraties d’hier étaient déjà fondées sur un droit international fluctuant et découpé par des territoires. Depuis Périclès, ce tartuffisme d’Etat ne s’est mondialisé qu’en apparence : ses idéaux se hissent sur les tréteaux d’un droit international pseudo christianisé, mais les adversaires contemporains de l’universel biaisé des démocraties n’ont pas besoin de tirer un seul coup de feu sur le devant de la scène, ce que j’ai explicité à propos de la Ligue de Délos, qui avait permis à Athènes de construire le Parthénon aux frais de ses prétendus alliés. Voir: La France parle à la Russie, 5 avril 2014).

Il est vrai que la Perse de l’époque présentait une menace militaire infiniment moins mythologique que celles de la Chine et de la Russie actuelles, ce qui démontre que l’imagination parareligieuse de l’humanité permet maintenant d’entraîner les peuples dans des croisades contre des nuages – Don Quichotte est passé par là. On voit l’avance cérébrale dont dispose M. Vladimir Poutine : l’Amérique n’est plus ni en mesure de faire la guerre sur le terrain en Ukraine, ni de soutenir un gouvernement de Kiev voué au naufrage économique – la victoire politique de Moscou s’inscrit entièrement dans la postérité politologique et anthropologique du grand Florentin.

3 – L’avance politologique de M. Poutine

Mais ce que ni M. Helmut Schmidt, ni M. Helmut Kohl, ni M. Gerhardt Schröder n’osaient regarder en face, c’était que l’infirmité de leur science des Etats résultait de la puissance que les empires dominants ont exercé de tous temps sur les esprits: que la Russie reconquît la Crimée ne concernait en rien l’équilibre des forces dans le monde. Et pourtant, les vassaux empressés de Washington levaient subitement les bras au ciel et poussaient des cris d’orfraie, parce que M. Vladimir Poutine était réputé suivre l’exemple de Hitler avec les Sudètes en 1938! Washington n’en a pas fini d’exploiter sa victoire de 1989 sur l’empire défunt de l’utopie marxiste. Mais l’inexpérience politique de la classe dirigeante des démocraties permet à l’indignation morale sélective des vaincus de forger les chaînes de leur propre vassalité. Le danger est grand que Washington mobilise ses vassaux européens contre les « ambitions impériales » de la Russie de Napoléon III. Un peuple lancé dans le messianisme démocratique retourne rarement à ses bivouacs.

C’est pourquoi le coucou mécanique de la sotériologie démocratique dont j’ai évoqué plus haut les ressorts et les rouages ne changera le registre de ses trilles qu’avec le départ des horlogers de cette gigantesque rédemption, à savoir la masse des troupes américaines stationnées en Europe et campées sur cinq cents bases militaires – il est déjà question d’en multiplier les régiments. Il ne reste à M. Lavrov que de débattre seul à seul avec M. Kerry à Paris et à l’Europe de s’étonner bêtement de se trouver mise hors jeu sur la scène internationale. Mais l’ignorance et la médiocrité des classes dirigeantes que sélectionne nécessairement un suffrage universel incompétent par nature et par définition, leur fait méconnaître la nature même de l’arène d’un monde eschatologisé par la démocratie et avec lequel les grands hommes d’Etat se collètent désormais.

4 – Les saints de la raison

Paris livré depuis trois quarts de siècle aux Homais de la politique internationale secrétés par la IVe et la Ve République n’ose tenter de secouer ni le joug de l’occupation militaire américaine sur l’Allemagne et sur l’Italie, ni celui de la domination parallèle du dollar, qui ne s’exerce pas seulement sur le Vieux Continent, mais sur la terre entière. Du reste, si une politique étrangère n’est pas soutenue par la carrure d’un homme d’Etat, non seulement elle échoue fatalement, mais on châtie durement l’effronterie du nain qui aura usurpé la stature d’un géant.

Tournons-nous donc vers la civilisation des saints russes de la littérature mondiale – les Soljenitsyne, les Tolstoï, les Dostoïevski. Ils détiennent les clés du seul renouveau spirituel, intellectuel et politique actuellement possible dans une Europe plus livrée que jamais à la « fête de l’insignifiance » d’un Milan Kundera. Il n’en demeure pas moins tragique que les retrouvailles de la pensée philosophique avec le génie des grands visionnaires de la condition simiohumaine rencontre l’obstacle insubmersible de la bancalité originelle de toutes les Eglises: depuis des siècles, toutes sont vouées à affronter les écueils de la légèreté d’esprit des peuples et des nations. Car le temporel se fige et se stratifie dans des rituels qui seuls permettent à la raison superficielle de l’humanité de se dorer au pâle soleil de ses théologies de la servitude et de s’éclairer des pauvres lumignons des vassalisateurs qu’on appelle des dogmes et des doctrines. Mais si les religions sont nécessairement menacées de périr sous le triste éclat de leurs cierges et de leurs prières – ou sous les poignards de leurs doctrines – la littérature mondiale est-elle de taille à substituer l’universalité de son regard sur le temporel à l’apostolat des saints endormis dans leurs confessions de foi obsolètes?

Le culte orthodoxe russe agonise dans les ors, la pourpre et la pompe de l’imagination religieuse devenue anachronique des Eglises d’aujourd’hui – mais précisément, une France purifiée des sorcelleries obsolètes et mise à l’écoute de la spiritualité des grands écrivains de la Russie voudrait redevenir l’inspiratrice mondiale des feux ascensionnels de la raison au sein de l’humanité et la source vive des âmes méditantes. (Voir – De Sotchi à Kiev , La postérité anthropologique de Machiavel et la politologie moderne , 5 avril 2014 )

Qu’en sera-t-il d’une France ressuscitative et qui demandera au génie de la Russie de Gogol de s’asseoir au chevet des « âmes mortes » de notre temps? Tentons de franchir quelques pas sur le chemin de la révolution intellectuelle qui permettrait a une universalité trans-liturgique de redevenir ascensionnelle et de remettre l’Europe à l’écoute de l’espérance la plus originelle des saints, celle avec laquelle Tolstoï avait rendez-vous à l’heure du « matin blême » où l’immortalité d’une grande âme a éternisé le fuyard sur le quai de gare de Iasnaia Polyana.

L’alliance du génie slave avec la France des feux de la raison servira-t-elle de cuirasse et d’armure de la vitalité politique retrouvée d’une Russie à nouveau guidée d’une main ferme? Les Uniates de Kiev voudraient faire main basse sur les richesses de l’Eglise orthodoxe de Kiev et précipiter ce trésor catholique dans l’escarcelle des vieilles dévotions romaines. Nous verrons bien si la Rome d’autrefois, celle des pieux larcins de la piété, est bel et bien trépassée à l’écoute du Poverello. Un Vatican qui, pour la première fois, sanctifie la pauvreté au point d’installer un miséreux sur le trône en or massif du Saint Siège scellera-t-il l’alliance des évangélistes russes avec la France des saints de la raison du monde?

5 – Le sceptre de l’éthique du monde

La rencontre piégée du 26 mars 2014 entre le pape François et M. Barack Obama au Vatican a roulé sur deux thèmes périlleux, donc focaux: primo, le saint Père n’a accepté son invitation officielle aux Etats-Unis qu’au Lampedusa du pays – on y a compté six mille cadavres – et secundo, sur les secrets diplomatiques de la guerre de Syrie, dont on sait qu’elle ne fut empêchée que par un accord secret entre la Russie d’esprit orthodoxe de M. Vladimir Poutine et le chef d’une Eglise catholique en cours d’émancipation de sa théologie de juristes du ciel. (Voir – De Sotchi à Kiev , La postérité anthropologique de Machiavel et la politologie moderne , 5 avril 2014 )

Mais Washington n’est pas près de comprendre l’enjeu le plus décisif: il s’agit de savoir quelles mains tiendront désormais le sceptre d’une éthique de la politique internationale supérieure à celle d’aujourd’hui. D’un côté, le pape américain de la démocratie verbale voit son évangile tomber en quenouille, de l’autre, l’Eglise romaine commence de se demander si sa morale politique héritée de la monarchie parviendra à dérouiller la cuirasse des cosmologies mythiques du Moyen-Age, qui ont vieilli dans les catéchismes, les missels et les bréviaires, mais dont les paroisses n’ont pas été cadenassées.

Comment départager les silhouettes des trois candidats à la succession du Jupiter des juifs, des chrétiens et des musulmans si, des siècles durant, les trois monothéismes se sont révélés coupables de légèreté politique, donc d’insignifiance catéchétique? La démocratie de la raison n’a pas su se changer en anthropologue des utopies délirantes et des cosmologies mythologiques, l’orthodoxie romaine n’a pas su arracher son ciel des mains d’un distributeur ridicule de sucreries posthumes et flanqué d’un administrateur des tortures éternelles sous la terre. Quant à l’Eglise orthodoxe, la mieux armée contre l’assaut des chanteries enfantines, elle n’a pas entendu le message de ses apôtres les plus dignes d’écoute, de ses visionnaires de génie de la condition humaine, de ses grands écrivains.

6 – La raison simiohumaine est-elle une infirme ?

Au XVIIIe siècle, l’Eglise romaine a perdu sa première vocation, celle d’exercer la fonction d’une boussole universelle de la conscience morale des évadés de la zoologie, tellement il était apparu que l’histoire et la politique réelles sont pilotées en secret par une philosophie des élévations de la conscience morale et de la raison confondues. Mais qu’y avait-il de plus immoral que d’interdire aux fuyards de la mort de connaître les lois qui régissent l’astronomie dans la cage de laquelle ils se trouvent enchaînés? Qu’y avait-il de plus immoral que de croire moraliser et discipliner une bête semi-cérébralisée à seulement la plonger davantage dans l’ignorance et la sottise? Qu’y avait-il de plus immoral que de précipiter aux genoux d’un tortionnaire infernal des animaux terrorisés par leur génocidaire? Des siècles durant, l’Eglise avait refusé l’héliocentrisme et l’évolutionnisme, parce que les dévotions payantes avaient besoin d’une cosmologie mythique et d’une domestication des cerveaux.

Mais maintenant, la raison, la conscience et le savoir des orphelins du système solaire relativement rassurant de Ptolémée se retournent subitement contre leur propre autonomie; et l’on voit les rescapés des forêts se livrer au naufrage d’un nouvel abêtissement au sein des civilisations pourtant expressément construites sur les prérogatives libératrices de leur récente responsabilité politique. Les fuyards du géocentrisme sont tombés dans le délire au point de mettre toute la respectabilité et la solennité de leurs institutions publiques rationnelles au service d’une légalisation démente de leur folie. Je sais que vous n’en croirez pas vos yeux et vos oreilles, mais je vous assure que les sodomites se marient tout soudainement entre eux et les lesbiennes entre elles et que ces couples se voient subitement autorisés par la loi à élever des poupons dès le biberon, selon un principe fort nouveau: je vous assure que les Etats les plus sérieux proclament maintenant une indistinction doctrinale des sexes plus fantasmée que le mythe de la Trinité, afin de tenter d’effacer des cervelles en bas âge et derechef catéchisées dès le berceau – mais par une biologie officialisée – la notion biblique d’un Adam et d’une Eve que le ciel,horribile dictu, avait dotés à tort, d’organes génitaux distincts. La question est donc de savoir si, faute d’installer de force quelque Jupiter barbare et stupide aux commandes des encéphales des détoisonnés des forêts, cette espèce en perd tellement et si subitement la tête qu’elle n’a plus d’autres ressources, la pauvresse, que de vagabonder au hasard sur la terre.

Alors on verra le sceptre de la morale universelle retomber dans les mains de l’Eglise du Moyen-Age – et toute la science historique y perdra la viabilité politique qu’elle semblait avoir acquise depuis Thucydide, parce que la croyance en une raison fiable et autorisée à diriger le monde à la place des dieux d’Homère y perd l’assise de sa crédibilité et de sa légitimité scientifique; et les peuples veufs de leurs Olympe et laissés tout soudainement abasourdis confient aussitôt et d’un seul élan la direction des affaires de la planète aux plus ignorants et aux plus sots de leurs doctrinaires. Comment éviter que la classe dirigeante des irréfutables du ciel de la démocratie ne sombre à nouveau dans les superstitions et dans les cosmologies mythiques des premiers hommes?

7 – Les lectisternes de la démocratie

L’entretien du 26 mars 2014 entre M. Barack Obama et le pape François a duré cinquante minutes, mais la superficialité d’esprit de l’hôte de la Maison Blanche a fait tourner court un entretien sur le fond que le pape François avait cru possible entre des interlocuteurs d’un si haut niveau de responsabilité. De plus, ni l’un, ni l’autre de ces acteurs de la morale du monde ne pouvaient encore se poser la seule question décisive, celle de savoir quel est le type de rationalité dont dispose de nos jours l’animal né semi-pensant, mais demeuré superficiel et que les Anciens avaient prématurément qualifié de rationale. S’il s’agissait effectivement d’une bête rendue sérieusement cogitante par un verdict aussi subit qu’ irréfutable de la nature, il aurait fallu se demander, toutes affaires cessantes, quelle était l’apparence d’intelligence que sécrèterait nécessairement un traînard devenu soi-disant pensant sur l’enclume des millénaires, mais dont la raison trompée et trompeuse demeurerait aiguisée sur la seule meule de l’animalité spécifique de cet animal.

Une bête dont l’encéphale se laisse patiemment diriger par des poulets savants – tantôt ils sortent sans entrain de leur cage, ce qui présage de grands malheurs, tantôt ils ont bon appétit, ce qui est de bon augure pour l’avenir du pays – une bête à l’école des crêtes et des becs de ses poules, dis-je, est-elle d’ores et déjà devenue un homme au sens « rationnel », mais fâcheusement imprécis du terme, ou faut-il l’appeler, à titre provisoire, un primate en ce qu’il serait seulement devenu capable de se donner l’estomac de ses poulets pour boussole? Où faire passer la frontière entre le zoologique et l’humain si l’on ne sait pas quelles sont les caractéristiques propres à départager ces deux espèces ? Puisque vous n’avez pas encore appris à quel endroit précis vous ferez passer la barrière entre vous et la bête prosternée devant ses poulets, qui êtes-vous et de quel nom faut-il baptiser les gloussants sur leurs ergots?

8 – Les dichotomisés du cosmos

Les Romains offraient des banquets succulents aux portraits coloriés de leurs dieux installés sur des coussins brodés. Et pourtant, ils construisaient des aqueducs titanesques et des cirques qui ont étonné M. Barack Obama. On appelait leurs festins fantastiques des lectisternia. L’humanité théologisée par des poulets picorant des grains était donc une espèce demeurée cérébralement tout animale, mais rendue – et précisément à ce titre – capable de se procurer de puissants interlocuteurs gastronomiques et de les installer dans le vide d’une immensité festive, mais qui ignorait néanmoins que ces images cosmologiques d’elle-même n’étaient sécrétées que par leurs cellules grises. Et pourtant, cette conviction s’était tellement inscrite dans leurs gènes que ces animaux brûlaient dare-dare les impies qui doutaient de l’existence des personnages somptueux qu’ils exposaient sur les coussins de leur foi.

Mais le cerveau de ce primate se trouve scindé de naissance entre deux mondes. S’il ne se rendait pas coupable de formuler des hérésies bizarres, cet animal schizoïde n’en viendrait pas à douter quelquefois de l’existence objective de ses dieux et de la fiabilité des volatiles qui s’en révèlent les oracles ou s’en font les témoins. Comment peser la boîte osseuse bipolarisée d’un malheureux qui, d’un côté, s’agenouille humblement devant des gallinacés aux entrailles éloquentes et qui, de l’autre, se glorifie tout au contraire et au péril de sa vie de leur tourner le dos, mais toujours prudemment et au seul bénéfice de nouveaux volaillers suprêmes du cosmos? Vingt-trois siècles après Scipion l’Africain, plus d’un milliard d’animaux de ce type grouillent encore sur toute la surface de la terre et offrent sans relâche de la viande humaine rémunérée à manger et le sang d’une potence de la torture à boire à leur souverain imaginaire du cosmos.

9 – Trois dieux-écrivains

Le Président Barack Obama était un esprit superficiel. On lui avait enseigné à Harvard à la fois que Dieu protège l’Amérique et que toute question de fond sur les cultes et sur les croyances religieuses en général devait se trouver soigneusement exclue de l’enseignement universitaire officiel; mais, de son côté, le pape François ne savait pas encore comment faire observer à son hôte les poulets sacrés que l’Amérique faisait sortir tout pépiants de la cage de la démocratie mondiale et auxquels il jetait les sacs de grains propices ou maléfiques de la nation de la Liberté du monde. Car les poulets de l’idole picoraient maintenant leur nourriture sur le sol de l’Afghanistan, de l’Irak, de la Libye, de la Syrie – et il fallait se résigner, hélas, à ne lire que des présages funestes dans les verdicts de leurs becs.

Exemple: longtemps, l’animal à l’écoute de ses gallinacés s’était donné les divinités les plus fidèlement calquées sur son propre corps dénudé. Puis, il avait fait parler l’hébreu à une idole conçue et construite à l’usage du seul peuple qu’elle avait consenti à se choisir pour élève sur toute la surface de la terre. Puis, un second démiurge avait parlé le grec à l’intention d’ un auditoire plus vaste que le précédent. Puis un troisième grammairien du cosmos avait parlé l’arabe – mais bientôt les écrits de ces trois géants des nues se sont révélés tellement inconciliables entre eux qu’il a bien fallu changer les coussins usés des lectisternes des ancêtres et en répartir d’autres en divers endroits du globe terrestre.

Depuis lors, l’existence, quelque part dans le cosmos, de ces trois écritoires d’âge différent et d’une valeur littéraire fort inégale a répondu à la progression de leur expansion territoriale et linguistique. Que faire d’un astéroïde de plus en plus décompartimenté et dont l’échine plie sous le faix de trois dieux de complexions distinctes? Si vous observez à la loupe l’animal dont la cervelle enfante patiemment des acteurs changeants du cosmos et qui les expédie dans la stratosphère afin de s’assurer de leurs services politiques et moraux en retour, vous apprendrez à connaître les rouages et les ressorts de l’espèce née la plume à la main. Sinon, gare à vous: si vous baissez un instant les bras, vous frapperez toutes vos sciences dites humaines d’un aveuglement sans remède, parce que la bête se changera en un bipède incompréhensible au bout de vos calames. Mais comment percer les secrets d’un animal qui ne se rend intelligible qu’à se précipiter dans des mondes délirants?

10 – A la recherche d’un regard sommital

Sachez que, le 26 mars 2014, non seulement le pape François et M. Barack Obama ne parlaient pas du même Dieu, mais que le Vatican était en gésine d’une divinité dont l’intelligence et la vie spirituelle écraserait le divinité nationale interdite d’audience dans les aulas de l’Université de Harvard. Certes, la Démocratie et le Saint-Siège jouaient des couleurs et des reflets d’un seul et même Olympe originel – mais à quelle hauteur le pape François plaçait-il le sien pour foudroyer du regard toute la panoplie des auréoles du dieu de l’Amérique?

Et puis, aucune langue de la terre ne peut égaler l’éclat et le rythme que seul le grec donne à ces vers d’Homère: « Chante, Déesse, la colère d’Achille , fils de Pelée, qui livra les Achéens à tant de souffrances et précipita à l’Hadès les âmes héroïques de tant de guerriers« . Anatole France se moquait gentiment de Renan, qui dressait l’oreille à chaque mot suspect, tels que Déesse, Hadès et j’en passe. De quel Dieu le pape François et M. Obama parlaient-ils si l’âme du poète était plus divine que celle de la démocratie mondiale?

Décidément, il nous sera impossible d’enseigner l’histoire véritable de notre espèce à nos enfants en bas âge si, d’un côté, il faut nous rendre à l’évidence qu’il sera bien vain de leur raconter ce qui sera effectivement arrivé à telle tribu localisée à tel endroit et en tel siècle, tellement, une science transanecdotique du temps humain nous enfermera d’avance dans une connaissance toute magique et ensorcelée de nous-mêmes – celle dont s’obstineront à témoigner les fuyards du règne animal que nous sommes demeurés. Pourquoi les animaux dichotomisés par leurs poulets sacrés colloquent-ils leur fausse science d’eux-mêmes dans le cosmos et pourquoi le pape François regardait-il de haut les poulets sacrés de M. Barack Obama?

Exemple: M. Le Goff (1924-2014) a rédigé, des années durant, un savant ouvrage sur le Purgatoire, mais son récit demeure aussi aveugle à la signification anthropologique des méthodes de pensée dont usait son auteur que la théologie du Moyen-Age ignorait le sens de la logique interne qu’elle mettait en oeuvre. M. le Goff n’étudiait ni les finances de l’Eglise de l’époque – elle tirait des bons de caisse à la pelle de sa théologie des purge sacrées – ni les cellules grises d’une espèce docile à passer quelques années de son éternité posthume dans un sas imaginé entre l’enfer et le paradis par les docteurs de l’Eglise de son temps. Et pourtant, se disait le pape François, de Sophocle à Shakespeare, d’Aristophane à Swift, de Dostoïevski, de Gogol, de Soljenitsyne à Cervantès, c’est toujours l’histoire la plus profonde de l’humanité que les plus grandes génie de la littérature mondiale ont observée et tenté de comprendre – et si le génie russe surpasse celui des contemplatifs français et anglais, serait-ce queLes Possédés, Les Frères Karamazov , La Guerre et la Paix regardent l’humanité de plus haut et de plus loin que Molière ou Racine? Qu’est-ce donc, se disait le disciple du Poverello, qui fait du génie russe un regardant à la fois homérique et sommital de l’histoire du monde?

11 – Dans l’attente d’une mutation de la conscience chrétienne

On sait que ni un pape François en quête du vrai Dieu des chrétiens, ni un Barack Obama trop sûr du sien ne sont encore devenus des simianthropologues de haut vol, donc des connaisseurs d’une vie de l’humanité transportée dans les nues. Mais on observera que l’hôte de la Maison Blanche forgeait à tour de bras les armes verbifiques d’une divinité nationale vaniteuse et trompeusement vaporeuse et que les saintes forgeries d’une démocratie aux auréoles ensanglantées mettaient en vente sur le marché du langage le feu et la foudre d’une idole vénérée pour la qualité de ses poulets sur toute la terre habitée. Comment parler de morale si la bête des lectisternes ignore le fonctionnement de sa cervelle dans le sacré, comment parler de morale si la bête à l’écoute des oracles de ses poulets n’a jamais observé, ni sur le terrain, ni en laboratoire, l’oscillation éternelle de sa boîte osseuse entre la superstition et la corruption? Si vous redressez l’échine de cet animal à l’école de la panique d’entrailles que ses dieux et ses devins lui inspirent, il courra consulter ses poulaillers, mais si vous lui retirez cette médecine, il perdra pied dans le néant.

Et pourtant, la rencontre avortée du 26 mars entre le pape François et M. Barack Obama a placé un produit pharmaceutique prometteur entre les mains du vieux Chronos, et cela non point en raison d’une accélération subite et miraculeuse de l’évolution cérébrale de la bête, mais parce que la Démocratie moderne et sa chaste épouse, la Liberté, accompagnés de leurs deux enfants encore en bas âge, l’Egalité et la Fraternité, ont commencé de se promener dans le jardin des cultes défunts et de s’éclairer de la lumière de leur pharmacologie oubliée.

Certes, on savait depuis belle lurette que les détoisonnés du cosmos sont paniqués de se trouver jetés sans coussinets dans le sépulcre de l’immensité et du vide. Mais il est bestial en diable de se donner sa propre effigie pour soleil, il est bestial en diable de se donner un tortionnaire infatigable pour guide et pour protecteur dans une nuit sans voix. La théologie romaine, dit maintenant le pape François, était à la fois harnachée et barricadée dans l’enceinte sanglante des cités. L’agrippage de cette mythologie à sa propre sacralité élevait une hiérarchie ecclésiale auto-glorifiée au rang d’un Jupiter armé du couperet de la mort.

Et voici que la bête dentue et crochue dont l’armure masquait la fragilité se regarde dans le miroir de ses démocraties enténébrées. Décidément, le pape regarde le christianisme romain avec des yeux d’anthropologue et de pédagogue d’une démocratie casquée – et le Poverello, en promenade à ses côtés, visite le jardin des Hespérides des contrefaçons du dieu Liberté. La compassion franciscaine rapprocherait-elle l’école d’Antioche des découvertes les plus récentes de la paléontologie? (Voir – De Sotchi à Kiev , La postérité anthropologique de Machiavel et la politologie moderne , 5 avril 2014 )

12 – La réflexion anthropologique sur l’illusion

Depuis le XVIIIe siècle, l’animal terrorisé par le silence de l’univers n’a cessé de se rabougrir. L’étendue de son ignorance se révèle désormais aussi rapetissante qu’à l’âge de la pierre taillée. Mais plus ce pape solitaire et méditatif se découvre ratatiné, plus le mythe démocratique se minusculise, lui aussi. Le voici réduit à une rêverie à la gueule grande ouverte. Regardez avec les yeux de la mystique russe la denture de cette sotériologie verbale: ses mâchoires et ses crocs n’illustrent-ils pas une mythologie sanglante? Demandez-vous quelle était la distanciation à l’égard de l’histoire et de la politique qui a guidé en secret la théologie pacificatrice du Saint Siège en Syrie. Quel était l’anthropologue en apprentissage de la vie spirituelle de la Liberté qui voyait de haut et de loin germer une « guerre sainte » pour le salut démocratique du monde, quel était le mystique abyssal qui regardait avec les yeux de Tolstoï la cosmologie mythique des modernes s’enivrer des reflets de sa propre équipée? Voyez l’idole étalée sur les coussins de velours de sa sainteté, voyez l’idole inlassablement magnifiée et glorifiée sur le piédestal de ses idéalités sanguinaires. S’agirait-il du faux dieu des modernes? Le pape François voyait-il de haut ces frères jumeaux, le mythe chrétien et le mythe démocratique échanger leurs présents – les fioles d’un même parfum, celui de l’opium des peuples?

En vérité, le regard du Franciscain sur les auréoles verbales dont la bête s’était affublée donnait au pape argentin un siècle d’avance sur le futur décryptage anthropologique du narcissisme politique de type démocratique – et la bestialité théologique commençait de se dessiner sous des traits tellement précis que Rome se convertissait en douce aux sacrilèges de la sainteté. Le mythe biblique tombait tout entier dans la cage aux poulets aux yeux du Poverello. Il existait, disait-il, une manière d’écrire l’histoire ad usum Delphini – à l’usage du fils aîné du roi – qui glorifiait parallèlement l’histoire du christianisme et celle de la monarchie de droit divin. Et voici que le pape de la Liberté américaine apportait au monde l’histoire conjointe du mythe démocratique et de la gloire de sa nation!

Le pape François occupait la forteresse de l’anthropologie secrète à laquelle les saints russes se sont initiés. Comment son regard aurait-il porté sur l’histoire et la politique de l’humanité titubante du XXIe siècle s’il n’avait commencé de savoir non seulement comment l’ignorance de type spéculaire de la bête se construit, mais comment elle se bâtit nécessairement des savoirs en miroir, et d’autant plus assurés d’eux-mêmes que leurs erreurs de méthode et de parcours leur fournissent en retour les instruments les plus irréfutables à leurs yeux et les preuves les plus évidentes de la validité de leur vision du monde?

13 – Le grand orchestrateur des idéalités

C’est ainsi que l’Ukraine s’est révélée la première illustration planétaire de l’animalité théologique des ostensoirs de type démocratique que l’humanité ait mis en scène. La pièce semblait agencée d’avance dans les coulisses pour rendre spectaculaire le choc des idéalités vaniteuses, spectaculaire la mise en scène artificielle des héros retentissants de l’abstrait, spectaculaire l’étalage des subterfuges, des attrape-nigauds et des contrefaçons du concept de Liberté, spectaculaire l’exposition des ciboires d’une religion de pacotille: tout le monde voyait à l’œil nu les tireurs de ficelles qui faisaient, d’une histoire des simagrées du monde un mélange de grand guignol et de pièce de boulevard – mais le titanesque même de la dérision mettait en place un échiquier nouveau du monde. Le regard de haut que la Curie portait désormais sur les parfums de l’histoire et de la politique en faisait l’assise d’une nouvelle objectivité de la science historique.

Du coup, le grand orchestrateur des idéalités pseudo universelles de la démocratie mondiale s’est trouvé si soudainement démasqué que le génie du Poverello est devenu l’assiette nouvelle de la pensée rationnelle du monde et de l’anthropologie scientifique, tellement les cierges enfumés d’une fausse Justice et d’une fausse Liberté rendaient inutilisable la catéchèse démocratique et l’encens de M. Barack Obama. Mais la spécularité humaine, les Anciens l’appelaient l’illusion, du latin illudere, se jouer de quelqu’un, le tourner en dérision, rire et se moquer, ce qui démontre que la mystique renvoie à un approfondissement anthropologique du vocabulaire de tous les jours.

La semaine prochaine, j’observerai de plus près la condition humaine sur le théâtre de l’évolution cérébrale de cet animal.

Source : Manuel de Diéguez
http://www.dieguez-philosophe.com/

Chronique d’un asile d’aliénés : Dialogue aussi matinal qu’imaginaire entre un fou et son psychiatre

 

Par Manuel de Diéguez

Préambule

1 – Comment me lire?

La diffusion de mes textes sur internet pose à l’afflux croissant des visiteurs un sérieux problème de lecture. Il n’est pas coutumier qu’une science fasse ses premiers pas sur le net – en l’espèce, une anthropologie descriptive et interprétative de la condition simiohumaine. Aussi les derniers voyageurs ne sauraient-ils se trouver informés du contenu des « volumes » parus avant leur arrivée sur les lieux; mais comment leur demander d’attendre la publication en librairie de textes qui échappent nécessairement au monde de l’édition? Depuis le XVIIIe siècle, le monde a commencé de subir une collision entre la pensée philosophique, qui se veut approfondissante, et l’actualité politique, qui demeurait superficielle; car le savoir scientifique mise sur la durée, tandis que la communication instantanée des évènements présente un tissu de plus en plus inassimilable par la planète de Gutenberg, qui en est devenue poussive et demeure au milieu du gué. Mais l’histoire au jour le jour se situe désormais sur un échiquier philosophique et anthropologique capable d’approfondir l’anecdotique.

Il me faut donc présenter à mes lecteurs les conditions de lisibilité d’un texte dont le train rapide jure à la fois avec l’allure de sénateur de l’édition et avec la précipitation des médias. Il s’agit que le public dispose du mode d’emploi, de l’orientation et de la problématique de l’immédiat que je tente de mettre sur pied depuis mars 2001. Mais mes travaux antérieurs remontent à l’âge des traînards, où ils demeurent consultables; on les trouve chez Gallimard, le Seuil, Plon, P.U.F. Albin Michel, Fayard et dans les articles que j’ai rédigés pour l’Encyclopedia Universalis,dans lesquels j’expliquais que les théories scientifiques légalistes sont oniriques par définition et notamment que la physique mathématique classique ressortissait à l’anthropologie critique depuis Platon. Il fallait apprendre à radiographier le fonctionnement finaliste, donc magique du verbe expliquer dans le cerveau d’un simianthrope né pour rendre l’expérience abusivement loquace.

Exemple: Le psychiatre mis en scène ci-dessous est sur le point de prendre sa retraite. Si j’en crois le recul anthropologique dont témoigne son axiomatique générale, il semble qu’une longue pratique médicale lui ait permis d’acquérir une perception fiable du sens psychologique des pathologies cérébrales. Le fou me paraît âgé d’une trentaine d’années. Il se pourrait qu’il fût professeur de lycée, parce que sa culture me semble plus littéraire que celle du psychiatre – il cite Rabelais, mais j’ai le sentiment qu’il a lu Cervantès, Swift, Kafka, Dostoïevski, Shakespeare, si j’en crois la symbolique qui sous-tend sa démence.

2 – Une psychanalyse de la physique classique

Je convie donc mes lecteurs nouveaux à une réflexion sur le statut anthropologique de la raison et de la folie. Quels sont leurs rapports avec la morale si les mises en scène du signifiant font toujours appel au symbolique? Car dès lors que les dialectiques les plus rigoureuses censées régir la nature enchaînent fatalement leurs raisonnements sur des récits fantastiques cachés, il faut se demander où passe la frontière entre la pensée logique et les rêves pathologiques qui étoffent la « raison ». La théologie, par exemple, construit des syllogismes irréfutables à partir du postulat fabuleux selon lequel un Dieu vaporisé répandrait ses effluves dans le cosmos.

Comme il se trouve que, depuis la plus haute antiquité, les Célestes se présentent dans le cosmos sous les traits de personnages habillés par l’imagination dite religieuse d’une espèce que sa solitude rend bavarde dans l’immensité, le simianthrope se procure des chefs du cosmos qui rassurent son encéphale épouvanté – mais il n’y a que deux millénaires à peine que ce couturier-né tente désespérément de réduire le luxueux apparat de ses démiurges et d’en limiter le nombre. Il n’est pas près d’unifier ses théologies éclatées, tellement les tronçons en décousent âprement entre eux. Comment se fait-il que si les convictions doctorales d’une divinité répondent à des vœux tout humains, les sciences résolument expérimentales peuvent, de leur côté, se révéler aussi oniriques que les théologies et conjurer les mêmes craintes devant le silence de l’univers que la foi? La physique classique, par exemple, croyait rendre intelligibles, donc expliquantes les routines aveugles de la matière cosmique.

Et puis, sous quel prétexte leur constance, qui les rend tout bêtement prévisibles, donc seulement profitables et volubiles à ce titre, serait-elle l’oracle écouté d’une signification transanimale et sacrée? Certes, tout raisonnement bâti sur ce matériau se rendra invincible, mais à la condition expresse que le postulat qui le téléguidera, donc le présupposé qui le pilotera sur le chemin de la vérification expérimentale soit tenu d’avance pour convaincant. De quoi suis-je convaincu, donc de quoi suis-je l’approbateur quand l’évènement payant a bien voulu venir au rendez-vous censé persuasif que la nature lui a fixé?

On voit que la « raison » dite scientifique du demandeur se définit sur le mode d’un acquittement mythologique des créances que le prêteur présente aux guichets de la banque qu’on appelle la nature, puisque la démonstration dite probante répond aux motivations qui sous-tendent la requête. Mais pourquoi croit-on que la répétition finalisée tiendrait un langage de la « raison »? Pourquoi le singe parlant rend-il bavardes les ritournelles et les redites de la matière dont il enregistre les profits? Si nous ne plaçons pas les phénomènes rituels, donc calculables sous la lentille d’un microscope électronique – celui d’une anthropologie critique – les composantes psychiques de l’alliance, irraisonnée par nature, de la notion d’intelligibilité dont la matière serait porteuse avec celles de rentabilité et de ponctualité échapperont au décryptage de la nosologie cérébrale dont souffre une espèce réduite à bâtir des « explications » de l’inerte sur des preuves seulement utilitaires et jugées désirables précisément à ce titre.

3 – L’économie mondiale et le symbole de la boue

Dans le dialogue ci-dessous sur l’économie mondiale et sur la crise mondiale, l’examen du dosage tout subjectif entre le réel et le symbolique que concocte l’encéphale simiohumain aboutit à un décorticage des conséquences logiques d’un rêve universel: la boue censée avoir submergé l’univers est celle qui fait suffoquer le monde depuis les origines. Le fou se veut lucide en ce qu’il aperçoit clairement la démence qui compénètre la logique financière et politique du monde contemporain, mais il ne s’est pas encore initié à la spectrographie d’une raison toute pratique et d’une intelligence de trésoriers réputée donner leur sens aux liturgies du cosmos enregistrées par la logique d’Aristote à Einstein.

De son côté, le psychiatre est un allumeur du cerveau embrumé de ses clients. Sa méthode est une maïeutique en ce qu’il feint d’entrer pleinement dans le domicile cérébral du fou qui vient le consulter; mais il conduit peu à peu son malade à accoucher de la fausse éthique qui pilote la pseudo conscience du singe semi pensant. A ce titre, il donne une signification évolutionniste à l’adage de Rabelais: « Science sans conscience n’est que ruine de l’âme« .

Mais qu’en est-il de la notion de « ruine » psychique appliquée au malade qu’on appelle l’humanité et qui se proclame en bonne santé dans sa demeure? Depuis vingt-cinq siècles, c’est la pathologie dont souffrent inconsciemment les bien-portants qui intéresse la philosophie socratique.

Mais, pour répondre à cette question, il ne suffit pas de démontrer que la démence raisonne avec une rigueur logique sans égale, encore faut-il que la logique délirante apparaisse fondée sur la cohérence interne de la symbolique qu’elle évoque; et ce sera une symbolique de la boue qui servira de support à toute la construction pseudo rationnelle. Comment la morale va-t-elle s’introduire à la fois dans cette logique et dans cette symbolique, sinon par le relais d’une anthropologie critique qui articulera toute la dialectique interrogative sur le courage et la peur de l’humanité et qui révèlera que toutes les théologies semi animales sont construites sur le modèle politique de la prédéfinition de la notion de vérité illustrée par le récit?

De plus, cette dialectique est celle qui sous-tend les chefs-d’œuvre de la littérature mondiale. Cervantès, Swift, Kafka, Gogol ou Dostoïevski ont mis en scène des logiciens d’une symbolique de la folie du monde; et cette symbolique repose sur des radiographies du courage et de la peur. On appelle ces héros universels don Quichotte, Gulliver ou le Raskolnikov des Possédés. C’est dire que la réflexion sur les prisonniers de la boue est l’échelle de Jacob d’une science anthropologique des geôles cérébrales. Cette discipline rendrait compte du fonctionnement schizoïde de la boîte osseuse des évadés chancelants de la zoologie. Mais quelle est la généalogie de la raison qu’ils se sont construite dans leur cage au cours des âges?

Le fou : Peut-être savez-vous déjà, docteur, qu’au cours de la nuit dernière un torrent de boue a envahi la planète tout entière. Il n’est plus ni ville, ni village qui ne se trouvent asphyxiés et à demi noyés sous une masse immense et immonde de détritus.

Le psychiatre: Oui, j’ai appris ce matin qu’il n’est plus ni de rue, ni de ruelle qui ne charrient ce déluge, oui, je sais que vous ne trouverez pas un arpent du globe terrestre où ne coule ou ne stagne ce Niagara noir et fétide.

Le fou : Qu’allons-nous entreprendre, docteur, pour remédier à un désastre que je qualifierais de cosmique, tellement l’enfouissement de notre astéroïde sous la boue me semble un engloutissement de la « capitale du soleil » ou de l’ « asile de nos murs  » comme disait saint Eluard.

Le psychiatre: A mon avis, la solution la meilleure et la plus rapide serait de laisser sécher ces milliards de milliards de tonnes de glaise. Aussi, ai-je immédiatement alerté notre laboratoire, qui en a analysé quelques fragments. Malheureusement, on me dit que le temps de séchage varie selon les échantillons et que seule une connaissance précise de leur provenance nous informera éventuellement sur le temps de dessication que réclame cette matière. Les lieux et les climats de toutes les nations de la terre nous feront connaître les détails indispensables à la mise en place de nos moyens de lutte contre ce fléau.

Le fou : Je reconnais bien là le type de délire dont souffre le corps médical. Alors qu’il conviendrait d’agir avec énergie, efficacité et sans perdre une seconde sur les cinq continents, alors qu’il importe de sauver sur l’heure le genre humain d’un désastre imminent, vous faites procéder à de patientes analyses chimiques d’une seule goutte de boue afin de nous informer de la lenteur et de la rapidité qu’elle mettra à durcir. Mais c’est bien à ce trait, voyez-vous, que la folie se fait reconnaître : vous ne poussez pas le troupeau de vos raisonnements sous les coups de fouet d’une logique suffisamment claquante pour le conduire tout entier au pâturage de la vérité, vous ne vous demandez même pas comment le durcissement de ce Niagara remédierait instantanément au malheur sans nom qui frappe l’astéroïde sur lequel nous tressautons. Le voulez-vous en acier trempé ? Croyez-vous qu’à le frapper sur l’enclume de sa pétrification, il sera plus aisé de laver et de rincer la mappemonde? Qu’elle se change en rocher ou qu’elle demeure couverte d’un liquide saumâtre, je ne vois pas comment la forge de l’oisiveté dans laquelle vous la porterez à son degré de fusion remédiera à la confusion, comme dirait Lacan.

Le psychiatre: J’entends la voix de la sagesse qui inspire votre sens rassis ; mais si vous ne voulez pas de mon séchage, quelle médication proposez-vous ?

Le fou : La thérapeutique qu’appelle la situation est pourtant claire et simple à souhait. Quelle est la mécanique qui régit la démence centrale de l’univers ? Quel est le poumon de fer des Etats, des peuples et des nations, sinon leur artillerie bancaire ? Si vous vous assurez de la solidité des institutions mondiales du crédit, les torrents de boue demeureront impuissants à escalader les fortifications naturelles sur lesquelles repose la santé du monde et la solidité même des Etats. Mais pour qu’un système de prêts et de remboursements bien échelonnés se rende fiable, il faut dissoudre davantage la masse de boue qui escalade nos murailles, afin que la matière liquide rende plus fluante la confiance des populations. Si vous la durcissez, docteur, elle cessera de couler en ruisselets, de s’infiltrer en tous lieux de la terre et de s’introduire dans tous les pores du cosmos, de sorte que votre séchage me paraît une méthode délirante et, pour vous le dire tout net, tellement folle à lier que votre science médicale est à enfermer à l’asile de ce pas.

Le psychiatre: Fort bien, Monsieur ; mais si le durcissement de la boue vous paraît indigne d’Hippocrate et de Galien, dites-moi donc quelle thérapeutique vous permettra de la liquéfier davantage.

Le fou : Rien de plus simple, docteur, il faut soumettre dare dare le système bancaire tout entier au test le plus stressant possible, afin de vérifier sa capacité de résistance à la boue. Les établissements de crédit usuraires qui auront résisté à cette épreuve recevront un certificat de vertu, donc de bonne santé; et la vaste population des naufragés de l’argent cher saura que ses châteaux-forts sont munis de pont-levis et de meurtrières dont la boue ne saurait franchir les créneaux.

Le psychiatre: Vous soutenez mordicus que la confiance est la matière fluide par excellence de la viabilité des Etats et qu’elle doit s’insinuer en virtuose dans la place ; mais quelles sont les vérifications vertueuses de sa liquidité qui vous permettront de conclure que vos mille canaux et vos mille robinets résisteront aux fuites d’une boue à laquelle vous demandez, dans le même temps, de se rendre liquoreuse? Voyez-vous, Monsieur, nous disposons d’un remède efficace contre la boue, la logique, dont la magistrature nous interdit depuis Aristote de soutenir une thèse et son contraire au même instant et sous le même rapport.

Le fou : Docteur, je crois qu’il me faut vous apprendre les secrets et les chausses-trapes de votre logique ; et, pour cela, voici la première leçon de cohérence qu’ enseigne cette discipline. Sachez qu’elle se divise entre deux territoires, deux royaumes et sans doute deux empires de la science économique. Le premier embrasse le commerce et l’industrie des nations, lequel obéit à la loi dite de l’offre et de la demande, dont la sainteté subit des outrages répétés à sa pudeur ; car tantôt les banques jettent par les fenêtres l’argent qui leur est confié par leurs clients, qu’on appelle également des déposants, tantôt elles vendent leurs charmes à crédit et se prostituent à un prix exorbitant. De leur côté, les entreprises converties à la chasteté font fabriquer leurs produits de consommation dans des pays où la main d’œuvre est demeurée monacale, ce qui rend conventuel dans le monde entier le marché de la consommation des produits frais. Afin de porter remède à la lascivité généralisée qu’engendre la fraction de l’économie consacrée à la parturition des marchandises périssables, les banques prêtent aux fabricants des sommes tellement fantastiques qu’elles se voient contraintes de les tirer des mamelles des Etats, qui, de leur côté se les procurent à bas prix par l’impôt.

Le psychiatre : Et pourquoi une si saine nativité et de si bonnes mœurs entraînent-elles tant d’effets malheureux?

Le fou : Hélas, docteur, un chômage massif résulte logiquement de l’impuissance dont souffrent les citoyens de consommer des biens trop dispendieux pour leur bourse. Certes, les marchandises sont confectionnées quasi gratuitement à l’étranger, ce qui devrait conduire vers leurs pâturages naturels le troupeau des brebis de votre logique. Mais la procréation des produits ne rencontre que goussets et cassettes vides. Du coup, en bonne et saine logique d’Aristote, les banques injectent de plus en plus gratuitement des capitaux sauve-qui-peut dans une économie rendue exsangue d’avance, ce qui ne tarde pas à soustraire à la vue la hauteur vertigineuse d’une masse monétaire impossible à rembourser. Quelle est la logique de l’insolvabilité programmée qui sert de poumon à cette folie ? Un miracle, docteur, celui de faire consommer de force et à tout vat des foules désœuvrées et privées de pécune. Puis une seconde logique non moins asphyxiante fait alors semblant de courir au secours de la première et de tenter de la guérir de la suffocation.

Le psychiatre : J’ai hâte, Monsieur, de connaître la suite de votre histoire des déconfitures de la logique. Car si la raison elle-même raconte une histoire de fou, la pathologie dont elle souffre ne peut qu’aggraver l’état du malade. Comment défiez-vous les verdicts de la logique dont je vous ai rappelé la thérapeutique infaillible?

Le fou : Sachez, docteur, que si désemparée qu’elle soit, l’espèce de raison qui régit la moitié de l’encéphale du patient ne peut que se trouver remise d’aplomb par les bons soins d’une humanité enfin rendue super logicienne et qu’incarne un empire riche, lui, d’une masse infinie et inépuisable d’écus imaginaires, mais néanmoins de nature à remettre notre planète sur pied en un tournemain. Car nous jouissons de la protection gratuite d’une nation qui veut bien entretenir plus de mille garnisons, forteresses et châteaux-forts sur les cinq continents. Oui, docteur, nous bénéficions des grâces d’un empire bucolique, lequel produit chaque année une quantité illimitée de papier monnaie à notre bénéfice, ce qui n’est rendu possible qu’à l’école et à l’écoute de la logique séraphique qui inspire sa bonté. Savez-vous, docteur, que par l’effet de la logique des anges qui liquéfient la boue du monde, nous sommes dispensés de jamais rembourser les sommes que notre bienfaiteur rend vaporeuses dans les plus hautes régions de l’atmosphère? Qu’il est noble, qu’il est pur, le sceptre sous lequel nous nous épanouissons ! Savez-vous que cette manne s’élève déjà à plus de cinquante mille milliards de dollars? Vous voyez, docteur, que notre ciel de la logique protège tous les peuples et toutes les nations de la terre d’un désastre sans remède, et cela quand bien même cet empire des cieux se trouve réfuté depuis belle lurette sur la terre. Qu’allons-nous faire de l’entassement des félicités que cette dette immense nous octroie? Car la raison véritable, docteur, obéit au double attelage du monde et du ciel, de sorte qu’il ne sert de rien d’invoquer la logique périmée d’Aristote, d’Archimède ou de Descartes. Ah ! Docteur, la santé économique et mentale du monde entier repose désormais sur l’art du cocher suprême qui tient d’une main ferme les rênes du cosmos – j’ai nommé le paradis militaire et bancaire du Nouveau Monde !

Le psychiatre : Il faudra que vous vous demandiez si nous ne pourrions prononcer le panégyrique d’une raison américaine tellement surhumaine que sa logique étranglerait dans ses serres celle des évadés actuels de la zoologie. Car enfin, Monsieur, il existe une cour de cassation des jugements déments du singe semi pensant et l’esprit de logique de cette cour se hisse à contempler de haut la contradiction interne que vous mettez sans vous en douter super-logiquement en scène. Dites-moi donc comment, en bonne et saine logique d’une humanité véritable, vous remettrez le monde sur ses pieds. Sera-ce à fabriquer force écus de papier, sera-ce à les colloquer dans un monde stellaire? Vos parchemins volants, comment les suspendez-vous dans le vide de l’univers, comment les faites-vous retomber en pluie sur la terre, comment fécondent-ils arpents et lopins, comment emportent-ils subitement dans les nues la boue liquoreuse dont vous refusez la solidification?

Le fou : Et vous, docteur des mitres et des tiares, si vous consolidez votre boue providentielle sur toute la terre habitée, si vous en faites de l’or en barre, si vous la changez en une pluie de grâces, ne pensez-vous que ce sera l’encéphale même du genre humain que vous allez ramener à l’âge de la pierre taillée? Car enfin, Monsieur le philosophe, la logique a besoin d’un pilote, le pilote a besoin d’un système de navigation, le système de navigation a besoin d’un capitaine et le capitaine a besoin du guidage d’une étoile. Cette étoile, docteur, appelons-là l’intelligence, cette étoile, faisons-en le souverain de la raison du monde.

Le psychiatre: Monsieur, je crains que votre espèce de raison ne refuse d’acquitter le tribut que le vrai souverain de l’intelligence lui réclame. Votre logique vous enseigne seulement, primo, que la force fait le droit, secundo,qu’un empire de la guerre serait justifié à se présenter en législateur de la planète, tertio, que l’illusion de la richesse serait une victoire de l’esprit et que la terre entière serait conviée par le ciel de la démocratie à frapper de la fausse monnaie sur l’enclume de la logique du monde. Mais voyez-vous, Monsieur, c’est sur la balance de la morale qu’une raison saine dépose l’or de l’intelligence et c’est l’humanité dans sa folie que les plateaux de cette balance-là enseignent à peser.

Le fou : Qu’allez-vous faire, docteur, de la boue qui recouvre la terre ? La couperez-vous en morceaux ? La placerez-vous sur des chariots ? La transporterez-vous je ne sais où ? Ferez-vous du vide de l’immensité la poubelle de la folie du monde?

Le psychiatre: Je crois, Monsieur, que vous commencez de porter un vrai regard sur la folie, et que ce regard est celui d’une morale de l’intelligence. Mais savez-vous d’où vous regardez l’alliance de la raison avec la morale? Voyez-vous, Monsieur, il existe une psychanalyse des dérobades de l’intelligence quand une haute morale apostrophe sa droiture. Pourquoi avez-vous dit pis que pendre de la logique économique dont l’immoralité fait, de la planète du capitalisme bancaire un asile d’aliénés? Pourquoi avez-vous raisonné si juste sur la folie et l’absurdité des marchands de boue du Déluge et pourquoi avez-vous prononcé ensuite une apologie vibrante du grand orchestrateur de ce désastre, l’empire américain? Comment accordez-vous ces deux logiques, Monsieur le logicien ? Ne pensez-vous pas que les croyants qui, d’un côté, se prosternent devant une divinité qui les comble de bienfaits mirifiques dans l’au-delà et qui, de l’autre, les voient se précipiter en masse dans une géhenne brûlante s’ils ne lui prêtent pas humblement allégeance, ne pensez-vous pas, Monsieur, que ces gens raisonnent comme vous, eux qui adorent la justice immorale d’un tortionnaire éternel et qui le saluent dans leurs prières?

Pourquoi cette oscillation de votre logique entre une lucidité luciférienne et de si pieuses louanges à la gloire d’une idole cruelle et aveugle ? Quelle est l’immoralité qui vous permet de condamner l’immoralité du monde, puis de la sanctifier à toute allure? Quelle est la morale de la science de l’humain qui vous permettrait de juger de l’immoralité de Dieu, sinon une intelligence qui vous éclairerait sur le balancement perpétuel d’une humanité errante entre les sacrilèges de la lucidité et la piété apprise des génuflexions ? Et si le courage et la peur étaient le moteur à deux temps de l’histoire de la folie et si le besoin de se soumettre à un maître et celui de se mettre debout se faisaient la guerre sous les crânes, ne pensez-vous que nous disposerions d’une balance à peser ensemble la démence et l’intelligence et que nous saurions alors de quelle fontaine de la logique la vraie morale s’alimente?

Car si vous observez la boue de cette nuit avec les yeux d’une éthique, voyez comme elle a d’ores et déjà changé de substance, la folie, voyez comme sa matière se laisse apercevoir avec les yeux d’une autorité que vous appellerez demain la reine de l’intelligence. De quel télescope allez-vous vous armer afin de reconnaître la folie en tant que telle?

Le fou : Docteur, la folie dont vous parlez me donne le vertige : ne remonte-t-elle pas aux origines du monde ? Ne sont-ils pas innombrables, les fous qui, depuis des millénaires, combattent la folie et l’immoralité des dieux de leurs congénères? Comment deviendrais-je une apôtre de la raison si vous me demandez maintenant de combattre pour une éthique de l’intelligence qui citerait enfin le Dieu des singes devant son tribunal?

Le psychiatre : Je crois, Monsieur, que vous avez pris le chemin de la guérison. Si vous décidez de porter la boue du monde et du ciel confondus sur vos épaules, si vous décidez de les combattre toutes deux jusqu’à votre dernier souffle, vous saurez que votre rêve, Monsieur, je l’ai fait à votre âge et que c’est lui qui m’a appris que le médecin de la folie est le patient d’un héroïsme de l’éthique.

Le 2 janvier 2011

aline.dedieguez.pagesperso-orange.fr

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Sagesse

Introduction

      1. Sagesse et philosophie de la personne
      2. La sagesse dans la Bible

        Bibliographie


Introduction

« Sagesse » s’entend en plusieurs sens. Est-elle vertu, savoir, prudence, génie visionnaire, don de l’esprit, puissance prophétique, science politique ? « Moïse alla s’instruire dans la sagesse des Égyptiens » signifie seulement que ce grand législateur était devenu un savant. Les Grecs ont qualifié la sagesse de vertu, afin de la distinguer de la connaissance. Mais comment définir la vertu ? « Prendre les choses comme elles sont et les employer comme les circonstances le permettent, c’est la sagesse pratique de la vie », écrira Jacques de Lacretelle. Que l’on suive la pente d’une étroite gérance de la vie quotidienne, et la sagesse se réduira à la docilité envers les lois du monde. Un pédagogue se vantera d’instruire un enfant « d’une sagesse admirable » . On a écrit : « Dans les arts, la sagesse est nécessaire. » C’est condamner les Muses à une froide médiocrité. Le saint s’écrie : « Sagesse incréée, sagesse éternelle. » Toute la tradition religieuse distingue la « sagesse du siècle » ou la « sagesse de la chair » de celle de la divinité. Que penser de la sagesse du ciel ? On sait que « la crainte du Seigneur est le commencement de la sagesse » . Faut-il donc comprendre que le néophyte entrera dans la foi par la porte d’une frayeur salutaire et qu’il se « tiendra sage », comme les enfants, sous la menace d’un châtiment? Est-il sage ou est-il fou de réprimer l’insurrection permanente de la raison qui, à ses risques et périls, a rendu prométhéenne la culture européenne ? Comment en décider, si la hiérarchie des valeurs du penseur en quête de la vérité « objective » est folie aux yeux d’un sage qui se voudrait seulement utile à la société et si, à l’inverse, la hiérarchie des valeurs du sage qui se veut seulement « utile » est folie aux yeux du penseur ?

Peut-être est-il sage de tenter de se faire un spectacle de la querelle sur la nature de la sagesse. Elle distingue les visionnaires des gestionnaires depuis qu’il existe des cités.

1   Sagesse et philosophie de la personne

Le façonnement le plus répandu d’une sorte de sagesse seulement gestionnaire et strictement utilitaire s’est longtemps armé d’une pédagogie publique vigoureusement fondée sur un corps de doctrine intangible et sévère, lui-même né de l’alliance multiséculaire que la théologie chrétienne avait conclue avec les rigueurs logiciennes de la morale stoïcienne. Le produit culturel engendré par ce type d’apprentissage universel reposait sur un présupposé fort simple : l’argumentation invoquée ex cathedra était censée fournir aux individus une motivation nécessaire et suffisante à l’acquisition de la vertu. La sagesse des peuples n’était que le fruit naturel de leur connaissance rationnelle du « bien », que véhiculait une forme de moralité ayant « fait ses preuves ».

Cependant, dès l’aube grecque d’une philosophie de l’individu articulée avec une réflexion sur la nature même de la pensée, Socrate s’était donné pour tâche essentielle de contester radicalement tout mode d’acquisition automatique et traditionnel de la sagesse dans les écoles : cette vertu, disait-il, ne pouvait faire l’objet d’un enseignement facile, qui serait dispensé à tous les citoyens par une science assurée de ses méthodes ou de ses recettes. Dans le Ménon, les propagateurs grassement rémunérés de la Sophia reviendront cousus d’or de Larissa, petite ville située au nord de l’Attique et réputée pour la lourdeur d’esprit de ses habitants ; mais que les Protagoras et les Prodicos aillent donc exercer leurs talents de sophistes à Lacédémone, et ils verront qu’il n’est pas aisé d’en revenir les poches pleines! De même, dans le Théétète, Socrate renverra aux professionnels patentés de la sagesse les riches jeunes gens dont l’âme ne sera jamais « grosse de rien ».

La discipline civique qui résultera du dressage systématique des citoyens à la vertu de sagesse se révélera assurément réconfortante pour les dirigeants d’un État mené plus fermement par un corps de vérités immuables que par la pensée ; et rien n’est plus rassurant pour la cité qu’une sagesse tenue en laisse par les moyens de vérification de l’administration plutôt que livrée à l’inquiétude et à la précarité qui accompagnent la réflexion. Décrétons donc que l’inculcation systématique des valeurs jugées utiles à la bonne marche des affaires sera obligatoire ; alors nous aurons un État préservé des flottements et dont la vertu cardinale sera de perpétuer, dans son sein, les noces de la puissance persuasive attachée à la logique doctrinale avec une uniformité bienheureuse de l’opinion publique. Malheur à qui doutera des convictions obtenues par des procédés aussi infaillibles: « Si notre État est bien constitué, il doit être parfait », écrit Platon (La République, IV, 427 e).

De la république idéale du philosophe athénien à celle de Marx, fondée sur les effets paradisiaques de l’abolition de la lutte des classes ; de la république du Paraguay, qui cimentait l’union du platonisme avec le christianisme sous la férule des jésuites du XVIIe siècle et dont s’enorgueillissaient un siècle plus tôt les utopiens et les amaurotes de Thomas More – les candidats au suicide, s’ils survivaient, y étaient sévèrement punis d’avoir prétendu soustraire un bien public à l’État – , toute sagesse que l’Occident a coulée dans le moule métaphysique trouve son origine dans le pacte d’airain avec l’idée sacralisée qu’a scellée une philosophie infidèle à l’enseignement initiatique de Socrate, dont la sagesse était contemplative et d’une tonalité orientale. C’est ainsi que, de Pythagore à Hegel, les méthodes catéchétiques d’édification des croyants par l’enseignement obligatoire de la piété, que l’Église avait solidement mises en place depuis Dioclétien, ont trouvé l’appui de toute la tradition spéculative de la raison européenne. On sait que les épousailles d’une raison dialectique comminatoire avec le rêve d’un bonheur universel et de la sagesse officielle avec une politique tyrannique de la perfection allaient donner naissance au despotisme des « idéodicées » et des idéocraties modernes, toutes fondées sur de redoutables « logiques du concept » ou « idéo-logies ».

Cependant, qu’y a-t-il de radicalement contraire à la nature même de la sagesse véritable de prétendre la fonder non point sur l’ignorance socratique, mais sur un magnificat bimillénaire de l’idée et sur l’endoctrinement philosophique ou religieux donc sur la formulation de préceptes jugés efficaces par eux-mêmes et censés agir ex opere operato ? Pour tenter de l’apprendre, ne faut-il pas commencer par distinguer deux formes d’ignorance si séparées l’une de l’autre qu’elles devraient porter des noms différents ?

Si j’ignore, par exemple, qu’un arbre est planté à un certain endroit, je n’ignore pas que je l’ignore; et il me suffira d’y aller voir de ce pas pour mettre fin aussitôt à mon ignorance, non point à l’aide de mon intelligence, mais avec le seul secours de mes pieds. Telle n’est précisément en rien la pauvreté de la raison qui intéresse la pensée proprement dite et sur la nature de laquelle Socrate ne cesse d’attirer l’attention de ses disciples, à la manière des maîtres que Husserl appelait les « grands commençants » ; car l’ignorance, dont le sage est l’accoucheur et le père spirituel, est tapie dans l’inconscient du sujet. Quelle figure y fait-elle ? Celle du savoir le plus assuré. De plus, elle s’y présente si fatalement comme vérité intelligible qu’elle ne saurait en aucun cas s’y manifester autrement. En tant que maître de sagesse, Socrate est visionnaire de cette méconnaissance-là. Son enseignement est celui du premier psychanalyste de l’entendement, donc des jugements de la raison ordinaire, celle qui croit nécessairement connaître et comprendre. Sa maïeutique démasque une déraison universelle et cachée, celle que la « sagesse » même de l’ignorant sécrète aveuglément et triomphalement à l’appui de ses prétentions, celle dont il ne cesse de démontrer le bien-fondé à l’aide de preuves construites d’avance, de telle sorte que l’expérience semblera venir confirmer ses dires sans relâche. Mais quelle sera donc l’espèce de sagesse qui inspirera une pensée rendue visionnaire des arcanes de la déraison?

L’intelligence visionnaire

Pour toute la tradition idéaliste, la sagesse véritable reposait sur la prétention à la connaissance de l’ « être » ; et l’ « être » passait pour l’ « essence » locutrice de la chose. De cette fameuse essence parlante, l’Idée était censée porteuse. Si Lachès est jugé peu sage, dans Platon, c’est parce qu’il prétendait faire la guerre sans savoir, au juste, ce qu’est le courage militaire en son principe, donc en son être logophore. Quant à la déraison d’Hippias, elle se manifestait par la confusion d’esprit qui l’empêchait de distinguer les choses belles du Graal censé les rendre telles, et qui n’était autre que la « beauté idéale » conçue en elle-même et pour elle-même. Il existait donc des signifiants quintessentiels, des dieux idéaux du réel. Mais le concept est-il un temple naturel dans lequel retentirait la parole du sens ? Qu’y a-t-il de trompeur dans le concept ? Cet oracle serait-il piégé à son tour ? Quel serait alors le démon de l’erreur qui se terrerait en lui ?

C’est ici qu’apparaît un nouveau maître de sagesse. Il enseigne que les hiérarchies des valeurs prédéfinissent l’ignorance et la rendent tour à tour innocente ou coupable. Veut-on honorer l’individu comme valeur dominante et en faire la clé du sens ? Alors on remarquera que l’idée d’homme ne sera jamais que l’ombre du « véritable Socrate » ; car Socrate est un « être » infiniment plus riche que le terme abstrait d’humanité, qui prétend inclure ce sage irremplaçable dans l’empire superficiel du concept, mais qui ne fait jamais briller que le faux éclat d’une universalité toute verbale. Pourquoi amputer « Socrate » de sa réalité objective, de sa densité, de son élévation, pour lui substituer une réalité d’autant plus creuse qu’elle sera plus générale ? C’est ainsi qu’avec Abélard, puis avec les nominalistes du XIVe siècle, il est apparu que la connaissance du monde par le relais des idées est nécessairement pauvre et toute partielle, au lieu de plénière et glorieuse. En vérité, le soleil véritable – celui qui resplendissait hors de la caverne – était déjà, aux yeux de Platon, une lumière dont la valeur brillait « au-delà des idées ». De son côté, le christianisme, bien que fondé sur l’incarnation, donc sur une hégémonie du sujet, considéré comme le fondement de toute véritable hiérarchie des valeurs, a toujours refusé de désacraliser l’idée, parce qu’elle est le véhicule par excellence des principes et parce que les principes sont les armes naturelles de l’autorité publique. Tout pouvoir ne se fonde-t-il pas sur un filtrage du réel par les soins attentionnés du concept ? L’abstrait a grand intérêt à arborer la bannière de la plénitude du sens, afin de plier tous les hommes sous son joug égalitaire. Aussi identifie-t-il à son règne la notion de justice. Mais y a-t-il sceptre plus pauvre de contenu que le concept ? Ce César excelle à sélectionner dans le monde les traits qui serviront sa puissance et qui lui permettront d’exercer le commandement en son propre nom, sous les beaux masques du « beau », du « juste » et du « bien ».

Le sage observe donc les comportements des théories de la connaissance. Il voit les actes du savoir. Les systèmes sont des personnes à ses yeux. Il ne s’arrête pas aux explications que la raison ordinaire élaboré; car il sait que ces explications n’ont pas pour fondement véritable les principes qu’ elles invoquent en public, mais les motivation profondes que leur inspire en secret la hiérarchie des valeurs de leurs concepteurs. Les doctrines sont des héros ambitieux de s’emparer de la totalité de l’univers. Elles font flèche de tout bois pour construire le dur empire de leur domination. Leur éclectisme superficiel est truffé de synthèses sonores, de conciliations illusoires et euphorisantes, d’exploits du seul vocabulaire, de compromis naïvement camouflés sous les beaux plumage d’une rhétorique des songes. Le visionnaire des exploits de l’esprit est un spectateur des productions de l’entendement humain. Il les voit se promener devant lui comme des êtres non moins réels que des acteurs sur la scène d’un théâtre.

Le fonctionnement de la raison magique

Quelle sera donc l’erreur que pèsera le « discernement des esprits » qu’ont invoqué, aux côtés des sages, certains grands confesseurs et certains mystiques? Ce sera la confusion que fait le cerveau ordinaire entre les faits et leur prétendu sens. La raison piégée mélange si bien le monde réel avec le signifiants magiques qu’elle projette sur lui par le relais du langage qu’elle en vient à les confondre – et c’est ainsi qu’elle produit de l’ignorance en forme de savoir.

Les signifiants, en effet, insufflent sans cesse à l’existence des discours habiles. Le monde semblera ensuite venir docilement apporter la preuve du signifiant illusoire sous le pavillon duquel il aura été arbitrairement placé d’avance par le sorcier. Mais une si grave confusion de l’esprit ne sera jamais que l’effet visible et tout extérieur d’une folie de la « raison » autrement profonde que celle de faire tenir un langage rationnel aux choses inertes. Car cette démence-là du cerveau n’est autre que l’idolâtrie.

Qu’est-ce à dire ? Les idoles n’ont-elles pas été de tout temps des objets rendus parlants ? Et un cosmos autoparlant n’est il pas une idole par définition? Et aussi le dieu qui prétendra le rendre signifiant et qui servira de haut-parleur à son fabricant? C’est la découverte que l’inconscient de la raison est la proie des idoles du langage qui arme la sagesse visionnaire de Francis Bacon ; c’est elle qui jette tous ses feux dans l’Éloge de la folie d’Érasme, où l’auteur décrit les princes de l’Église enivrés de leur fausse parole ; c’est d’elle que témoigne le sourire du Buddha, dont il est dit qu’il est « le sourire de la sagesse la plus profonde » ; c’est elle qui éclate dans le Zarathoustra de Nietzsche ; c’est elle encore qui est présente dans Les Questions de Milinda au maître Nagatena, dans lesquelles on voit le « sujet » se dissoudre dans l’énumération patiente des innombrables concepts qui se chargent en vain de le saisir ; c’est encore elle qui se montre dans les dernières pages du Théétète de Platon, où la notion générale de « nez camus » se révèle totalement impropre à cerner la spécificité de nez camus de l’individu unique qu’est Théétète.

Que les systèmes d’explication du monde puissent donc se révéler des créatures aussi inconscientes de leurs actes que de leur complexion ne découle-t-il pas de leur multiplicité même ? Montaigne et Pascal ironisent sur le « combat si violent et si âpre qui se dresse sur la question du souverain bien de l’homme, duquel, par le calcul de Varron, naquirent deux cent quatre-vingt-dix-huit sectes ». Quant à Descartes, il évoque « des palais fort superbes et fort magnifiques, qui n’étaient bâtis que sur du sable et sur de la boue ». Les personnages cérébraux que le sage voit défiler devant ses yeux sont tous nés de l’idole unique dont l’ambition est de faire écouter un discours que tiendraient des corps morts.

Il apparaît donc qu’il serait bien impossible de jamais dénoncer le manque de sagesse des doctrines censées enseigner la sagesse s’il n’existait pas une forme visionnaire de l’entendement, et si l’intelligence était incapable d’observer les constructions de l’esprit qui se sont rendues serves de leurs « explications » du monde. Car ce sont des êtres leurrés par les mirages qu’ils ont attachés à leur propre loquacité. Si les idoles sont aveugles à la forme de savoir que prend leur ignorance, c’est parce qu’elles se sont enfermées d’avance dans les preuves sûres d’elles-mêmes qu’elles se sont données. Ce sera donc cette preuve même qu’il deviendra nécessaire de psychanalyser si l’on veut démontrer comment elle a été construite, de telle sorte qu’elle en viendra à s’imaginer qu’elle teste des vérités signifiantes, et qu’elle les teste au banc d’essai des performances qu’elle invoquera à l’appui de ses dires.

Mais l’expérience portant sur les comportements de la nature n’est jamais que l’expression des rencontres aveugles des choses muettes avec le mutisme qu’expriment leurs rites. Spinoza a dit : « Le concept de chien n’aboie pas. » Les choses non plus. La subjectivité des savoirs parlants est celle d’une idole de l’entendement. C’est pourquoi, à partir de Socrate, toute la philosophie occidentale s’est divisée entre l’élan d’une exploration sans limites de la subjectivité de l’esprit humain, inspirée par le mot d’ordre « Connais-toi », d’une part, et la tradition cosmologiste, d’autre part, ambitieuse de conférer une intelligibilité en soi au monde physique, selon la tradition du vieil Anaxagore, lequel prétendait dans le Phédon, deux millénaires avant que Descartes et La Mettrie eussent pris le relais de la pensée mécaniciste, « expliquer » Socrate par la description minutieuse des rouages et poulies de sa « machine corporelle ».

Une analyse visionnaire des constructions de l’imaginaire humain censées conférer l’intelligibilité aux rencontres régulières du monde avec ses propres pistes et ses propres routines conduit le sage à découvrir le dernier ressort des idoles : car, si des prophéties matérielles, fidèles au rendez-vous du calcul, convainquent immanquablement le fou que le réel serait rationnel, c’est seulement parce que prévoir, c’est pouvoir. C’est donc le pouvoir qui convainc en réalité l’idolâtre quand il se croit convaincu par la logique qu’il attribue aux régularités de l’univers. C’est pourquoi Socrate demande ironiquement à Anaxagore qu’il lui explique par des « raisons de mécanique » qu’il ne se soit pas enfui et qu’il ait décidé de se laisser tuer par les Athéniens. Le servant de l’idole dit que la puissance de l’idole est la preuve de la « vérité » de son savoir, alors que ce savoir n’est jamais que le fruit naturel de la prévisibilité des choses, donc de leur monotonie, qu’Ockham appelait des « habitudes » de la nature.

La métamorphose du mesurable en parole du sens règne sur toutes les sciences de la nature, dans lesquelles les notions, toutes politiques et civiques de loi, de règle, de rationalité, sont projetées par une théorie inconsciemment anthropomorphique sur les constances chiffrables de la matière.

La preuve par la force ; la sagesse et la liberté

Le sage ressemble au prophète en ce qu’il pense le « politique » au plus profond. Car 1e politique est fondé sur des preuves par le pouvoir; et tout pouvoir se sert de preuve à lui-même à l’aide de sa propre force. Quand le sage observe donc les idoles du langage qui, jusqu’au coeur des théories scientifiques, font reposer la sagesse sur des déités verbales appelées principes, il observe que les systèmes de pensée fondés sur la prévisibilité payante sont césariens par nature. Les idoles de la raison organisent toujours un commandement tantôt dans l’univers inanimé, tantôt dans la cité ; et les deux commandements sont calqués l’un sur l’autre, parce qu’ils découlent du même modèle – celui que fournit une raison en laquelle il est admis d’avance que le pouvoir dit le sens. Les idoles de l’esprit qu’évoquait Francis Bacon sont donc ignorantes en tant qu’elles sont inconscientes de la volonté d’autorité qui les anime et qu’elles exercent sous la bannière de leur pseudo-vérité.

Tout l’Occident pensant s’est donné une intelligibilité du monde fondée sur les prestiges de la parole politique, dans laquelle des rendez-vous vérifiables avec les événements sont censés rendre intelligibles aussi bien la nature que la société. Mais la raison fondée sur la preuve par la force est inquiète. Elle croit toujours manquer de pouvoir. C’est pourquoi elle se met perpétuellement en quête d’une autorité supérieure, qu’elle voudrait rendre si redoutable que ce serait folie, pense-t-elle, de prétendre se soustraire à sa férule. C’est ainsi que la Raison suprême, la Cause suprême, le Bien suprême sont accourus tout au long de l’histoire du savoir pour soutenir, pareilles à des Atlas, des idoles qui se jugeaient insuffisamment éléphantesques et qui voulaient renforcer leur omnipotence en se mettant sous la protection d’un supérieur hiérarchique encore plus majestueux qu’elles-mêmes.

Mais comment se fait-il qu’elle se sente si fragile, la preuve du « sens » du monde – « rationnel » ou « divin » – qui lui serait conféré par le relais d’une parole de la force, qu’elle soit immanente au monde ou transcendante à lui ? Cette fragilité ne vient-elle pas de ce que la notion de fondement, même flanquée de la solennelle cohorte des « fondements suprêmes », sera condamnée à produire de la sagesse sur le mode coercitif, dit « causal », de telle sorte que l’action prétendument sage s’expliquera pitoyablement comme la conséquence nécessaire de la puissance impérative qu’exercerait tel ou tel fameux « fondement de la sagesse » sur la liberté du sage ? Or elle ne vaudra jamais rien, la sagesse qui serait motivée par une « nécessite logique », à la manière dont la chute des corps passe, dans l’imaginaire du savant, pour rationnellement motivée par la « loi de la chute des corps ». Quand Socrate réfute Anaxagore, il refuse de se soumettre à une sorte d’instance locutrice, réputée servir d’instance raisonnable aux objets inanimés et en quelque sorte fournir le verbe à la nature. S’il a refusé de sauver son corps, c’est que la liberté du sage est dans sa volonté; et sa volonté de subir le verdict des Athéniens dit que la force ne peut agir que sur la matière de son corps, non sur le « vrai Socrate ». Celui-ci est un tout autre être que celui dont Criton s’imagine qu’il va « le soulever, le transporter, l’enfouir en terre ».

Plus on expliquera au sage sa sagesse par quelque « nécessité morale », qui s’époumonerait à se proclamer suprême, plus il sourira de voir les fous « à pompettes, à pilettes, à sonnettes » qu’évoquait Rabelais brandir leurs entités magiques. Raison, Dieu ou Souverain Bien, personnages pleins d’une majesté et d’une sérénité empruntées, qui prétendent dispenser leurs commandements intéressés à une humanité agenouillée devant eux. Il n’y a de sagesse véritable que celle qui se réclame d’une autonomie absolue. Les théologiens l’ont si bien compris qu’ils ont attribué aux Célestes la faculté d’être eux-mêmes la cause et le fondement de leur sagesse, tellement toute déité qui se verrait soumise à quelque puissance capable de la rendre sage serait entièrement privée de sagesse véritable.

Quelle est donc la source du regard incapturable que le sage porte sur les idoles de l’avoir et du pouvoir, sinon le néant qui « fonde » la conscience de « soi » sur sa propre insaisissabilité ? C’est le néant qui nourrit l’angoisse ontologique du sage. Car l’angoisse qu’il ressent devant son propre être, il l’assume, tandis que l’idolâtre la conjure ou l’exorcise avec le secours de l’idole qu’il invoque à l’appui de son prétendu « être », et afin de se conférer l’« être ». Alors que l’idolâtre s’agrippe compulsionnellement à un objet sacralisé et qu’il croit sauveur, le sage sait que la conscience véritable n’a pas d’ « être » et s’évanouit dans le néant. C’est pourquoi il voit l’ignorant dans son ignorance la plus profonde, celle d’ignorer comment il aliène son absence à lui-même au plus profond de sa conscience par le moyen d’interlocuteurs imaginaires, à l’aide desquels il prétend devenir à son tour un objet discernable, à l’instar des haut-parleurs cosmiques auxquels il demande précisément ce grand service-là, les appelant sans relâche à son secours afin qu’ils lui permettent enfin de se cerner lui-même, de se définir et d’échapper au néant.

Tandis que les savoirs ordinaires enclosent l’homme dans ses diverses possessions visibles – et en font le détenteur, par exemple, du savoir du législateur, de l’homme politique, du bon citoyen – , la « science » du sage dissout l’ « être » du sujet dans le rien. Saint Bernard s’apitoyait sur une dévote couverte de bijoux ; c’était de chaînes, disait-il, qu’il la voyait couverte. C’est que le sage est dépossédé non seulement du « monde », mais de son propre « être ». Il est dissous dans le néant qui l’habite et qui lui donne la terrible liberté en laquelle il cesse de paraître à lui-même comme un « objet » de connaissance. Le sage sait qu’il est « chu » dans le monde. Mais il sait, depuis Socrate, qu’il peut refuser de « se rendre à Mégare » pour « exister ».

Le sage et le sceptique; sagesse et histoire; sagesse et politique

On voit que le visionnaire n’a rien de commun avec le sceptique. Si les savoirs trompeurs qui enivrent les doctrines font les hommes liges, le scepticisme apparaît au sage comme une simple inversion des asservissements que forgent les idoles conquérantes ; car, en lieu et place de la fausse souveraineté que donne la sclérose de la conscience dans un dogmatisme fossilisé par sa propre omnipotence, le scepticisme jette l’esprit dans le désert d’un monde rempli d’idoles désenchantées, pleurant sur elles-mêmes et inconsolables d’avoir perdu leurs atours. Le sceptique vit de ses regrets. Il ne connaît qu’un vide stérile, né de l’écroulement des systèmes. Alors que le sage boit à la source vive de l’intelligence élévatoire qu’est un néant nourricier de la conscience visionnaire, le sceptique gémit de ce que l’évanouissement des ombres auxquelles il rêvait de s’arrimer solidement le livre à la délectation morose d’un désabusement complaisant à lui-même. Il ne parle que naufrages et désastres, mais avec une secrète satisfaction ; et il affiche la vanité de n’être plus dupe de rien. Le monde a été réduit en cendres à ses yeux quand les fétiches qui le soutenaient autrefois se sont effondrés – il s’imagine avoir perdu le paradis, non être sorti de l’enfer de l’illusion. Il n’aperçoit jamais les êtres en l’acte même de leur allégeance à l’erreur, en l’aliénation de leur transcendance, en leur soif de s’enchaîner à leurs exorcismes. C’est seulement du monde, dont les prestiges le fascinent toujours, qu’il est le spectateur. S’il est savant, il demeure tout entier à l’écoute des oracles par la voix desquels la nature, à force de donner aveuglément rendez-vous à ses propres redites, était censée « parler raison ». Il est l’idolâtre dépité d’un cosmos qui l’a trahi à cesser de se montrer logophore.

Son doute porte entièrement à faux, parce qu’il continue d’ignorer la nature de son ignorance. Il ne sait pas que les preuves expérimentales qui l’ont si vilainement trahi étaient fausses non en ce que leurs observations n’auraient pas été fiables, mais en ce que leur fiabilité prouvait tout autre chose que ce qu’elles étaient censées démontrer : le mutisme d’un monde certes prophétisable, donc payant, et non son intelligibilité. Le sceptique est incapable de radiographier la preuve par la force. C’est un avare qui a perdu sa cassette. La nature a fait faux bond aux filières imperturbables qui rassuraient la théorie et par la grâce desquelles le modèle devenait loquace à force de se répéter. Du coup, le sceptique croit avoir perdu, avec la prévisibilité, la « causalité » et le « déterminisme », comme si ces mots avaient jamais été porteurs de rationalité, et comme si une nature imprévisible et fantasque était nécessairement moins « causale » et « déterminée » qu’une nature routinière. L’ignorance du sceptique est étroitement attachée à l’imprécision de son vocabulaire, qui lui fait qualifier de rationnel et de parlant tout ce qui veut bien se révéler généralisable, donc conceptualisable, dans la nature et dans la société.

Le pacte spirituel que la sagesse occidentale a scellé avec un néant fécond, qui rend l’intelligence visionnaire des pièges de l’avoir sous les savoirs, remonte au vieux Parménide, le voyant originel, qui refusait qu’on dotât le non-être d’une nature observable, donc qu’on le cernât à l’aide du concept d’existence et qu’on éteignît ainsi le feu de son vide inspirant. C’est Parménide, le « père » de Socrate, qui a vu dans le néant la demeure abyssale de la conscience, tandis que Platon le « parricide » dans Le Sophiste, voulait déjà qu’on conférât l’existence au néant et qu’ on « assassinât » de cette façon le vieux Parménide. Mais l’ « existence » du néant, telle que la dialectique idéaliste prétendra la démontrer, ne sera jamais qu’intramondaine. Ce néant-là pourra inspirer de beaux traités aux philosophes étrangers à la dimension contemplative de la sagesse. Socrate, méditant à Potidée du lever au coucher du soleil, n’est pas un dialecticien ; et il ne traite pas de la nature « objective » du néant – il vit en lui et par lui.

C’est la transcendance de la conscience qui rend heuristique le regard du sage sur la politique. Observons donc le rapport qu’en­tretient le regard visionnaire avec le spectacle de l’histoire rendue « objective », et demandons-nous ce que les esprits nés pour voir le monde à partir de la nuit qui le fonde ont à apprendre au sociologue, au moraliste, au législateur. Ces spécialistes du plein jour ne votent-ils pas fort bien, eux aussi, que les orthodoxies travaillent jour et nuit à leur autoconsolidation ? Qu’elles renforcent sans cesse leurs moyens d’assujettissement à leur empire? Que leurs sbires sont chargés de maintenir les traditions du commandement qu’elles ont forgées tout au long des siècles ? Qu’elles sont armées jusqu’aux dents et qu’elles brandissent des signes d’adhésion et d’exclusion redoutables ? Qu’elles mettent en place des tribunaux chargés de frapper d’anathème les exclus et de bénir les fidèles ? Que l’excommunication et la canonisation sont leurs arguments par excellence ? Que la science, l’art, la philosophie sont alors sommés de faire allégeance à leur souverai­neté ? Que leur logique passionnelle, leur académisme, leur conformisme généralisé ruinent les sociétés tout autant que le scepticisme, qui dissout toute hiérarchie des valeurs dans un « tolérantisme » dégradé ?

Mais ce n’est pas ainsi que le visionnaire, s’il est habité par les ténèbres, pèse le politique. Ici encore, il ne voit que des hommes dans la déroute de leur liberté la plus secrète, celle dont ils fuient avec terreur la solitude. L’intelligence du sage voit constamment réunis dans un même spectacle la scène brillante du monde et l’homme qui veut se donner figure sur ce théâtre. Cet agité fait sonner le monde haut et fort, alors que c’est seulement sa propre image dans le monde qui façonne sa parole. « Je me suis colleté avec le néant », écrit Stendhal. « J’ai arraché des idées à la nuit et des mots au silence », écrit Balzac. Les Balzac et les Shakespeare de la connaissance ressemblent à l’Éveillé. C’est la condition humaine qu’ils gardent sans cesse et tout entière devant les yeux ; et ils ne peignent l’histoire qu’au travers de ce puissant et tragique réflecteur. Au moraliste benoît de peser les systèmes de pensée à la balance de leurs propres performances sociales et politiques ; au sage de spectrographier la « comédie humaine » en sa logique interne et à l’écoute de la résonance que lui confèrent le faible degré de liberté véritable et la forte dose de servitude volontaire dont elle est l’exacte réplique.

Ce ne sera donc pas principalement en raison de leur inefficacité que le sage condamnera les hiérarchies sociales censées garantir l’ordre public et les appels fétichistes à l’autorité des traditions, car il porte un jugement sur le monstre politique que Platon appelait le « gros anima » et dans le ventre duquel les individus ne sont jamais que les esclaves d’une machine aveugle. Mais, en même temps, le sage voit bien clairement que les assujettis à la bête mettent toujours eux-mêmes en place – et nourrissent sans cesse de leur dévotion assidue – un commandement qui les asservira en retour à leur triste piété; et ce sera toujours vainement qu’ils accuseront ensuite le système de les condamner à la servitude, alors que celle-ci ne survivrait pas une seule heure au refus intérieur et absolu des citoyens de reconnaître son autorité. Aussi l’idole abattue se reconstruit-elle instantanément. Tout esclavage est consentant et même désiré aux yeux du sage, parce que les esclaves, comme La Boétie l’a montré dans son traité De la servitude volontaire, acceptent de recevoir les offrandes que l’idole leur présente en échange de sa légitimation par ses servants. C’est pourquoi toute idole n’est jamais que le portrait en pied de ses adorateurs. Peu d’hommes politiques ont possédé la sorte de sagesse qui est aussi le sommet du « courage propre à la raison et à elle seule » qu’évoquait Socrate dans le Lachès.

Quand l’homme politique est un sage, tels Lycurgue, Solon ou Marc Aurèle, c’est qu’il est visionnaire de la peur des hommes; mais ce n’est pas d’une peur tout ordinaire qu’il est le spectateur : c’est d’une peur ontologique et qui confine à l’effroi. Qu’est-elle donc, cette terreur, sinon l’expression de l’angoisse la mieux cachée au coeur de tous les savoirs sûrs d’eux-mêmes, celle qui naît de ce que jamais aucune autorité autre que celle de l’homme, habilement déguisé en Dieu par les devins, se soit fait entendre dans le cosmos ?

De même, la raison politique pourra bien sceller alliance avec une morale toute pratique, dont elle se fera une fidèle servante. Cette sorte d’intelligence des affaires publiques se révélera largement suffisante pour analyser les chemins de la décadence des nations et même de la décomposition des sociétés quand elles ont eu l’imprudence de se fonder sur un dogmatisme politique ou religieux. Elle condamnera donc l’erreur politique à bon droit, en faisant valoir une lapalissade : à savoir qu’une société qui s’effrite ou se dissout n’est pas bâtie sur des fondements solides. Mais la sagesse visionnaire va bien au-delà de ce genre de constat, dont la platitude même garantit la solidité. Ce qu’elle observe dans les sociétés construites sur quelque orthodoxie intellectuelle ou mythique, c’est que des règles statistiques, à force de conjurer la solitude dernière de la conscience humaine par la fausse sécurité qu’elles dispensent, engendrent progressivement une dictature de la lettre tellement désastreuse que les citoyens, hier encore rassurés par l’idole inébranlable de leur foi triomphalement immobile, commencent de souffrir, dans leur inconscient, de refouler leur liberté et leur responsabilité au plus profond d’eux-mêmes et de renier leur dignité véritable. Ce sera bientôt sans conviction vivante qu’ils obéiront à leur idole; ce sera bientôt du bout des lèvres qu’ils se soumettront à ses rites ; ce sera bientôt à la lettre seulement de ses commandements qu’ils feront allégeance. Les sociétés fermées s’écroulent d’avoir voulu conjurer à l’aide de leurs prêtrises la vie héroïque et dérélictionnelle de l’intelligence, qui demeure obstinément béante sur le vide, l’ignorance et l’abîme.

De même, l’homme politique et le moraliste pourront parfois donner l’illusion qu’ils sont capables d’observer réellement l’autre forme de la sclérose des esprits et du dessèchement des âmes, celle qu’entraîne la victoire du scepticisme. Car une civilisation qui jette à bas ses idoles confites en dévotion peut tomber dans la licence, provoquer une indifférence mortelle des citoyens et pervertir la hiérarchie des vraies valeurs au point d’éteindre le feu de l’intelligence et de provoquer le retour du dompteur-sauveur. Telle est bien souvent l’oscillation fatale des sociétés entre l’anarchie et l’ordre policier.

Mais c’est bien autre chose que voit la sagesse visionnaire. Par-delà le triomphe ou l’échec des divers systèmes de respiration politique de l’humanité selon les types « ouverts » ou « fermés » d’organisation et de commandement des nations, ce qu’elle observe, c’est l’errance de la conscience humaine quand elle est sevrée du feu dévorant de la quête comme de la soif qui désaltère dans la « nuit de l’entendement ». C’est précisément à demeurer inassouvie que l’âme du sage s’éprouve éveillée et obstinément vivante. Elle sait que, si la vérité n’est pas l’apanage d’une idole bavarde, censée posséder le savoir et en dispenser l’enseignement, elle est non seulement « fuyante », mais « inexistante » . Or c’est cette « inexistence » qui livre les sages à un feu secret et dévorant. « La sagesse est la forme la plus dure et la plus condensée de l’ardeur, la parcelle d’or née du feu, non de la cendre » (Marguerite Yourcenar).

Ruses et candeur du sage

Comment se fait-il que des sages aient soutenu, bien au-delà du raisonnable, des régimes politiques fondés sur des fétiches et des polices ? C’est que la raison visionnaire, observant les relations mi-apeurées, mi-triomphales que l’infirmité de la raison humaine entretient depuis des millénaires avec la pensée magique, en a quelquefois conclu que les idoles ont joué dans le passé un rôle civilisateur. N’ont-elles pas arraché les premiers hommes à leur léthargie animale ? N’ont-elles pas permis de fonder des cités encore barbares sur un minimum de solidarité ? N’y fallait-il pas le moyen fascinatoire d’un totem central ? Un rassembleur verbal à adorer provisoirement n’était-il pas nécessaire à l’origine ? Comment une parole fondée sur l’autorité d’un homme serait-elle aussi facilement acceptée de tous que celle d’un être certes imaginaire, mais entouré de mystère ?

Il semble cependant que certains sages aient cru sincèrement qu’ils parlaient au nom d’un dieu qui se serait emparé de leur esprit. Mais comment ne pas voir que les poètes du ciel qui s’exercent à faire discourir un oracle à leur place ne cessent pas un instant de juger leur oracle, tantôt sévèrement, à la manière d’Abraham, tantôt avec plus d’indulgence ? On observe que le sage créateur enjoint inlassablement à la divinité de bien dire au public ce qu’elle doit lui dire et de bien faire ce qu’elle doit faire si elle tient à se montrer digne de la haute sagesse politique que seul le sage s’efforce vaillamment de lui attribuer. C’est pourquoi on voit le dieu changer constamment de sapience et de raisonnement au cours des siècles et se soumettre docilement à la logique de ceux qui le font parler. Il suffit donc d’observer les métamorphoses de la sagesse divine que l’histoire des peuples lui a imposées pour assister au déroulement d’un film passionnant – celui qui retrace l’histoire du rêve de la parole humaine de donner un sens au monde, et qui est aussi l’histoire de la conscience. Si la théologie est une forme éprouvée et prestigieuse de la littérature fantastique, comme J. L. Borges l’a écrit, ce fantastique-là offre aux Champollion de la parole sacrée le plus riche des hiéroglyphes à déchiffrer.

On observera d’abord que le dieu cosmique se montrera toujours divisé, sur le modèle du sage qui lui sert de ventriloque, entre une sagesse transcendantale et une sagesse qui est seulement de ce monde. Le visionnaire s’adressera donc à l’oracle tantôt comme à l’écho de sa propre liberté – donc en apostrophant le néant insaisissable qui symbolise son être même –, tantôt comme au père législateur, au chef politique de l’humanité, au précepteur, au policier suprême, au fondateur et au garant de la moralité publique. Alors le dieu-idole se révélera aveugle à l’idole qu’il est à lui-même, puisqu’il ne possédera pas la sagesse, mais seulement les qualités d’un bon gestionnaire ; mais, quand il possédera la sagesse, il disparaîtra aussitôt du champ de la conscience de son poète et s’évanouira dans l’abîme, aux côtés du sage qui l’aura invoqué, tant il est vrai que la conscience chue dans le monde et « y prenant figure » n’y peut prendre que figure d’idole. Entrons donc un instant dans cette histoire.

2    La sagesse dans la Bible

Les Anciens avaient représenté la sagesse sous les traits d’Athéna. C’était pensivement appuyée sur sa lance que la déesse-guerrière, née toute casquée du crâne de Zeus, surgissait aux regards des mortels sous le ciseau du sculpteur ou le pinceau du peintre. Mais la reine des batailles tenait un rameau d’olivier à la main ; car la sagesse politique enseigne que la paix n’est jamais que la récompense du plus fort. La déesse incarnait également l’intelligence ; car sagesse et raison cheminent de conserve. Il ne manquait à la déesse aux bras blancs, protectrice de l’astucieux Ulysse, que d’avoir dicté des ouvrages. L’idée de transformer les Célestes en écrivains n’est apparue qu’avec le judaïsme. Le bénéfice le plus précieux que l’art de la politique a retiré de ce génial artifice a été de permettre au sage de paraître confier publiquement au ciel lui-même le soin de rédiger, par la main de ses fidèles secrétaires, les préceptes de la morale élémentaire et pratique qui assure la bonne marche des sociétés.

Aussi, dans la Bible, le sage et la divinité se partagent-ils équitablement les mérites qu’ils s’attribuent généreusement l’un à l’autre. C’est ainsi que la sagesse de Salomon est proclamée « plus grande que celle de tous les Orientaux et que toute celle de l’Égypte » (I Rois, V, 9-14 ; cf. X, 6 s., 23 s.) ; mais elle passe pour un don particulier que le roi aurait obtenu par les prières répétées qu’il n’a cessé d’adresser à son alibi et support invisible, dont il est censé tenir la plume avec le moins d’indignité possible. De même, Joseph est salué comme un admirateur avisé, mais il tient toute sa sagesse de l’inspirateur tout-puissant dont il est réputé n’être que le docile scripteur (Gen., XLI-XL VII).

Le combat contre la lettre

Ce dédoublement de la personnalité est constant chez les Prophètes, qui se laissent tellement habiter par leur double littéraire qu’ils se sentent devenir comme un objet entre ses mains. Les Grecs appelaient « enthousiasme », c’est-à-dire possession intérieure par les dieux, et les Romains divinus afflatus (Cicéron) l’état de transe inspiré par une aliénation créatrice. Une religion fondée sur l’écriture va révéler toute sa fécondité spirituelle quand les sages commenceront d’oser proférer une parole jaillie des profon­deurs du néant qui est l’hôte abyssal de la conscience. Aussi la manière dont les rédac­teurs de l’Ancien Testament ont progressive­ment imposé une séparation entre la forme pratique de la sagesse, d’une part, et la hauteur visionnaire, d’autre part, est-elle fort révélatrice. Car il est dit que le sage devra posséder un « coeur capable de discerner le bien et le mal » (I Rois, III, 9) – mais, précisément, la distinction traditionnelle entre un bien et un mal autrefois prédéfinis de manière immuable par la divinité sera profondément revivifiée par le génie des grands visionnaires du politique que seront les Prophètes. La sorte de sagesse trop bien apprise et qu’un long usage a fétichisée sera dûment disqualifiée. La parole de l’oracle était tombée entre les mains des gardiens de la lettre, les scribes. Or toutes les sociétés croient se consolider à se donner pour armure un corps de préceptes rigoureux et éternels, qui soumettront les consciences à la poigne d’un ritualisme sévère. C’est ainsi que meurent le sens et la finalité véritables des lois. Cicéron disait déjà : Summum jus, summa injuria – pour signifier aux conservateurs dans le Sénat que la stricte application de la lettre des Douze Tables conduisait au comble de l’injustice par le triomphe absurde d’une liturgie judiciaire formaliste, chargée d’étouffer l’équité, qui est la loi suprême de la sagesse politique.

Quand le sage selon l’Ancien Testament combattra donc la sclérose du droit théocratique avec le secours d’un bon sens supérieur, il proclamera que l’espèce de psittacisme sacré des serviteurs de la lettre en a fait des usurpateurs éhontés de la parole divine (Gen., III, 5 s.). Ce sera la ruse du serpent qui sera censée avoir attiré ce genre de lettrés et leur avoir inspiré une sagesse fallacieuse (Gen., III, 1). Les scribes se verront accusés de suivre des voies tout humaines qui « changent en mensonge la Loi de Jahveh » (Jér., VIII, 8). Ils préféreront leurs propres vues à celles de la divinité. « Malheur à ceux qui sont sages à leurs propres yeux, avisés selon leur sens propre » (Is., V, 21. Leur « sagesse tournera court » (Is., XXIX, 14). Pour avoir méprisé la parole de Jahveh, ils seront pris au piège (Jér., VIII, 9). Ce sera par la rigueur du châtiment du ciel que la sagesse véritable sera alors enseignée à ces esprits égarés (Is., XXIX, 24). Les raideurs du sens littéral donnent un vêtement simpliste à la sagesse et la font paraître d’autant plus convaincante aux ignorants qu’elle sera momifiée davantage. Aussi s’agissait-il de désacraliser la sottise et de diviniser l’intelligence. Jésus et saint Paul ne feront que reprendre le combat contre les scribes. « La foi venue, écrira l’Apôtre des gentils, nous ne sommes plus sous un pédagogue. Car vous êtes fils de Dieu » (Gal., III, 25-26) ; et « celui qui vit sous un pédagogue est encore un esclave » (Gal., IV, 1-2). La sagesse nouvelle conjurera le danger de paralysie que l’hyperdévotion à l’égard de la loi faisait courir à l’humanité. Certes, dit le sage, les peuples périssent dans l’indiscipline ; mais ils étouffent dans le culte des règlements aveugles, qui ne les renforcent qu’en les fossilisant. On voit que la sagesse biblique n’est pas encore visionnaire du jeu des idoles dans les profondeurs de l’inconscient. Le Prophète se contente de supplier le peuple d’Israël, au nom d’une divinité menaçante, de comprendre enfin ses intérêts à longue échéance. Ce sera davantage une crainte dissuasive que la liberté des « enfants de Dieu » qui rendra salutaire la divinité (Prov., IX, 10 ; Sir., I, 14-18 ; 19-20).

Les nouveaux écrivains sacrés, qui ont assuré l’ascension politique des scribes dits inspirés – ceux qui donneront naissance à la littérature sapientielle –, pensent que la sagesse à courte vue des conseillers royaux conduira le pays à la catastrophe; mais ensuite, la « vraie sagesse » pourra enfin imposer son empire. Son fondement sera la « loi divine ». Elle fera d’Israël la seule nation sage et intelligente. Mais sa sagesse demeurera terre à terre. Les Socrate d’Israël ne sont encore que des citoyens mieux organisés et plus équilibrés que les autres. Leur nouvelle maturité politique aura le mérite de garantir la stabilité de l’État et de préserver du moins le peuple des aventures inconsidérées. Le sage n’est encore qu’un homme à la recherche des biens (Prov., VIII, 21 ; Sag., VII, 11), de la sécurité (Prov., III, 21-26), de la grâce et de la gloire (Prov., IV, 8 s.), de la richesse et de la justice (VIII, 18 ss.).

La sagesse personnifiée

Mais une nouvelle révolution littéraire va dédoubler la divinité en personnifiant la sagesse. Devenue un être autonome, une sorte de déesse, qui relaiera la parole céleste, la sapience sera une bien-aimée qu’on cherchera avidement (Sir., XIV, 22 s.), une mère protectrice (XIV, 26 s.), une épouse nourricière (XV, 2 s.), une hôtesse hospitalière (Prov., IX, 1-6). Promue au rang de « souffle » et d’ « haleine » de Dieu lui-même, mais dotée d’une existence séparée, sa gloire sera une effusion directe de celle du Tout-Puissant et un reflet de sa lumière éternelle. À ce titre, la nouvelle Athéna sera comblée d’honneurs ; elle habitera dans le ciel (Sir., XXIV, 4) où elle partagera le trône de Jahveh (Sag., IX, 14) et vivra dans son intimité (VIII, 3). Elle préfigurera le Saint-Esprit des chrétiens.

L’identification du sage au relais « divin » qui lui sert de prête-nom ne cesse cependant de progresser. Le dernier prophète d’Israël jettera enfin le masque sacré sous lequel le sage cachait jusqu’alors sa parole. Jésus osera déclarer : « Qui vient à moi n’aura plus faim, qui croit en moi n’aura plus soif » (Jn, VI, 35 ; cf. IV, 14 ; VII, 37 ; IS., LV, 1 s. ; Prov., IX, 1-6 ; Sir., XXIV, 19-22). II ira même jusqu’à évoquer sa propre préexistence dans le sein de la divinité, et cela dans les termes mêmes qui définissent la sagesse divine : car il se dit le premier-né avant toute créature et l’artisan de la création (Col., I, 15 ss. ; cf. Prov., VIII, 22-31).

Naturellement, la « sagesse divine », désormais confondue à celle du premier sage qui a eu l’audace et le génie d’incarner carrément le dieu censé l’habiter, continuera de s’exprimer dans les termes traditionnels des maîtres de sagesse de l’Ancien Testament : comme eux, elle édictera des règles de la vie pratique (Mt., V-VII) et s’exprimera par proverbes et paraboles. Mais le sage, désormais complètement identifié au relais oraculaire qui lui a si longtemps servi de haut-parleur littéraire, et devenu, par conséquent, « Dieu » en personne, proclamera que tout homme devra incarner « Dieu » et se rendre à son tour consubstantiel à lui. Il dira, dans la patristique latine : « Deus homo factus est ut homo deus fieret – Dieu a été fait homme afin que l’homme devînt Dieu. » Toute la patristique des Églises d’Orient fera de ce message l’essence même du christianisme, tandis que la théologie romaine édifiera le puissant corps doctrinal dans lequel l’homme tendra à devenir un simple sujet, entièrement subordonné au pouvoir hiérarchique de l’Église.

Certes, la sagesse de l’Église orthodoxe ne proclamera pas que la divinité n’a jamais eu d’existence objective autre que celle de l’homme capable de la faire parler ; et qu’il y a seulement de grands et de petits poètes du ciel. C’est qu’il serait irréaliste d’anéantir un personnage qui a conquis une existence politique mondiale et dont la vie protéiforme et les oeuvres innombrables ont embrassé trois millénaires de l’histoire des hommes sous la plume des visionnaires qui n’ont cessé non seulement de développer et d’approfondir sa personnalité, mais d’en adapter sans relâche les traits principaux aux circonstances fluctuantes de l’histoire, lesquelles exigent des métamorphoses et des enrichissements perpétuels de ce haut représentant du destin objectif de l’humanité. De même qu’Unamuno a pu écrire une admirable Vie de don Quichotte et de Sancho Pança, les écrivains sacrés ont écrit la biographie d’un Dieu qui conservera éternellement la sorte de beauté et de sagesse que ses Cervantès lui ont attribuée et qu’Adam, se reconnaissant en lui d’âge en âge, ne cessera de lui conférer.

Fatalité de l’idolâtrie et sagesse pratique

La conservation d’un oracle qui fasse entendre sa voix dans quelque empyrée n’est-elle pas politiquement plus rationnelle que le renoncement pur et simple au puissant instrument d’autolégitimation de l’autorité de l’État qu’est un pouvoir proférateur censé venir d’ailleurs et tenu pour transcendant au monde ? Le Buddha lui-même qui, cinq siècles avant Jésus, alors que les Grecs commençaient à peine de rire de leurs dieux, rejeta toutes les idoles dans les ténèbres pour fonder la sagesse sur la seule conscience spirituelle du sage n’a pas tardé à se métamorphoser à son tour en une nouvelle idole ; et, depuis plus de deux millénaires, les moulins à prières tournent devant la statue de l’Éveillé. La sagesse pratique n’a-t-elle pas raison de rappeler que les dieux ne manquent pas de s’incarner en des chefs sanglants sur la terre quand ils ont cessé de descendre dans leurs images sacrées, et qu’il vaut mieux canaliser idolâtrie naturelle de l’esprit humain vers les temples que de la laisser ravager la terre sous les traits redoutables des Césars ? Si l’espèce humaine n’est décidément pas mûre pour conquérir la liberté du sage, est-il sage de l’armer prématurément d’une lucidité dangereuse, ou est-il plus sage d’attendre qu’Adam soit devenu digne du Buddha ?

C’est pourquoi l’écrivain sacré chrétien, ayant conquis la dignité d’assistant du ciel aux côtés de Jésus, ne va pas cacher qu’il partage avec le dieu le commandement de tout univers. Paul proclamera, en coadjuteur du Christ, qu’il a « reçu grâce et mission d’apôtre » pour conduire « toutes les nations » à la foi, donc à l’obéissance nouvelle. Aussi la Lettre aux Romains est-elle un traité politique complet, de même que le Coran, dont la première sourate dira « Hommage à Dieu, souverain de l’univers. » Car islam signifie « soumission ». Le césarisme céleste pourra se reconstituer entièrement. Bourdaloue pourra s’écrier « Quand Dieu se montrera pour la seconde fois au monde, ce sera sous le visage le plus effrayant, et la foudre à la main. » Le jugement de Dieu sera « sans grâce et sans compassion ». « Une justice sans miséricorde ne lui convient pas tandis que nous sommes sur la terre ; mais elle lui conviendra quand le temps des vengeances sera venu. » Alors « aux dépens des pécheurs, lui-même juge et arbitre dans sa propre cause, il entreprendra de se satisfaire ». Ce Dieu qui exercera « sa justice toute pure à peu près comme nous l’exerçons envers nos plus déclarés ennemis » sera tel que « ce qui est en nous dureté, dans Dieu sera sainteté : ce jugement sans miséricorde que la charité nous défend et dont on nous fait un crime, c’est ce qui fera sa gloire. »

Si le sage nouveau, quoique inspiré par la consubstantialité de Jésus avec la divinité, continue cependant de rendre loquace le ciel punitif ancien, c’est qu’il n’a aucune raison de renoncer aux attributs politiques irremplaçables de l’Olympe. Aux yeux de saint Paul et de saint Pierre, « omnis auctoritas a Deo – tout pouvoir vient de Dieu » . « Soyez soumis à cause du Seigneur à toute institution humaine ; soit au roi comme souverain ; soit aux gouverneurs comme envoyés par lui » (I Pierre, II, 13-14). Mais la croix est aussi un Janus politique: signe d’obéissance à Dieu dans le sacrifice, signe de victoire sur tous les Césars par la résurrection, elle engendre des théologies obédientielles et des théologies de la libération en vertu même de la géniale ambiguïté des mythes religieux.

Seule une certaine balance, qu’on appellera « hiérarchie des valeurs », permettra de savoir s’il est sage de dire la solitude cosmique de notre espèce et si le genre humain doit devenir tellement intelligent qu’il osera regarder sa déréliction sans périr d’angoisse dans les « espaces infinis » qu’évoquait Pascal, ou bien si, notre espèce se révélant décidément incapable d’un tel exploit de sa raison sur son « île déserte », il faudra la bercer éternellement de songes profitables à son aveugle contentement intel­lectuel. Cette question n’a jamais été résolue depuis que Socrate comparait les hommes à des enfants qui préfèrent des mets succulents qui leur gâtent l’estomac, et que leur préparent d’habiles cuisiniers, aux amers remèdes, mais excellents pour la santé de l’intelligence, que de sages médecins voudraient leur faire prendre. Mais qui dira si la sagesse véritable est celle des Prométhée de la conscience éveillée ou celle des miséricordieux qui rappellent que « les grandes pensées viennent du coeur » ? Depuis les origines de la philosophie, on cherche en vain la juridiction suprême qui fonderait la valeur capable de peser la valeur de ces valeurs si opposées.

C’est à Lucifer que Goethe fait dire, dans Faust : Am Anfang war die Tat (Au commencement était l’acte), donc la puissance politique. Ce serait alors folie d’immoler l’intelligence critique sur l’autel du « mensonge utile » (Nietzsche). Mais Montesquieu a dit, de son côté, que c’est « une grande folie de vouloir être sage tout seul ». Et pourtant, seuls des sages voués à la solitude de l’esprit ont écrit le long martyrologe des combattants de la conscience. Ceux-là n’ont-ils pas lutté contre la folie des puissants et de leurs idoles? Ceux-là n’ont-ils pas été les guerriers d’une dignité humaine véritable ? Ceux-là n’ont-ils pas jugé que l’homme ne serait digne de sa divinité que s’il devenait pensant ? Ceux-là n’ont-ils pas écrit que l’homme est à lui­ même son propre inventeur ?

Voici : d’entre les feuilles une Figure vint.

Une figure vint à la lumière,

dans la lumière,

[…]

Et celui-ci n’était « Ni Ange ni Bête » .

[…]

HOMME fut cet événement :

Tel est le nom que je te donne.

Paul VALÉRY

(« Paraboles pour accompagner douze aquarelles », de P.-A. Lasart)

 

Mais, si le visionnaire pense qu’il se fera mieux comprendre à dire la sagesse par la bouche d’un alter ego olympien, pourquoi ne ferait-il pas prononcer au ciel ces belles paroles : « Je ne t’ai donné ni visage, ni place qui te soit propre, ni aucun don qui te soit particulier, Adam, afin que ton visage, ta place et tes dons, tu les veuilles, les conquières et les possèdes par toi-même. Nature enferme d’autres espèces en des lois par moi établies. Mais toi, que ne limite aucune borne, par ton propre arbitre, entre les mains duquel je t’ai placé, tu te définis toi-même. Je t’ai placé au milieu du monde, afin que tu pusses mieux contempler ce que contient le monde. Je ne t’ai fait ni céleste, ni terrestre, ni mortel, ni immortel, afin que, de toi-même librement, à la façon d’un bon peintre ou d’un sculpteur habile, tu achèves ta propre forme » (Pic de La Mirandole, Oratio de dignitate hominis, trad. de Margue­rite Yourcenar).

Il faut croire que l’identification du dieu au sage a progressé avec les siècles, puisque Pic a été jugé impie par l’Église pour avoir, le premier, parlé de « théologie poétique », alors que Claudel a pu, sans subir les foudres de l’excommunication, substituer tranquillement au Traité de la connaissance de Dieu et de soi-même de Bossuet un Traité de la co-naissance de Dieu et de soi-même.

MANUEL DE DIÉGUEZ

 

Bibliographie

SAINT AUGUSTIN, « Confessions », in (Oeuvres complètes, Patrologie latine, J.-P. Migne éd., Paris, 1845-1849 / BUDDHA, voir A. BAREAU, Les Religions de l’Inde, t. III, Bouddhisme, Payot, Paris, 1966 / T. CARLYLE, « Pamphlets du dernier jour » et « Essais de critique et de morale », in The Works of Carlyle, éd. du Centenaire en 30 vol., Londres, 1896-1899 / P. CHARRON, De la sagesse, Elzevier, Amsterdam, 1662 / CHEN-HOUEI, Entretiens du Maître de Dhyana Chen-Houei du Ho-Tsö (668-670), trad. J. Gernet, publ. de l’École franç. d’Extrême-Orient, t. XXXI, Hanoï, 1949 / CICÉRON, « De natura rerum », inOpera Omnia, Amsterdam, 1724 / P. CLAUDEL, Traité de la co-naissance de Dieu et de soi-même, in OEuvres complètes, Bibl. de la Pléiade, Gallimard, Paris, 1950-1968 / A. COMTE-SPONVILLE, Traité du désespoir et de la béatitude, 2 vol., P.U.F., Paris, 1988 / M. DE DIÉGUEZ, La Caverne, Gallimard, 1974 ; Science et Nescience, ibid., 1970 ; Essai sur l’avenir poétique de Dieu, Plon, Paris, 1965 ; Et l’homme créa son Dieu, Fayard, Paris, 1984 ; Jésus, ibid., 1985 ; Une histoire de l’intelligence, ibid., 1986 / « L’Ecclésiaste » in Ancien Testament / ECKHART (Maître), Traités et sermons, trad. P. Petit, 5e éd., Gallimard, 1942 / ÉRASME, Éloge de la folie, trad. P. Mesnard, Nancy, 1965 / A. FRANCE, Les dieux ont soif, L’Île des Pingouins, in OEuvres complètes, Cercle du bibliophile, Paris, 1977 / J. W. VON GOETHE, Les Conversations de Goethe avec Eckermann, trad. J. Chuzeville, Gallimard, 1949, nouv. éd. 1988 / M. HEIDEGGER, Sein und Zeit, 1927 (L’Être et le temps, trad. E. Martineau, Authentica, Paris,1986) ; Was ist Metaphysik ?, 1929 (Qu’est-ce que la métaphysique ?, trad. H. Corbin, Gallimard, 1938) / SAINT JEAN DE LA CROIX, « Cantique spirituel », « La Montée du mont Carmel », « La Nuit obscure » , in Obras, Burgos, 1929-1931 / S. KIERKEGAARD, Traité du désespoir, trad. R. Ferlow et J.-J. Gateau, Gallimard, 1932 / É. DE LA BOÉTIE, Le Discours de la servitude volontaire, Payot, 1976 / T. E. LAWRENCE, Les Sept Piliers de la sagesse (Seven Pillars of Wisdom, 1922), trad. C. Mauron, ibid., 1936 / M. MAETERLINCK, La Sagesse et la destinée, Paris, 1942 / M. DE MONTAIGNE, Les Essais, inOEuvres complètes, Bibl. de la Pléiade, Gallimard, 1963 / F. NIETZSCHE, Die fröhliche Wissenschaft (Le Gai Savoir, trad. A. Vialatte, Gallimard, 1950) ; Also sprach Zarathustra (Ainsi parlait Zarathoustra, trad.G. Bianquis Aubier, Paris, 1953) ; Zur Genealogie der Moral (La Généalogie de la morale, trad. H. Albert, Gallimard, 1964) ; Morgenröte (Aurore, trad. J. Hervier, Gallimard, 1970) / B. PASCAL Pensées, inOEuvres complètes, éd. Brunschvicg, , Hachette, Paris, 1905, éd. Lafuma, Seuil, Paris, 1963 / PLATON, Théétète, Phédon, Criton, La République, Ménon  / Livre de la Sagesse, Ancien Testament.

Corrélats

ASCÈSE ET ASCÉTISME, BONHEUR, BOUDDHISME, CHRISTIANISME, DIEU, FOLIE, HISTOIRE, HOMME (la réalité humaine), IMAGINAIRE ET IMAGINATION, ISLAM, JÉSUS, JUDAÏSME, LIBERTÉ, MAGIE, NÉANT ET NÉGATIVITÉ, PENSÉE, PHILOSOPHIE, POLITIQUE, PSYCHANALYSE, RAISON, RELIGION, SAINTETÉ, SCEPTICISME, SCIENCE (science et philosophie), SOCRATE ET ÉCOLES SOCRATIQUES.

http://aline.dedieguez.pagesperso-orange.fr/tstmagic/1024/tstmagic/universalis/sagesse.htm

Nelson Mandela et la guerre des songes

de Diéguez (Anthropologie Critique) 131222

1 – Comment rattraper le temps de l’histoire ?
2 – La revanche des faits
3 – La rhétorique planétaire de la Liberté
4 – Les Africains de Washington
5 – Rome avait des consuls
6 – « Il est en nous-mêmes, en nous-mêmes, le cheval de Troie » (Cicéron)

1 – Comment rattraper le temps de l’histoire ?

Quinze jours seulement se sont écoulés depuis la mort de Nelson Mandela et déjà son destin se révèle cultuel. Le prophète sacrifié se décante et s’éclaire à la lumière de ses masques sacrés, de ses songes messianiques et des pieuses litanies dont la démocratie mondiale enveloppe sa dépouille. Quel est l’éclairage anthropologique des autels qu’appelle la pesée politique des prières et des liturgies au sein de la religion mondiale de la « Liberté »? Cet homme d’Etat s’est placé au carrefour des conflits sanglants auxquels le mythe démocratique servira désormais de théâtre.

En l’absence de MM. Poutine et Xi Jinping, M. Barack Obama a pu monter en solitaire les marches d’un offertoire planétaire et orchestrer aisément, mais au profit exclusif de la Maison Blanche, la grand messe de la rédemption et de la délivrance du monde d’aujourd’hui. Une Europe fatiguée de ses propitiatoires a déposé sa mitre entre les mains du grand prêtre de la nouvelle sotériologie. Quatre-vingts chefs d’Etat ont remplacé au pied levé le Conclave cramoisi des cardinaux d’autrefois.

Mais le pieux cortège des immaculés du genre humain n’est pas venu se recueillir en toute humilité autour du cadavre de l’apôtre nonagénaire: tant de dévotion collective déversée en un seul endroit du globe terrestre venait seulement inaugurer le culte dont le nouveau martyr des droits de l’homme avait fourni à la mappemonde un si éloquent témoignage. Sa statue a trouvé sa place dans le temple des droits d’un homme abstrait et universel. Le grand vicaire de la démocratie verbifique est venu enseigner aux néophytes un paradis international de la souveraineté des peuples privés des palaces de la vie posthume d’autrefois.

La semaine dernière (- L’animal cuirassé de songes, 14 décembre 2013) j’ai rappelé l’alliance de Vautrin et de Vidocq à la tête des Etats d’aujourd’hui. Ce n’était pas le lieu de conduire à son terme ultime l’analyse anthropologique du sacré. Aujourd’hui, le dieu écarlate des Zoulous et celui, couleur muraille, de la civilisation mondiale ont étalé leurs cartes sur l’échiquier du monde. Le 14 décembre, Nelson Mandela a été enterré selon le rite des Xhosa. Une invocation aux morts a précédé le sacrifice d’un taureau dont le sang fécondera la terre. Trois jours plus tôt, M. Obama avait illustré les rituels d’en face: après de pieuses invocations aux puissances tutélaires du langage, qui auréolent le front de la démocratie mondiale, on a vu monter sur l’autel la bête nouvelle à immoler, Nelson Mandela lui-même, qui a été offert en grande pompe au Dieu de justice qui couronne désormais notre astéroïde de la tiare du concept de Liberté.

Il apparaît crûment que l’Afrique subsaharienne se trouve tout entière livrée au sacrifice sur l’autel d’une colonisation seulement plus diversifiée, mais non moins apostolique et sanglante que la précédente. C’est avec quelques années d’avance que M. Nelson Mandela en a incarné les liturgies, les paramètres et les coordonnées. Lisons quelques pages du joli livre d’images à l’usage des enfants en bas âge qui situe la biographie véritable de ce patriarche dans une épopée scolaire de la civilisation des pédagogues universels de l’Egalité.

2 – La revanche des faits

Les funérailles fastueuses flattent des rêves exténués. Si l’on calibre la solennelle descente au sépulcre de Nelson Mandela à l’aune des maçons de la mort cérémonieuse de l’Europe, on observera que le continent noir est le dernier espace du globe terrestre sur lequel la France et l’Angleterre paraissent encore en mesure de rivaliser un instant, cartes en mains et à armes quasiment égales avec les Etats-Unis, la Chine et la Russie, parce que la majorité des têtes et des voix y passent encore par le creuset de la langue de Shakespeare et de Molière, qui enseignent le tragique et le rire à l’école de l’histoire du monde.

Mais c’est bien malgré lui que Nelson Mandela est devenu l’orchestrateur du culte dont la géopolitique contemporaine avait grand besoin en ce moment; car il s’agit de faire accéder la négritude moderne à une vassalisation à la romaine. On sait que la Gaule asservie ne jouissait que d’une souveraineté municipale et que celle-ci permettait aux marchands du cru de faire de bons profits locaux, mais que le pays payait un lourd tribut à l’occupant de l’époque, qu’on proclamait aussi irénique que celui d’aujourd’hui sur l’offertoire de la paix du monde.

Jules César écrit que « la Gaule entière – Gallia omnis – se divisait entre les Belges, les Aquitains et les Celtes« , que « nous appelons les Gaulois dans notre langue« , c’est-à-dire les coqs. Comme l’Afrique de maintenant, ces trois « nations » jouissaient de la souveraineté tribale des gentes. Aujourd’hui, les « peaux blanches » demeurent les propriétaires de l’industrie, de la haute banque, du commerce international, de la technologie moderne, de la recherche médicale d’avant-garde, de l’éducation des élites du savoir, des richesses du sous-sol en pétrole, en fer, en uranium, en or, en diamants, alors qu’ à l’instar des Druides, les indigènes de l’endroit ne disposent pas encore d’une langue à l’usage des écrivains et des savants et ne sont pas près de compter des poètes, des compositeurs, des physiciens, des mathématiciens, des chimistes et des architectes zoulous dans leurs rangs.

L’Afrique des aborigènes – du latin ab origine, depuis les origines – est la première et la plus vaste surface de la planète dont le libérateur a demandé tout le premier que soit perpétuée la soumission effective d’une population chantante et dansante aux pouvoirs et à l’outillage d’une civilisation plus avancée, donc plus diversifiée et plus spécialisée – et cela en raison de l’incapacité d’une masse sautillante et à peine évadée des mains de ses sorciers, de se colleter subitement et sur trente six millions de kilomètres carrés avec les légions romaines d’aujourd’hui.

3 – La rhétorique planétaire de la Liberté

Tel est le sens de la mascarade pastorale du 10 décembre 2013. Elle a illustré les dévotions internationales du XXIe siècle, celles qui ont permis à l’augure en chef de l’humanité, à l’homme des drones, de Guantanamo et du contrôle de la planète par une agence universelle de la vie privée de chacun, d’entonner la cantate mondiale de la civilisation de la Justice et du Droit. Impossible de seulement faire entendre la voix du gouvernement des indigènes – du reste, son chef a été sifflé non seulement en raison de la corruption galopante de toute la nouvelle classe soi-disant dirigeante du pays, mais parce que ce sont désormais des policiers d’ébène qui traquent les grévistes d’ébène du pays et qui tirent sur eux dans les mines de fer ou de charbon. Les nouvelles fleurs de la servitude politique sont celles de la rhétorique planétaire de l’Egalité.

Nelson Mandela a donné bonne conscience à l’Afrique des immolations d’un côté et à ses nouveaux propitiatoires de l’autre, Nelson Mandela a tressé des couronnes et chanté des cantiques à l’usage des deux partis, Nelson Mandela a mérité le titre de vicaire général de la civilisation vassalisatrice de ce temps. Seuls les vocables les plus rutilants dont use en chaire la démocratie mondiale pouvaient servir de catafalques à l’espérance collective des peuples noirs, parce que, dans les enterrements où l’on porte en terre les cadavres des nations trépassées avant l’heure, on retourne les vestes de l’éthique de la planète au profit de l’empire le plus puissant du moment. Il fallait étaler au grand jour les doublures de satin de l’esclavage moderne. Le pape des illusions planétaires du monde d’aujourd’hui, le grand Pontife de l’Afghanistan et de l’Irak, qui allait se ruer sur la Syrie, puis sur l’Iran, aura permis aux nations les plus prédatrices de prononcer le panégyrique de l’expansion de leur vocabulaire et de chanter les louanges de leur propre narcissisme messianisé. Ecoutez le chœur de la nouvelle Eglise de la délivrance, celle qu’on appelle la Démocratie et dont le clergé conquérant s’est rassemblé à Soweto le 10 décembre 2013!

4 – Les Africains de Washington

Si l’on observe l’étoffe et les coutures d’une vassalité européenne qui s’avance à visage découvert, on s’aperçoit que, sous des dehors aussi catéchétiques que ceux de l’Afrique, le Vieux Continent se trouve confessionnalisé et catéchisé sur le même modèle de la dépendance économique et de la soumission glorieuse aux armes de l’étranger que la nation de M. Nelson Mandela. Ici encore, le creuset romain de la domination pacificatrice des peuples vaincus sert d’archétype au domptage angélique des Etats placés sous le joug du langage séraphique de la démocratie américaine. De l’Allemagne à la Sicile et de la Pologne à la Belgique, cinq cents garnisons étrangères occupent le Vieux Continent. Nous aussi, nous payons le tribut des Gaulois aux légions de l’empire, nous aussi nous ne jouissons que des libertés villageoises que nous avons concédées aux Africains.

En ces temps reculés, les Romains construisaient nos ponts géants, nos aqueducs éternels, nos routes inusables – Alexandrie leur avait appris à construire des paquebots titanesques, à rédiger des lettres d’amour, à s’asperger de parfums, à fabriquer des machines de siège himalayennes – mais le mélange de toutes les nations de la terre allait faire fondre l’airain des aigles romaines.

L’Amérique de nos convertisseurs ne construit pas encore nos buildings. Mais quand il s’agit de la Syrie, notre maître demande à ses domestiques ou à ses figurants, la France, l’Angleterre, l’Allemagne, de quitter la table des négociations apostoliques et d’aller s’asseoir à l’office. Les affaires du ciel se traitent en tête à tête entre MM. Lavrov et Kerry, ministres des affaires étrangères respectifs de la Russie et des Etats-Unis. Et si vous tentez de « dompter » sottement l’Iran au profit d’Israël, comme disait M. Fabius, les vraies tractations se déroulent en secret entre Téhéran, Moscou, Washington et Pékin.

5 – Rome avait des consuls

Et maintenant, le nouvel empire romain nous demande de lui rendre un service immense: rien moins que d’aller de ce pas démantibuler la Russie, rien moins que d’aller à toute allure ravir son berceau à une grande nation, rien moins que d’éliminer l’ex-empire des tsars de la scène internationale. Mais sitôt qu’elle se sera « emmanchée du long cou » de l’Ukraine, la dégaine du Vieux Monde pèsera encore moins lourd sur la scène internationale, parce que Kiev se verra contrainte de se pelotonner petitement sous le képi d’un général américain. Il est ordonné aux peuples trottinants de l’OTAN de n’acheter leurs armes inutiles qu’aux USA – quand la Turquie a prétendu alléger son escarcelle à en acheter de moins coûteuses à Pékin, voyez comme la Maison Blanche l’a vertement rabrouée! Les vassaux forgent leurs glaives et leurs cuirasses à la fonderie de leur maître. Et puis, nous allons nous trouver enserrés dans les mailles d’une zone léonine de « libre échange » – et ce marché de nigauds et de dupes nous rendra encore plus minuscules quand une Russie étranglée aura sombré à son tour dans le salmigondis africain. Quant au Japon, tête de pont de l’Amérique en Asie, il lui est demandé de jouer, face à la Chine, le même rôle que l’Europe face à la Russie.

On sait que l’empire du soleil levant se trouve placé sous la botte de l’occupant américain depuis 1945, on sait qu’il est interdit à cet Etat de jamais plus se doter d’une armée et d’une flotte et de jamais plus soutenir un autre Etat. Et soudain, l’Amérique lui ordonne de s’armer et de légitimer solitairement son apparat militaire tout neuf sous le prétexte de résister à une invasion évidemment imaginaire de la Chine par terre, par mer et par les airs. Mais ces armes de théâtre devront exclusivement enrichir le commerce et l’industrie américaines de l’armement. Dans les cinq ans, Tokyo devra élever de 2,6% ses dépenses en casques, cuirasses, boucliers, flèches et arbalètes des modernes. L’addition est déjà calculée: elle s’élevera à cent soixante quatorze milliards d’euros. Ces achats comporteront trois drones, vingt-huit bombardiers de type F35, cinq sous-marins, deux cents roquettes Aegis, cinquante deux avions amphibies. De plus, il est ordonné au Japon de se donner pour « partenaires stratégiques« , c’est-à-dire en vue d’une gigantesque manœuvre d’enveloppement à la Chine, la Corée du Nord, l’Australie, l’Inde et les Etats sud asiatiques.

Les Européens sont dépités par cette délocalisation des délires et des songes des évadés de la zoologie. La domination américaine de la planète ne passe plus par la vassalisation de l’Europe: c’est chose faite. Le géant poursuivra ses conquêtes sous d’autres cieux. Nous voici tout subitement rétrogradés au troisième rang, nous voici tout soudainement parqués dans les marges de la planète de la servitude, nous voici refoulés en un tournemain sur les à côtés de la scène des grands gesticulateurs féodaux.

6 – « Il est en nous-mêmes, en nous-mêmes, le cheval de Troie » (Cicéron)

On voit que Nelson Mandela a battu les cartes du monde de demain, mais à son corps défendant. Tandis que la France et l’Angleterre se précipitent à nouveaux fais sur l’appât d’une Afrique à vassaliser sur le modèle américain – c’est-à-dire au nom de la Liberté du monde – l’Allemagne asservie sert de cheval de Troie aux descendants d’Abraham Lincoln. Comment se fait-il que M. Westerwelle, ex-Ministre des affaires étrangères des Germains, soit allé encourager sur place les indépendantistes ukrainiens et que son successeur, M Steinmeier, semble prendre le même chemin? Depuis la chute du mur de Berlin en 1989, l’Allemagne de M Helmut Kohl, puis de M. Gehrard Schöder consacrait toutes ses forces à mettre ses pas dans les pas de Bismarck et à étendre ses relations commerciales avec l’Est. Qui a convaincu, en quelques jours seulement, l’Allemagne de tourner casaque? Mais quand Moscou demande à Berlin: « Que diriez-vous si nous allions en Allemagne encourager un séparatisme bavarois?« , M. Westerwelle répond benoîtement: « Je ne suis pas le seul« , autrement dit, les vassaux ont davantage de poids s’ils s’affichent en grand nombre.

Ce sont trois Pygmées, la Suède de M. Bilt, le Luxembourg de M. Asselborn, la Hollande de M. Timmerman qui couvrent d’injures la Russie – mais tout le monde sait que ce sont trois voix de l’Amérique. Quand Moscou demande à Washington de retirer de ses frontières le bouclier anti-missiles qui avait été placé à ses portes soi-disant afin de conjurer les foudres imaginaires de l’Iran – elles étaient censées menacer tout le globe terrestre – la Maison Blanche répond simplement que ce bouclier demeure nécessaire; et aucun Etat n’élève la voix dans une Europe passive. Les dieux s’entretiennent entre eux et par-dessus la tête de leurs fidèles. Décidément, nous sommes devenus les Zoulous du monde. « Il est en nous-mêmes, en nous-mêmes, le cheval de Troie« , s’écriait Cicéron devant le Sénat des endormis; et il ajoutait: « Je ne vous laisserai pas assassiner dans votre sommeil« . Mais Rome avait des consuls et l’Europe n’en a pas.

Merci, M. Nelson Mandela. Vous avez si bien illustré le sacrifice du taureau immolé dans votre village que l’Europe et le Japon féconderont de leur sang les terres de demain de l’empire américain.

La pause hivernale durera jusqu’au 10 janvier 2014. Jusque là, nous verrons si, dans le projet de la France et de l’Allemagne de « réfléchir » à la « question russe ». M. Fabius conduira le Président de la République en direction d’un atlantisme de plus en plus vassalisateur ou si, à la suite d’un subit réveil ou d’un ultime sursaut de la lucidité endormie du chef de l’Etat sur l’échiquier du monde, l’Europe trouvera à Moscou et à Pékin les leviers de son salut.

aline.dedieguez.pagesperso-orange.fr

VIA

L’animal cuirassé de songes

de Diéguez (Anthropologie Critique) 131215

1 – Les signifiants sont-ils de l’ordre du constat?
2 – Comment parler à un sourd ?
3 – Un miracle moderne
4 – L’animal schizoïde
5 – Pourquoi les mondes oniriques sont-ils les plus réels ?
6 – Le temps, cet orchestrateur du sens
7 – La démiurgie sociale
8 – Vidocq et Balzac
9 – Le symbolique humain
10 – L’écartelé
11 – Gallus in suo sterquilinio plurimum potest (Le coq est roi sur son fumier)
12 – Pour une spiritualité des solitaires du cosmos

1 – Les signifiants sont-ils de l’ordre du constat?

Jamais une science expérimentale n’a rencontré autant de difficultés à cerner les termes-clés de « rationalité », d’ « objectivité », de « savoir théorique », de « preuve » que l’anthropologie des modernes, dont l’ambition méthodologique est pourtant de « rendre compte » des secrets de l’étrange détoisonné qu’on appelle l’homme.

Certes, on savait, depuis Claude Bernard, que les hypothèses ne se cachent pas dans les éprouvettes, on savait, depuis Kant, que dame causalité et son cortège de causes ne se placent pas sous la lentille des microscopes, mais on ne savait pas encore que les problématiques ne sont pas des champignons répandus dans la nature. Il suffisait, pensait-on, de placer la matière à observer sur le banc d’essai de ses répétitions naturelles pour valider, du même coup, des « hypothèses » censées se trouver gravées dans les redites invariables du cosmos. Les preuves passaient par la chambre ardente des répétitions du cosmos, donc par l’enregistrement de la constance des résultats quantifiés dans nos calculatrices. Le concept de « vérité » se plaçait sous le sceptre de l’universalité des « coutumes de la nature », comme disaient les nominalistes du Moyen Age.

Mais la découverte des allergies capricieuses a ruiné l’alliance millénaire de la vérité scientifique avec l’imperturbable. Puis, la pesée de l’inconscient savantissime qui téléguide les fausses motivations alléguées en toute bonne foi par un « sujet de conscience » logicien a fait douter de la validité des axiomes et des postulats naïfs de la géométrie classique. L’univers tridimensionnel des évidences et du « sens commun » vérifiait le scandale qui fait marcher l’erreur du pas assuré de la vérité la plus impérieusement démontrée.

Qu’en était-il de la précarité cachée des fondements nécessaires et censés vérifiables de la physique traditionnelle si, en tapinois, une surdimension de l’univers faussait traîtreusement tous nos calculs? Le concept de « loi de la nature » devenait juridifiant. Si les ressassements sempiternels de la nature n’étaient plus l’expression d’un ordre logique et persuasif de l’univers des atomes, mais des rênes qui nous permettent d’apprivoiser l’univers et de mettre en toute candeur son mutisme à notre service, suffisait-il de toucher le cosmos du bout d’une baguette magique – celle du constat de la régularité de ses ritournelles – pour rendre intelligible l’aveuglement et le silence de la matière? Puisque la « pensée scientifique » se trouvait façonnée par des syllogismes, la physique passait pour apprêtée à la finalité qu’elle poursuivait en catimini, et cela à la même école de la loquacité de l’inerte qu’au sein des théologies, qui sont fondées en amont sur une révélation préjudicielle: une divinité bien intentionnée aurait donné leur coup d’envoi et leur légitimité à la dégaine enfantine des verbes comprendre et expliquer.

Mais comment la « vérité » théorisée se constaterait-elle à l’école des faits avérés qu’elle se contenterait d’enregistrer si la notion d’intelligibilité scientifique repose subrepticement sur la construction des valeurs morales dont se réclament leurs utilisateurs, donc sur des signifiants intéressés par leurs propres bavardages? Dans ce cas l’observateur réclame d’une nature bien disposée qu’elle fasse preuve de ponctualité courtoise à son égard; et la loi dite divine valorisera à son tour le répétitif payant, donc loyal. Un monde téléguidé en secret par une théorisation à l’usage exclusif de ses utilisateurs proclamera honnête un univers rémunérateur. Mais comment une nature qui ne vous fera pas faux bond mettra-t-elle une parole de la justice et du droit dans la bouche d’une divinité?

Si l’on observe que la prévision assurée d’un évènement le rend exploitable par définition, dira-t-on que la science défend la volubilité factice du concept de loi, parce que ce vocable rendrait le rentable oraculaire et fortifierait le pacte du juriste avec Zeus? Si une nature sans traîtrises nous permet de mettre la main sur sa monotonie et de la rendre banalement convaincante, la théologie dite expérimentale ne sera pas en reste avec la rentabilité scientifique, puisque la chute d’Adam dans le péché originel donnera au croyant un rendez-vous fâcheux, mais certain, avec le châtiment des tortures éternelles concoctées de longue date par l’Olympe, tandis que la confession de foi du fidèle le fera bénéficier de félicités posthumes illimitées.

2 – Comment parler à un sourd ?

L’intelligible religieux est donc une proie fidèle à ses rendez-vous avec des cerveaux et seulement plus désirable que dans la science, où l’expérimentateur se déclare comblé par les exploits sans faille de sa discipline. Dans tous les cas, jamais la notion de vérité, tant théologique que scientifique, ne se révèlera trans-subjective par nature et par définition, puisqu’elle n’habillera toujours que des vœux abusivement substantifiés et rendus ridiculement tangibles: la matière ne se laisse que fallacieusement délivrer de son silence originel. Comment l’univers nous enverrait-il sottement un torrent de signes matériels de sa signification divine et humaine, comment les décoderait-on si leur signalétique générale nous renvoie à Messire Gaster, comme disait François Rabelais?

Du coup, l’homme sera une bête à l’affût des mangeoires que le cosmos lui tendra. Son logiciel le plus énigmatique, sa cervelle, ne sera qu’un fournisseur patenté de son estomac. Mais ce présupposé nous contraint à tracer les chemins d’une anthropologie serve de la prétendue bienveillance dont l’univers témoignerait à notre égard. Nous chargerions l’anthropologie de décoder les bavardages du cosmos, nous énoncerions des axiomes tapis dans un univers réputé éloquent. Mais qui sommes-nous si nous nous trouvons renvoyés à l’examen des fondements ventraux de nos preuves semi-animales ? Pourquoi ahanons-nous à rendre oraculaires les évènements?

Décidément nous ne saurions valider une discipline oratoire de ce type et la baptiser d’ « expérimentale » sans avoir résolu, au préalable, la question la plus décisive, celle de la véritable nature du matériau que nous rassemblons sous l’emblème d’une vérité rendue si abusivement discoureuse. Qui sont les constructeurs ascétiques ou obèses des signifiants verbifiques qui servent de toisons ou de blasons au cosmos si les réitérations et les métamorphoses des atomes ne démontrent à l’Ecclésiaste que l’aveuglement et la surdité éternels du cosmos?

3 – Un miracle moderne

Une anthropologie devenue scientifique se mettra en chasse des désirs et des volontés qui commandent une espèce ardente à brancher un discours rationnel sur un astre idiot. A ce titre, cette discipline commencera par constater que l’homme est le seul animal dont les neurones se sont scindés entre une planète errante et des mondes imaginaires. De plus, cette bête habite tantôt dans l’un et tantôt dans l’autre des compartiments de son encéphale cloisonné, à moins qu’elle se domicilie dans un clivage flottant, changeant et indistinct entre ses résidences cérébrales dédoublées – les désertes et les florales.

Mais si le fabuleux compénètre le monde tangible et le rend capturable – et cela précisément en tant que signifiant censé gravé dans la matière et rendu visible par les soins du bimane que vous savez – où commence le royaume de nos rêves pattus et où nos songes perdentt-ils leur plumage?

Il s’agit de traquer des songes réputés à la fois parlants et immanents à des évènements matériels. Comme il est dit plus haut, la théorie scientifique se trouve fatalement préconstruite sur un réseau de propositions bifaces et en état d’apesanteur, donc chargées de rendre le monde bipolaire, loquace et profitable tout ensemble. La nature consent à ressasser ses coutumes pour le plus grand bénéfice des prédateurs intéressés à ses redites, mais l’imagination religieuse, elle, se projette tantôt sur des faits constants – Apollon dirige continûment la course du soleil – tantôt sur des faits qui ne sont pas arrivés et qui n’arriveront jamais. Personne n’a vu Jésus marcher en long et en large sur la mer, transformer d’un mot de l’eau en vin, multiplier des pains et en rassasier une foule, ressusciter un mort, descendre du ciel et y remonter, personne n’a vu Zeus déguisé en mari d’Alcmène, Diane surprise nue au bain par Actéon, Mercure réparer la barque de Charon, comme l’humoriste de la foi des Anciens, Lucien de Samosate, le raconte plaisamment dans ses Histoires véritables. Il faut donc nous demander comment les symboles greffent des faits imaginaires sur des signes vivants.

Depuis longtemps, une anthropologie prématurément qualifiée de scientifique mais confinée dans un monde tridimensionnel, se calait sur le contrefort d’une réfutation expérimentale des miracles et des prodiges matériels. Mais l’expérience du symbolique vient de démontrer que l’irréel – et même le fantastique – peuvent encore triompher dans les imaginations des preuves de la nature onirique de leurs causes et des motivations illusoires alléguées à l’appui de leurs dires. C’est ainsi que tout le monde a pu constater de visu que des avions gorgés de kérosène et précipités sur deux tours titanesques ne les font s’écrouler comme des châteaux de cartes que sous des conditions trompeuses: il faut que ces mastodontes aient été soigneusement dynamités au préalable et d’étage en étage. Puis, tout le monde a également pu constater qu’une troisième tour, non moins herculéenne que ses consoeurs, mais qu’aucun avion n’a percutée, s’est néanmoins effondrée, mais conformément au programme des dynamiteurs du béton et de l’acier qui ont secrètement rédigé le scénario miraculeux, mais n’ont pu empêcher des caméras de filmer le montage astucieux.

Mais, dira-t-on, pendant plusieurs millénaires, des prodiges attribués à Mars ou à Vulcain ne se sont trouvés contestés qu’en catimini et par une infime minorité de savants et d’anthropologues soupçonneux. C’est donc, pensera-t-on, que seuls les peuples ignorants et superstitieux croient aux prodiges les plus sots – et l’on soutiendra que l’aveuglement et la naïveté des foules du début du XXIe siècle se logent encore dans un habitat imaginaire légitimé par la collectivité, de sorte qu’en toute logique sociale, le surnaturel ne disposera jamais d’aucun autre moyen de convaincre les masses que la sorcellerie des religions.

4 – L’animal schizoïde

Mais la crédulité populaire s’est répandue jusque parmi les savants, et cela à la lumière de l’expérience phénoménale racontée ci-dessus. Certes, depuis douze ans, aucun architecte n’a prétendu que des masses de plusieurs centaines de milliers de tonnes de ciment et d’acier tomberaient en morceaux comme de la porcelaine piétinée par un éléphant et pour un motif ridicule – quelques centaines de litres de kérosène auraient instantanément dilaté des métaux emprisonnés dans des murs épais et ce gonflement prodigieux se serait produit sur une hauteur de plus de cent étages. Et pourtant cette fantaisie demeure crédible et résiste à tous les démentis de la raison scientifique actuelle et à toute réfutation au sein même de la classe dirigeante du monde entier. Pourquoi l’imagerie de ces monstres réduits en charpie ne se laisse-t-elle pas ébranler pour un sou, alors que les preuves en direct de ce qu’il s’agit d’une explosion organisée et dont témoignent des caméras cachées dans les coulisses de ce théâtre ne sont réfutées par personne? Le simianthrope serait-il le seul animal qui, à la différence de toutes les autres espèces, ne serait pas seulement composé de spécimens distincts par la dimension de leur ossature et par la puissance de leur musculature, mais principalement par la diversité de poids et de qualité de leur boîte osseuse?

Supposons qu’à ce prix, l’anthropologie scientifique ait enfin conquis son champ d’observation et d’enregistrement légitime des causes et des effets auxquels le crâne de cette espèce sert d’hôtellerie. Mais il se trouve que l’intelligence globale et panoramique des élites est seulement de bas étage à son tour: si vous tentez de brancher le cerveau d’un homme de génie sur des territoires étrangers à l’hypertrophie locale qui singularise ses neurones, une certaine polyvalence des performances de ses cellules grises se révèlera compatible avec la spécialisation monstrueuse qui le caractérise. Mais pourquoi, il y a quelques siècles encore, les cerveaux les plus supérieurs dans leur ordre croyaient-ils, eux-aussi, à l’existence objective du ciel et de l’enfer des juifs, des chrétiens et des musulmans et pourquoi, de nos jours encore, toute l’intelligence critique du monde n’y change-t-elle rien ?

5 – Pourquoi les mondes oniriques sont-ils les plus réels ?

Il se révèle donc indispensable d’observer le psychisme rêveur qui singularise l’entendement de cette espèce et qui l’a fait accéder à une animalité songeuse afin de constater que le cerveau semi-animal théâtralise toujours et spontanément des symbioses factices. Il s’agit donc de décrypter le fonctionnement spécifique et les besoins propres au cerveau d’une bête irrémédiablement dichotomisée entre le réel et le fantastique, donc clivée, cloisonnée, disjointe, fractionnée, diffractée, démembrée et parcellée de naissance.

C’est dire qu’une anthropologie ne deviendra scientifique qu’à trois conditions: la première, qu’elle s’assure de la nature et de l’étendue sui generis de son territoire, la seconde, qu’elle illustre une zoologie biphasée, bipolaire, bifide, schizoïde, la troisième, qu’elle rende compte du fabuleux créateur dans les Lettres, les sciences et les arts. Dans De l’amour, Stendhal a décrit le phénomène de la cristallisation amoureuse, que la psychanalyse baptisera la sublimation et dont elle fera le support du surmoi, donc des mondes artificiels qu’habitent les sociétés. Malraux dira que le peintre accroche une toile manquante dans l’univers mental de la peinture, mais Mallarmé ne fait pas autre chose que de conquérir le monde mallarméen, Balzac le monde balzacien, Proust le monde proustien, Stendhal le monde stendhalien, Hugo, le monde hugolien ; et si Eschyle n’était pas eschylien et Dante, dantesque, nous ne reconnaîtrions pas la lumière diversifiée dans laquelle le génie littéraire, pictural ou musical éclaire le monde banal et aplati que nous qualifions de « réel « . Quel est donc le prodige universel qui rend onirique l’humanité?

6 – Le temps, cet orchestrateur du sens

Résumons : primo, le zoologique de type simiohumain ressortit toujours et nécessairement à des données psycho-cérébrales, secundo, ce bimane occupe des demeures polychromes, tertio, ce bipède prend appui sur des significations du monde de nature onirique, esthétique et spéculaire par définition. Il résulte de ces trois évidences que les mathématiques, la physique ou le jeu des échecs témoignent de ce que la « vérité » tisse des connexions préjudicielles entre des faits dûment vérifiables et dans leur nudité, d’une part, et des univers symboliques et théorisés, de l’autre. Mais si cette étrange espèce se remplit de métaphores censées incarner des valeurs, nous sommes encore loin d’avoir exploré les arcanes de l’empire du fabuleux qu’habite le singe intellectualisé.

Il va donc falloir apprendre à fixer le regard sur un animal inconnu de lui-même et résister à la tentation de détourner un seul instant notre attention du spectacle des pavois d’une bête à décrypter dans sa spécificité. Car cet animal énigmatique met subrepticement en scène des évènements censés enveloppés a priori d’une éthique roborative et d’une esthétique artificielle. L’évènement matériel n’est donc jamais le véritable théâtre du déplacement du regard simiohumain qui court sans cesse en direction de la signification constructive qu’il surajoute aux objets.

Il faut donc observer les recettes et les subterfuges innés dont se sert en secret l’imagination auréolante de la bête avide de s’emparer d’avance d’un réel glorifié et de le placer en retour – et d’autorité – sous sa coupe; et, pour cela, demandons-nous si le vêtement universel de l’affabulation narrative ne serait pas la clé commune au transport des faits ou des évènements dans l’imagination flatteuse propre tantôt à la politique, tantôt à la religion, tantôt à la haute littérature. Car la chronologie du récit moralisateur fait entrer l’humanité dans un monde autobéatifié par ses symboles. C’est le déroulement même de la fable, donc le transport du contingent dans une continuité cognitive et mythique, qui installe la narration à mi-hauteur entre le réel et le rêve. Si nous parvenions donc à décrypter les contes de nourrice qui mettent l’histoire du sang et de la mort à l’école du tic tac tranquille des horloges et la précipitent dans des signifiants salvifiques, nous saurions comment les attentats du 11 septembre 2001 ressortissent à la mise en images et à l’art de raconter dont usent les cosmologies mythiques qui, les premières, ont porté l’humanité à la température littéraire et à la tension dramatique du vécu.

7 – La démiurgie sociale

Prenons l’exemple du déplacement des aiguilles de la pendule de Chronos dont témoigne Robinson Crusoé et observons le voyage, sous la plume experte de l’écrivain, d’un évènement d’abord présenté dans sa nudité biographique, donc transitoire, puis appelé à basculer dans un monde pérennisé, universalisé et placé, à ce titre, sous tension mythologico-collective.

En 1704 une flottille de corsaires commandée par le capitaine William Dampier expédie sur l’ île déserte de Juan Fernandez et à sa demande expresse la plus forte tête de l’équipage, Alexandre Selkirk (1676-1721), qui s’obstinait à demander que le navire de son capitaine, fort endommagé dans les combats contre l’empire maritime espagnol, fût réparé et mis en état de poursuivre sa route avant de tenter de surmonter les périls bien connus du passage du cap Horn. Cet entêté avait raison: son vaisseau-corsaire allait sombrer corps et biens. Selkirk passe quatre ans et quatre mois sur le terrible caillou qui sera rebaptisé Ile Robinson Crusoé en 1966. On lui avait laissé quelques outils de charpentier, un couteau et un peu de poudre à canon; mais le malheureux aventurier n’avait pas prévu qu’il subirait une épreuve physique et morale dont il ne s’est jamais remis, malgré la célébrité que ses malheurs lui avaient acquise auprès de ses concitoyens.

Voilà qui nous place à une grande distance du roman Paul et Virginie de Bernardin de Saint-Pierre, des bergeries de Rousseau, des exploits de Tarzan ou des exploits du Capitaine Nemo de Jules Verne. Mais Daniel Defoe (1660 – 1731) n’a pas l’esprit bucolique pour un sou. Cet homme politique courageux en tire une épopée de l’individu industrieux aussi lue, depuis sa parution en 1719, que L’Iliade et l’Oyssée depuis la Guerre de Troie. Toute l’histoire de la civilisation du« travaillez, prenez de la peine, c’est le fonds qui manque le moins » de La Fontaine se place sous la bannière du puritanisme laborieux, vertueux et discipliné des Ecossais. Mais ce modèle de récit transfigurateur ne se place-t-il pas également au fondement de l’évasion dans le fabuleux et le fantastique d’un animal devenu méta-zoologique sous la meule du social?

8 – Vidocq et Balzac

Comment la bête à la cervelle schizoïde va-t-elle progressivement se scinder entre deux espèces? Prenez un certain Eugène Vidocq, né le 24 juillet 1775 au 222, rue du Miroir-de-Venise à Arras et mort le 11 mai 1857 au 2 rue Saint-Pierre-Popincourt à Paris, actuellement au 82 de la rue Amelot. Il s’agit de rien moins que du chef de la police de Paris sous la Restauration, que Balzac a immortalisé sous les traits de Vautrin dans Splendeurs et misères des courtisanes. L’île déserte de ce Robinson des bagnes est celle d’un roi dont le trône l’a placé entre deux mafias. Ce bandit règne sur la double face de l’univers du crime – car il est lui-même un forçat célèbre pour s’être évadé plusieurs fois – mais il connaît de l’intérieur l’autre pègre, celle qui s’est légalisée, et il sait mieux que personne que les deux mondes qu’habite la bête biface ne diffèrent pas foncièrement – les règles du jeu n’ont pas changé, comme Lord Bertrand Russell le constatera trois siècles plus tard après un bref passage par la prison de Londres sous l’accusation, alors infamante, de pacifisme.

Vidocq obtient un rendez-vous « littéraire » avec Balzac. Il entend bien raconter au romancier naïf des évènements qu’il est seul à connaître sur le bout des doigts et qu’il n’a pas révélés dans les quatre volumes de ses Mémoires. Balzac lui explique gentiment qu’Homère n’est pas le biographe d’Ulysse ni Rabelais le mémorialiste de Pantagruel, qu’Hamlet ou le roi Lear sont des héros symboliques, non des valises d’anecdotes à se colleter et que le génie littéraire ne peint jamais qu’un seul héros et toujours le même, le genre humain tout entier. Comment apprendre à regarder et à raconter cet acteur biphasé ? Vidocq ne sait pas que les faits n’entrent dans leur vérité trans-biographique que transportés dans l’univers semi-mythique de la Comédie humaine, ou de Shakespeare ou de Cervantès, parce que l’homme est à lui-même son propre démiurge!

9 – Le symbolique humain

Cent soixante quatre ans après la mort du premier romancier-anthropologue, aucun Etat n’est près d’enseigner dans les écoles les deux zoologies parallèles et complémentaires qui se partagent l’histoire et la cervelle de la bête auréolée de ses mythes sociaux dédoublés. Mais le lecteur est un dichotomisé de naissance, ce qui lui permet d’entrer de plain-pied dans des mondes socialisés, donc scindés. Balzac savait que le symbolique naît de la bi-polarité du collectif et que Vautrin est un corps porteur de son écusson policier, comme Diogène portait sa lanterne, Pénélope son fuseau et Clovis son vase de Soisson. L’humanité se trouve placée sous le capitanat de ses univers fantastiques, et ceux-ci se révèlent régis par la temporalité spécifique que charrient des surmois musicalisés par leur mode symbolique.

Mais si les civilisations diversifient leurs parfums et se fractionnent entre divers climats sociaux, si le collectif met en place des univers mentaux de plus en plus affinés, l’homme réel surgit de ses encriers; et cet animal se partage entre une foule d’espèces: l’homérique, la dantesque, l’eschylienne, la shakespearienne, la cervantesque, la moliéresque, la balzacienne, la kafkaïenne, mais elle culmine dans le récit biblique qui sous-tend l’histoire universelle.

Ce n’est pas le génie de la communication de la Maison Blanche, mais l’âme sotériologique du genre humain qui a aussitôt placé l’évènement dans le canevas d’un récit, celui d’une histoire de l’Amérique théologisée depuis trois siècles. Il était une fois un Etat élu par son Olympe; et ce pays faisait régner sur toute la terre le droit et la justice de son Zeus. Mais voyez comme cette gendarmerie bascule dans le cosmologique: soudain une escadrille de géants s’est attaquée à deux temples de ce paradis. D’une chiquenaude, le monstre outragé précipite des milliers d’innocents dans ses geôles et les livre à la torture, parce que seule une vaste multitude de méchants pouvait compenser l’énormité de l’insulte à la grandeur de l’empire. Puis l’ange se rue sur l’Afghanistan, puis sur l’Irak – on le retient de justesse de déglutir Damas et Téhéran.

Pourquoi le récit authentique de l’explosion originelle est-il refusé ou éludé dans le monde entier depuis douze ans? Parce qu’il s’agit d’une guerre entre le Bien et la Mal, les ténèbres et la lumière, Lucifer et les séraphins de la démocratie mondiale. Si la narration n’était pas pré-falsifiée par le célestiforme depuis des millénaires, si le récit ne passait pas par le creuset traditionnel du biblique, si l’histoire du monde n’était pas prise en charge par une symbolique immémoriale de la grâce des dieux et de leurs châtiments, les désastres renverraient au contingent, donc au profane. Il s’agit de conserver la membrure eschatologique du destin des damnés et des bienheureux, donc l’insertion des circonstances dans l’ossature du scripturaire.

10 – L’écartelé

Si vous retirez à l’histoire la signalétique théologique de la chute et de la délivrance dont elle se nourrit, Clio cherra dans la souillure du temporel. Quand un Etat protestant égare en chemin sa démiurgie salvifique et sa finalité rédemptrice, il tombe dans l’ornière du monde – et c’en est fait de sa cosmologie de libérateur et de délivreur de l’humanité. Les grands visionnaires de la schizoïdie humaine voient les auréoles tomber dans la zoologie. Israël ne serait qu’un prédateur sauvage si la lanterne de l’Exode et la lumière de la « terre promise » ne lui servaient de chapeautage religieux dans la plus haute atmosphère de la littérature biblique. L’Amérique défend son phare intérieur, l’Amérique campe dans le saint monastère qu’elle croit éclairer de ses feux. Un destin national privé de sa couronne verbale ne serait pas le héros de la démocratie messianique, évangélisatrice et apostolique que notre temps a hissée dans les nues.

Comment les civilisations ne seraient-elle pas à elles-mêmes leur sanctuaire, et cela du seul fait qu’elles sont schizoïdes par nature et par définition? Voyez comme la bête ascensionnelle tombe sans cesse dans la mise à l’estrapade de ses prisonniers, voyez comme elle se couvre des ulcères du temporel, voyez comme le Robinson eschatologisé par le saint Graal de la Démocratie et de la Liberté ne sait plus comment exorciser la foule des terroristes imaginaires qui ne cesse de cancériser sa sainteté!

Le mythe de la délivrance démocratique a restructuré la planète entière sur le modèle de la théologie du Moyen Age. En ce temps-là, des milliers de confessionnaux drapés de noir surveillaient la population pécheresse du matin au soir et du soir au matin; et l’hérétique, inspiré par un Lucifer aussi planétaire et imaginaire que celui de notre temps, mettait en doute la légitimité de la gendarmerie céleste. Aujourd’hui, le directeur de l’un des plus vieux journaux d’Angleterre, leGuardian, est mis en accusation par le gouvernement de son propre pays pour avoir prétendu invalider la surveillance inquisitoriale des portails et des mails de toute la population des Iles britanniques. Mais ce modèle de l’auto-vassalisation du genre humain n’est-il pas universel et immémorial? Dans l’Epinomis, Platon souligne déjà qu’il est impossible aux Etats de surveiller tout le monde et que les dieux sont des geôliers que la sagesse enseigne à craindre. L’espionnage planétarisé n’est que la dernière étape de la théologie inquisitoriale et l’ultime clé de la bête scindée entre le ciel et la terre.

11 – Gallus in suo sterquilinio plurimum potest (Le coq est roi sur son fumier)

Vidocq ignorait que Musset avait flétri le retour des « noires araignées » de la monarchie de juillet dans sa Confession d’un enfant du siècle, que Vigny avait sonné le glas de l’épopée napoléonienne dans Grandeur et servitude militaires, que Zola fouaillera les entrailles de la « bête humaine » et que Balzac portait dans sa tête la première société du symbolique dans laquelle le chef de la police était un forçat plusieurs fois évadé.

Mais avez-vous touché du doigt la vraie postérité de Vidocq et de Vautrin? Quel est le pont que le bagnard a jeté entre deux prisons, l’Etat et la société civile? Ce policier est l’inventeur d’une profession désormais mondialisée, celle du détective privé. Cent cinquante ans plus tard, le plus puissant empire de la terre est un Vidocq chargé de surveiller le genre humain sur la planète tout entière – et cela, au nom de quelles hosties, sinon de la Liberté, de la Justice et du Droit dont la Démocratie s’auréole? Et que disent les victimes de cette incarcération planétaire? C’est avec un grand retard que le coq gaulois s’est dressé sur ses ergots et qu’il a demandé la convocation de l’ambassadeur de Vidocq à Paris – mais vingt-quatre heures plus tard, sa crête se montrait toute penaude. On l’avait mal compris, disait-il, il avait seulement demandé à son Excellence de « passer » au Quai d’Orsay.

C’est que tous les Etats de l’Europe sont devenus des Vidocq au service du Vidocq sommital de la Maison Blanche. Le proverbe latin la plus cruel est sans doute celui qui dit: Gallus in suo sterquilinio plurimum potest (Le coq est roi sur son fumier).

12 – Pour une spiritualité des solitaires du cosmos

Tel est, depuis les origines, l’habillage du symbolique dont la narration simiohumaine s’enveloppe. Pourquoi, de nos jours encore, le monde entier refuse-t-il de se visser la loupe à l’œil et d’examiner les circonstances véritables de l’effondrement de deux tours le 11 septembre 2001, sinon parce que les évadés des ténèbres font monter leur « pain du ciel » dans le four de la police de Vidocq. Il faut faire traverser les airs aux anges de la démocratie mondiale, il faut se transporter dans un royaume des séraphins, il faut se dire et se redire que l’homme « réel » n’est ni de ce monde, ni logé en chair et en os dans les bâtisses de ses songes verbifiques, parce qu’il renaît sans relâche sous la plume de ses Titans de l’écritoire.

Comment se fait-il que tous les ordres monastiques aient élevé les ténèbres de la mort au rang d’arme secrète de la conquête de leur lumière? L’heure aurait-elle sonné de fonder la spiritualité en altitude des solitaires du cosmos? Mais alors, le décorticage de la notion d’intelligibilité que charrie la science expérimentale nous enseigne une finitude plus ascensionnelle que la précédente.

La semaine prochaine, j’observerai les rendez-vous que le nationalisme des descendants de Nelson Mandela prendra avec la férocité des Titans de la démocratie conquérante; et nous verrons bien de quel côté penche le fléau de la balance du sang et de la mort quand l’histoire place les Etats sur le plateau des anges et les peuples sur celui des meurtres sacrés.

le 14 décembre 2013
aline.dedieguez.pagesperso-orange.fr

Via: http://w41k.com/85737

« la bête humaine » (emile Zola)

de Diéguez (Anthropologie Critique) 131207

1 – Le meurtre sacré
2 – La bête qui rêvait de se regarder du dehors
3 – Dieu et sa biche
4 – Où la métazoologie cache-t-elle sa caméra ?
5 – La bête cérébralisée
6 – Pascal et Valéry
7 – L’intelligibilité ventrale du cosmos

1 – Le meurtre sacré

Dans un texte précédent, j’ai souligné que le premier regard de l’extérieur sur le cerveau de notre espèce est apparu dans la littérature mondiale moderne avec Les Voyages de Gulliver de Jonathan Swift.

– La politique mondiale et l’avenir de la philosophie au XXIe siècle, 23 novembre 2013

Le regard du dehors des historiens, des satiristes ou des mystiques ne portait pas encore sur le cerveau semi-animal en tant que tel. L’origine du globe oculaire proprement simiohumain se trouve dans Isaïe, le premier observateur de la boîte osseuse de l’idolâtre – celle d’un bûcheron qui se chauffait avec la moitié du bois rapporté de la forêt le matin et qui se taillait, le soir même un dieu avec l’autre moitié de son tas afin de se prosterner devant lui. Mais les premiers prophètes n’observaient pas l’animalité collective des sociétés proprement simiohumaines, qui s’agenouillent toutes et unanimement devant des personnages imaginaires.

C’est pourquoi Swift se révèle le visionnaire de génie dont le chef d’œuvre observe de haut et de loin un animal encore inconnu des anthropologues de notre temps, le Yahou. Selon l’auteur, la singularité de cette bête résidait dans l’ « infime lueur de raison » dont elle disposait, mais qui demeurait insuffisante pour qu’on la qualifiât « d’humaine« . A l’aide de quel observatoire Swift portait-il un regard de simianthropologue avant la lettre sur la pathologie cérébrale dont souffrait le genre humain à ses yeux? Né près de trois décennies avant Voltaire en 1667, ce visionnaire a construit le télescope des futurs astronomes du XVIIIe siècle, les Diderot, les Voltaire, les d’Holbach, les Grimm. Mais il faudra attendre un demi-siècle après son décès, en 1745, pour qu’un second visionnaire, Balzac, portât un regard d’entomologiste sur la société de son temps.

De plus, la raison infirme dont Les Voyages de Gulliver combattait le chaos dans les encéphales de l’époque n’était encore que celle d’un animal plongé à son tour dans les ténèbres de la cosmologie mythique des religions. Mais ce n’était pas perdre son temps de commencer par armer du moins la bête de la logique primaire d’Aristote et d’Euclide: il fallait bien aplanir les chemins de la transcendance à venir

2– La bête qui rêvait de se regarder du dehors

La civilisation mondiale est sur le point de prendre un tournant distanciateur. Il sera lent et difficile, l’apprentissage d’un regard du dehors sur le regard que nous portions hier sur notre espèce. En vérité, cette ambition est celle de la pensée philosophique depuis qu’elle tente de conquérir sur elle-même et sur le monde un recul moins rudimentaire que celui de l’animal dont le globe oculaire demeure privé de tout éloignement à l’égard de l’image de son corps que la nature lui renvoie en miroir. Mais dès lors que l’œil d’une divinité a progressivement cessé de prêter sa rétine déformante à des représentations théâtrales et simplistes de l’univers, il nous fallait acquérir une vue plongeante sur des orphelins soudainement privés de photographe, de scénariste et de metteur en scène.

Depuis deux millénaires, nos théologies nous montraient des bésicles imaginaires cachés derrière les décors. Ils avaient même convaincu la créature qu’un acteur de la pièce l’avait conçue et créée à partir d’un modèle qu’il cachait dans sa tête, et qu’elle était une copie fidèle de son géniteur céleste. Celui-ci ne contestait donc en rien des lois de la nature qui s’imposaient d’avance à son entendement de créateur artisanal. Mais, au XVIe siècle, l’humanisme hérité des Anciens et censé à la fois rationaliste et divin de l’Occident a partiellement retrouvé l’œil unificateur des Grecs et des Romains, qui traitaient le bimane locuteur d’ « animal rationale« , de bête « douée de raison« , et cela en exécution d’un seul verdict, celui de ses propres organes de la connaissance du cosmos.

Qu’allait-il advenir de la séparation païenne des décisions du tribunal des corps et de celles du tribunal de la Genèse? D’un côté, la caméra du monde, de l’autre, celle de Dieu s’étaient de nouveau séparées, mais suffisamment à l’amiable pour que la frontière convenue entre les deux appareils de prises de vue de la bête demeurât indécise et contradictoire. En vérité, les clauses du contrat signé entre l’entendement naturel et l’entendement religieux demeuraient à l’avantage de l’Olympe, puisque l’évadé des forêts flottait maintenant entre deux eaux: tantôt il se rapprochait dangereusement de l’animal, tantôt il frôlait l’homme, mais toujours à ses risques et périls, donc au gré des civilisations, des lieux, des époques, des climats et des cultures. Aussi n’était-il nullement question d’ébranler le principe central selon lequel il existerait une ligne de démarcation, même confuse et variable, entre deux espèces de mammifères pourtant radicalement autonomes et condamnées, au prix de mille tiraillements à se partager un seul et même théâtre du monde.

Mais, au début du XXIe siècle, la problématique monopolistique qui servait de poutre de soutènement à l’humanisme mondial et de charpente théorique scindée entre le connaissable qualifié de rationnel et la connaissance proclamée céleste de notre espèce, cette problématique bipolaire, dis-je, se trouvait soudainement condamnée à une mutation méthodologique radicale de sa construction dichotomique précédente, parce que les notions axiales de raison et de déraisonse révélaient biphasées à leur tour, donc semi-animales jusque dans l’enceinte des théologies schizoïdes.

Du coup, toute la difficulté se ramène à fabriquer à l’usage de notre espèce un appareil d’optique suffisamment scindé, lui aussi, pour porter le regard sur un animal décidément sui generis. Mais comment construire un œil plus pénétrant et plus sui generis, précisément, que celui dont les animaux attribuent la nature et les capacités à leur Zeus des animaux? Car si la « raison » bancale dont la bête bicéphale était si fière court maintenant sur des chemins plus en plus tortueux, comment bâtir un observatoire tellement perfectionné que son fonctionnement laisserait au bord du chemin l’intelligence semi animale des ancêtres? Mais Socrate n’était-il pas passé maître dans l’art de se servir de la raison dédoublée qu’il mettait en pratique et dont il pesait, dans le même temps, la valeur et le mode d’emploi?

3 – Dieu et sa biche

Si la lentille d’un microscope désespérément itinérant ou le miroir d’un télescope obstinément en voyage dans l’immensité cheminent du même pas que leurs utilisateurs trottinants, le champ d’interprétation de l’anthropologie transcendantale se rétrécira à son tour et sa configuration sautillante obéira, elle aussi, aux ordres étriqués que lui intimeront des manchots. Du coup, comme il est dit plus haut, la pesée de la notion même de raison dont dispose l’animal tronçonné de naissance dépendra de la nature et de la qualité d’une balance perpétuellement en évolution; et si nous ne portions pas de regard de l’extérieur sur notre coude à coude avec nos appareils d’inspecteurs au petit pied, nous ne prononcerions jamais d’autre verdict que celui de nos bésicles enfumées. C’est pourquoi, depuis Platon, la philosophie est une pièce de théâtre à trois personnages, la bête, son œil à elle et le regardant planté à quelques pas de ces deux-là.

C’est dire que les constructeurs de la balance à peser la distance des rétines à l’égard de leur objet sont soumis, eux aussi, à une pesée harassante de la qualité de leurs pauvres scénarios, tellement les problématiques demeurent toujours et nécessairement à l’image de leurs piètres modélistes. Aussi « Dieu » est-il demeuré un personnage spéculaire, donc en formation continue dans la tête de ses adorateurs et de ses employeurs. Mais alors, qu’en est-il d’une créature appelée à se faire, pas à pas, l’opticien d’un Dieu toujours plus ou moins myope, toujours plus ou moins rudimentaire, toujours plus ou moins taillé à la hache, mais quelquefois serti de diamants par des orfèvres avertis? Il s’agit d’apprendre à regarder du dehors les fabricants du troisième œil de l’humanité, il s’agit d’observer la rétine des opticiens de Dieu.

Pour cela, demandons-nous ce qu’il advient du bijoutier quand il s’appelle Isaïe, Anselme, Bernanos ou Claudel. De même que la cervelle de l’idole change sans cesse de place, de complexion, de calibrage et de mode d’emploi dans l’atelier de ses joailliers, l’œil des artistes d’un « Dieu » de grand prix se trouve sans cesse rattrapé par le regardant du cosmos qu’il enfante d’un siècle à l’autre, puis qu’il positionne et met en œuvre sur le théâtre du monde. Les géniteurs de « Dieu » sont des peseurs à la recherche de leur pierre philosophale. Or l’œil de « Dieu » fuit sa propre rétine comme une biche impossible à rattraper à la course.

4 – Où la métazoologie cache-t-elle sa caméra ?

On voit que la tentative désespérée des théologiens de placer non plus seulement l’objet de leur recherche sous le regard de leur doctrine, mais également leur propre globe oculaire met, en retour, la noble folie de la philosophie au rouet: depuis Platon, cette discipline demande à l’humanisme mondial de s’intéresser à l’auteur du scénario, aux recettes du metteur en scène, à la nature des décors, mais surtout aux personnages censés tapis dans les coulisses du théâtre confessionnel, tellement le protagoniste le plus réputé de la pièce n’est pas près de monter en chair et en os sur les planches de sa catéchèse.

Car si la folie la plus précieuse de la raison d’une époque n’est jamais qu’une sécrétion de qualité inégale, mais toujours spéculaire et si le spéculaire est soumis au trépas par nature, penser, ce sera placer la connaissance sommitale du monde et de soi-même sur les barreaux d’une échelle de Jacob non moins branlante que celle d’un « Dieu » de passage. Mais alors, le « spirituel », comme on disait, débarquera-t-il dans un édifice aux multiples étages, lesquels hiérarchiseront les savoirs rationnels?

Placer l’humain proprement dit quelque part entre la bête curieuse d’apprendre à se connaitre et la bête enfermée dans la casemate de son aveuglement, serait-ce la simple continuation de la recherche du « Dieu » incapturable des mystiques? Dans ce cas, l’histoire d’une espèce en fuite et insaisissable à elle-même progresserait-elle de mettre la main sur le Dieu que cette bête serait secrètement à elle-même?

5 – La bête cérébralisée

Exemple: est-il ascensionnel de prolonger à titre posthume l’existence physique de notre espèce? Dans ce cas nous devons concevoir une anthropologie de cette continuation mythique et, du coup, le matériau à examiner en laboratoire sera constitué, de siècle en siècle, par les sécrétions oniriques de la bête. Si nous soumettons l’évolutionnisme à cette discipline, donnera-t-elle sa vraie postérité au siècle des Lumières? Présentée de la sorte, la question posée renvoie tout de suite à la problématique et à la hiérarchie des valeurs dont s’inspirera l’interrogateur. Mais le simianthropologue ne saurait cautionner en catimini une problématique qu’un prodige aurait validée d’avance: toute discipline scientifique en appelle à la pesée permanente de sa méthodologie, et il lui appartient de donner progressivement sa profondeur épistémologique à la quête sans fin qui l’inspire.

Certes, l’animal obéit à un instinct de conservation « naturel », lequel le porte à défendre son existence corporelle menacée. Mais, primo, si la bête contrainte à se mettre sur la défensive avance d’un seul pas en direction de la cervelle spécifique du genre simiohumain et si, secundo, son système d’auto-défense fait sécréter des mondes imaginaires à ses neurones, et si, tertio, des univers mentaux en chaîne font leur apparition dans des conques osseuses armées d’un code de leur développement qui les aura rendues cosmiques de naissance, ces représentations magiques de l’univers fourniront sa nourriture originelle à une bête malencontreusement prolongée et rendue seulement plus fastueuse dans son imagination religieuse que sur la terre.

Du coup, la question de l’animalité spécifique de notre espèce va s’étendre à la spectrographie des croyances les plus primitives de la bête, du coup l’examen de l’évolution des théâtralisations spéculaires de la vie post mortem de ce primate va se révéler un instrument entièrement nouveau de la recherche anthropologique, du coup il faudra reconsidérer les métamorphoses de l’animalité cérébralisée et consécutives ou connaturelles à l’émergence de mondes mentaux fantastiques, du coup, les délires sacrés de ce mammifère viendront combler les vœux de sa conque osseuse, puis les hypertrophier, puis les auréoler, mais sans que les assauts du fabuleux changent jamais la nature même d’un ensorcellement cosmologique au suivant.

Alors la frontière qui séparera l’homme de l’animal se trouvera seulement quelque peu déplacée d’un siècle à l’autre ou d’un millénaire à son successeur. Du coup, le débarquement des mythes sacrés bouleversera toute la problématique antérieure, qui demeurait incarcérée dans la démonstration confirmative ou dans la réfutation en règle de toutes les allégations de type théologique. Mais s’il n’est plus nécessaire de réfuter la fécondation d’Alcmène par Zeus ou celle d’une vierge de village par Jahvé, quel champ immense ne s’ouvrira-t-il pas à une anthropologie abyssale, puisque, de Platon à nos jours, toute la philosophie se convertira à une psychologie fondamentale de la bête évolutive ! Mais cette mutation de la problématique simianthropologique se voudra elle-même soumise à une pesée sans cesse en devenir, tellement l’instrument de mesure d’une science ne sera autre que la balance transzoologique dont disposera la connaissance rationnelle de l’évolution cérébrale du bimane détoisonné.

Puisque le regard émergeant que l’historien des corps et des têtes portera sur sa propre discipline se révèlera tributaire d’ un itinéraire valorisant ou dépréciatif de ses méthodes, à quel moment et dans quelle mesure le religieux participera-t-il de l’animalité ou des progrès « spirituels » d’une espèce devenueimperceptiblement ascensionnelle?

6 – Valéry et Pascal

Valéry découvrira la bête flottante entre deux espèces et qui se définit comme un « ni l’un, ni l’autre« ….

Le visionnaire des Paraboles approfondit la phrase de Pascal: « L’homme n’est ni ange ni bête« ; car il ne s’agit plus d’un « tantôt, tantôt« , mais d’un animal dont la spécificité le constitue en un troisième animal:

Voici : d’entre les feuilles une Figure vint.Une Figure vint à la lumière,

Dans la lumière, Et il regardait de toutes parts,

Et celui-ci n’était  » ni Ange ni Bête.

 

Qui est le troisième regardant, celui qui fait dire au poète?

Car l’ANGE est l’ANGE et l’ANIMAL est ANIMALEt il n’y a rien de l’un dans l’autre

Et rien entre eux

Mais CELUI-CI n’était ni l’un, ni l’autre.

 

Valéry n’est pas homme à jeter des majuscules par la fenêtre. Et maintenant, il en use à la manière des théologiens.

MAIS TOI, Animal,Plus je te regarde, ANIMAL, plus je deviens HOMME.

En Esprit,

Et tu te fais toujours plus étrange,

Car l’Esprit ne conçoit que l’Esprit.

 

Mais s’il n’y a

Rien de l’un dans l’autreEt rien entre eux,

 

quelle est l’intuition du mystique, ce regardant qui se tient en suspens dans un étrange « entre deux » et qui en écoute la musique? On voit que l’homme en tant que tel n’est observable que dans un miroir à inventer.

7 – L’intelligibilité ventrale du cosmos

J’ai rappelé (Lettre ouverte à M. Vladimir Poutine, Président de la Fédération de Russie, 21 septembre 2013) que la mutation radicale de la plateforme de la connaissance rationnelle dont usait l’humanisme renacentiste se situait dans la postérité des guerres de religion du siècle précédent, dont les carnages avaient illustré le caractère animal des sacrifices de sang dont ruisselaient les autels. Et pourtant, il faudra attendre le XXIe siècle pour qu’un regard de simianthropologue fût porté sur le XVIe siècle; car la difficulté qui torturait les cerveaux n’était encore que de savoir s’il fallait mâcher bien crue et à belles dents la chair de la victime exposée sur l’autel et boire à pleines rasades son sang bien frais ou s’il était préférable de laisser de côté les gorgées d’hémoglobine de Dieu pour se rabattre seulement sur des symboles timides d’une déglutition si féroce. On sait que cette difficulté culinaire était politique. Mais comment se fait-il que la question d’ores et déjà si clairement posée à l’encéphale de l’humanité, aucun Etat ne se risque encore à la soulever, ni ne songe seulement à s’enquérir des secrets psychobiologiques d’une folie dont dépendait pourtant, croyait-on, le sort de l’âme et de l’intelligence de l’humanité tout entière?

Certes, le XVIII siècle a inauguré un premier déplacement de l’attention en direction de la frontière entre l’homme et l’animal; mais depuis l’Iphigénie d’Euripide jusqu’à celles de Racine, puis de Goethe, personne ne s’est risqué à anéantir la pseudo distanciation chrétienne ni le semi recul de l’humanisme renacentiste. Pour que la raison se réveille, il faudra que se produise une mutation préalable de la problématique entière dans laquelle la question se posera; et ce sursaut aura attendu un siècle et demi après la parution de L’Evolution des espèces de Darwin. Mais, sans le préalable du transformisme, comment le XXIe siècle aurait-il timidement commencé d’observer la mutation de la bête et son passage du règne animal aux immolations jugées payantes d’un congénère offert à un fauve censé attablé dans le cosmos et toujours ripaillant?

Du coup, la critique généalogique d’une humanité dont la raison scientifique post chrétienne commence de s’armer se révèlera un trésor inépuisable de la recherche anthropologique future, tellement il deviendra significatif au plus haut point que la radiographie du trafic sanglant de ce bipède avec ses idoles n’étende plus seulement le champ de l’analyse sacrilège du sanglant à une pesée zoologique des assassinats pieux de la foi, mais également à l’analyse de la raison rudimentaire dont usait la physique tri-dimensionnelle – on sait que, jusqu’en 1905, l’expérience répétée des phénomènes, mesurables et constants était censée sécréter une intelligibilité en soi du cosmos, alors que le fourrage de la continuité des routines de la matière n’était jamais que l’extension animalisée d’un « principe de raison » miraculé par le calcul – on faisait sécréter aux nombres une intelligibilité ventrale. S’il en est ainsi, quel est le ventre qui sert d’encéphale à « Dieu ».

La semaine prochaine, j’étudierai l’animalité spécifique de la preuve expérimentale classique dans l’univers tri-dimensionnel dont on sait qu’il a explosé en 1904 et 1905.

le 7 décembre 2013
aline.dedieguez.pagesperso-orange.fr