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Krishnamurti: La méditation

La méditation, c’est la qualité du cerveau qui ne fonctionne plus partiellement – le cerveau qui s’est libéré de son conditionnement et qui fonctionne alors comme un tout. La méditation d’un tel cerveau diffère de la simple contemplation d’un cerveau conditionné en tant que chrétien ou hindou, dont la contemplation est issue d’un passé et d’un esprit conditionné. La contemplation ne libère pas du conditionnement. La méditation nécessite beaucoup de recherche et devient extrêmement sérieuse pour ne pas fonctionner partiellement. Par partiellement, on entend fonctionner dans une certaine spécialisation ou dans une certaine occupation qui rend le cerveau étroit en acceptant des croyances, des traditions, des dogmes et des rituels qui, tous, sont inventés par la pensée. Les chrétiens utilisent le mot « foi •> – foi en Dieu, en la providence, pour que tout se passe bien. Les Asiatiques ont leur propre forme de foi – le karma, la réincarnation et l’évolution spirituelle. La méditation est différente de la contemplation, en ce sens que la méditation exige que le cerveau agisse pleinement et ne soit plus conditionné à agir partiellement. C’est l’exigence de la méditation, sinon elle n’a aucun sens.

L’on observe ou l’on sent toujours avec une partie de nos sens. On entend de la musique sans jamais vraiment l’écouter. On n’est jamais conscient d’une chose avec tous nos sens. Quand on regarde une montagne, de par sa majesté nos sens sont pleinement actifs, on s’oublie donc soi-même. Quand on regarde le mouvement de la mer ou le ciel orné d’une fragile lune, quand on est entièrement conscient avec tous nos sens, il y a là attention complète et en elle n’existe aucun centre. Ce qui signifie que l’attention est le silence total du cerveau, il n’y a plus de bavardage, il est complètement immobile – un silence absolu de l’esprit et du cerveau. Il y a diverses formes de silence – le silence entre deux bruits, le silence entre deux notes, le silence entre les pensées, le silence qui règne quand vous pénétrez dans une forêt –, là où existe le risque de rencontrer un animal dangereux, tout devient parfaitement silencieux. Ce silence n’est ni créé par la pensée ni provoqué par la peur. Quand on a vraiment peur, nos nerfs et notre cerveau s’immobilisent – mais la méditation n’est pas cette forme de silence, elle est entièrement différente. Son silence est l’action de tout le cerveau avec tous les sens en activité. C’est la liberté qui engendre le silence total de l’esprit. Ce n’est qu’un tel esprit, un tel esprit-cerveau qui est totalement tranquille – non pas cette tranquillité née de l’effort, de la détermination, du désir ou d’un mobile. Cette tranquillité est la liberté de l’ordre qui est vertu, qui est rectitude du comportement. Seulement dans ce silence existe ce qui est sans nom et intemporel. C’est la méditation.
Saanen, le 26 juillet 1981

Éducation

khrishamurti

 

 

 

 

 

 

 

L’ignorant n’est pas celui qui manque d’érudition, mais celui qui ne se connaît pas lui-même et l’érudit est un sot lorsqu’il cherche l’entendement dans des livres, dans des connaissances, auprès d’autorités. L’entendement ne vient qu’à celui qui se connaît lui-même, c’est-à-dire qui a la perception de la totalité de son propre processus psychologique. Ainsi l’instruction, dans le vrai sens de ce mot, est la compréhension de soi, car c’est en chacun de nous que l’existence entière est ramassée.
Ce que, de nos jours, on appelle instruction est une accumulation de faits, un savoir livresque qui est à la portée de toute personne sachant lire. Une telle façon de s’instruire offre une forme subtile d’évasion, et, comme toutes les fuites hors de nous-mêmes, crée inévitablement un surcroît de misères. Nos conflits et notre état de confusion résultent des rapports faux que nous entretenons avec les gens, les choses, les idées, et tant que nous ne comprenons pas et ne modifions pas ces rapports, le fait d’apprendre, de recueillir des données, d’acquérir différentes sortes d’habiletés, ne peut que nous enfoncer davantage dans le chaos et la destruction.

J. Krishnamurti , De l’éducation

Coupé de tout rapport avec la nature, on devient un tueur.

 

 

Krishnamurti

Si l’on perd le contact avec la nature, on perd le contact avec l’humanité. Coupé de tout rapport avec la nature, on devient un tueur. On peut alors massacrer des bébés phoques, des baleines, des dauphins et des hommes, pour le profit, le « sport », pour sa nourriture ou au nom de la science. La nature se sent alors menacée par vous et vous prive de sa beauté. Vous pourrez effectuer de longues promenades dans les bois ou camper dans des endroits merveilleux, vous resterez un tueur et tout rapport d’amitié avec ces lieux vous sera refusé. Vous n’êtes probablement proche de rien ni de quiconque, qu’il s’agisse de votre femme ou de votre mari. Vous êtes bien trop occupé, pris dans la course des profits et des pertes et dans le cycle de votre propre pensée, de vos plaisirs et de vos douleurs.

Vous vivez dans les ténèbres de votre propre isolement et vouloir le fuir vous plonge dans des ténèbres encore plus profondes. Vous ne vous préoccupez que d’une survie à court terme, irréfléchie, que vous soyez accommodant ou violent. Et des milliers d’êtres meurent de faim ou sont massacrés à cause de votre irresponsabilité. Vous abandonnez la marche de ce monde aux politiciens corrompus et menteurs, aux intellectuels, aux spécialistes. Etant vous-mêmes dépourvu d’intégrité, vous édifiez une société immorale, malhonnête, qui repose sur l’égoïsme absolu. Et quand vous tentez de fuir cet univers dont vous êtes seul responsable, c’est pour aller sur les plages, dans les bois ou faire du « sport » avec un fusil.

Il est possible que vous sachiez tout cela, mais cette connaissance ne peut nullement vous transformer. Ce n’est qu’en éprouvant le sentiment de faire partie intégrante du tout que vous serez relié à l’univers.

Krishnamurti

Immobiliser l’esprit

Krishnamurti

 

Le commencement de la méditation est la connaissance de soi, ce qui veut dire être conscient de chaque mouvement de la pensée et de l’émotion, connaître toutes les couches de ma conscience – non seulement les couches superficielles, mais les activités cachées, secrètes, profondes.

 

Le commencement de la méditation est la connaissance de soi, ce qui veut dire être conscient de chaque mouvement de la pensée et de l’émotion, connaitre toutes les couches de ma conscience – non seulement les couches superficielles, mais les activités cachées, secrètes, profondes. Mais pour connaître les activités profondément cachées, les mobiles secrets, les réponses, les pensées et les sentiments, il faut qu’il y ait de la tranquillité dans l’esprit conscient ; c’est-à-dire que l’esprit conscient doit être immobile afin de recevoir les projections de l’inconscient. L’esprit superficiel, conscient, est absorbé par ses activités quotidiennes : gagner de l’argent, tromper les gens, exploiter, s’évader des problèmes – toutes les activités quotidiennes de notre existence. Cet esprit superficiel doit comprendre la vraie signification de ses activités et, ce faisant, introduire une tranquillité en lui-même. Il ne peut pas provoquer une tranquillité, une immobilité, par un enregistrement, par une contrainte, par une discipline. Il ne peut engendrer la tranquillité, la paix, le calme, qu’en comprenant ses propres activités, en les observant, en en étant conscient, en voyant sa dureté, la façon dont il parle à son domestique, à sa femme, à sa fille, à sa mère, etc. Lorsque l’esprit conscient superficiel est ainsi éclairé sur toutes ses activités, par cette compréhension, il devient spontanément calme (non drogué par des contraintes ou des désirs enrégimentés) et alors, il est dans une situation où il peut recevoir les émissions, les suggestions de l’inconscient, de ces nombreuses couches de l’esprit que sont les instincts raciaux, les souvenirs enterrés, les poursuites cachées, les blessures profondes et encore ouvertes. Ce n’est que lorsque la conscience entière est déchargée, débarrassée de toute mémoire, quelle qu’elle soit, qu’elle est en état de recevoir l’éternel.

Donc, la méditation est la connaissance de soi, et sans connaissance de soi il n’y a pas de méditation. Si vous n’êtes pas averti de toutes vos réactions tout le temps, si vous n’êtes pas pleinement conscient, pleinement informé de vos activités quotidiennes, vous enfermer dans une chambre et vous asseoir devant le portrait de votre gourou, de votre maître, faire puja, méditer, est une évasion. Sans connaissance de soi il n’y a pas de pensée correcte, et ce que vous faites n’a pas de sens, quelle que soit la noblesse de vos intentions. La prière n’a aucun sens sans connaissance de soi ; mais lorsqu’il y a connaissance de soi, on pense juste, donc l’action est correcte. Et lorsque l’action est correcte, il n’y a pas de confusion, donc pas de supplication pour que l’on vienne vous tirer d’affaire. Un homme pleinement lucide est en état de méditation ; il ne prie pas, parce qu’il ne veut rien. Par la prière, par l’enrégimentement, par la répétition, par des japam et tout le reste, vous pouvez amener une certaine tranquillité ; mais ce n’est qu’un abrutissement qui réduit l’esprit et le coeur à un état de lassitude. C’est droguer l’esprit ; et l’exclusion, que vous appelez concentration, ne mène pas à la réalité – aucune exclusion ne peut jamais le faire. Ce qui engendre la compréhension est la connaissance de soi, et il n’est pas très difficile d’être lucide si l’on en a réellement l’intention. Si cela vous intéresse de découvrir le processus total de vous-même – non simplement la partie superficielle, mais le processus total de votre être entier – c’est relativement facile. Si vous voulez réellement vous connaître, vous sonderez votre coeur et votre esprit afin de connaître tout leur contenu ; et lorsqu’il y a l’intention de savoir, on sait. L’on peut alors suivre, sans condamnation ou justification chaque mouvement de la pensée et de l’émotion ; et en suivant chaque pensée et chaque sentiment à mesure qu’ils surgissent, on donne lieu à une tranquillité qui n’est pas imposée, qui n’est pas enrégimentée, mais qui provient de ce que l’on n’a pas de problèmes, pas de contradiction. C’est comme l’étang qui devient paisible, tranquille, un soir où il n’y a pas de vent. Et lorsque l’esprit est immobile, ce qui est immesurable entre en être.

Esprit et coeur

Krishnamurti

 

 

La connaissance d’une partie ne peut jamais nous faire réaliser la joie de la totalité.

Notre soif de savoir, notre désir d’acquérir sans cesse quelque chose, nous font perdre l’amour. Nous émoussons notre perception du beau, notre sensibilité à la cruauté. Nous nous spécialisons de plus en plus et sommes de moins en moins intégrés. La sagesse ne peut pas être remplacée par des connaissances et aucune somme d’explications ni aucune accumulation de faits, ne libéreront l’homme de la souffrance. Le savoir est nécessaire, la science a son utilité ; mais si l’esprit et le coeur sont étouffés par les connaissances et si la cause de la souffrance est obnubilée par des explications, la vie devient vaine et n’a plus de sens. Et n’est-ce point cela qui se produit pour la plupart d’entre nous ? Notre éducation nous rend de plus en plus creux ; elle ne nous aide pas à déterrer les couches profondes de nos êtres ; et nos vies deviennent de plus en plus inharmonieuses et vides.

L’information ou connaissance des faits, bien qu’elle augmente constamment, est, par sa nature même, limitée. La sagesse est infinie, elle inclut la connaissance et le processus de l’action ; mais nous saisissons une branche et croyons que c’est l’arbre entier. La connaissance d’une partie ne peut jamais nous faire réaliser la joie de la totalité. L’intellect ne peut pas conduire au tout, car il n’en est qu’un fragment, qu’une partie.

J. Krishnamurti

Krishnamurti: Éducation

 

Implanter simplement des valeurs existantes dans l’esprit de l’enfant, pour l’inciter à se conformer aux idéaux, c’est le conditionner sans éveiller son intelligence. L’éducation est intimement liée à la crise actuelle du monde, et l’éducateur qui voit les causes de ce chaos universel devrait se demander comment éveiller l’intelligence chez l’étudiant, et ainsi aider la génération à venir à ne pas provoquer davantage de conflit et de désastre. Il doit donner toute sa réflexion, tous ses soins et son affection à la création du bon environnement et au développement de la compréhension, de sorte que lorsque l’enfant grandira en maturité, il soit capable de traiter intelligemment les problèmes humains auxquels il sera confronté.

Ne pensons pas en termes de principes et d’idéaux, mais soyons concernés par les choses telles qu’elles sont ; car c’est la prise en considération de ce qui est qui éveille l’intelligence, et l’intelligence de l’éducateur est bien plus importante que sa connaissance d’une nouvelle méthode d’éducation. Quand on suit une méthode, même si elle a été mise au point par une personne réfléchie et intelligente, la méthode devient très importante, et les enfants sont importants seulement s’ils s’y adaptent.

J. Krishnamurti 

Le cirque de la lutte humaine

Naudé : Vous parlez de la totalité de la vie. Quand nous regardons autour de nous, nous constatons pourtant un désordre effrayant ; les hommes paraissent être entièrement plongés dans la confusion. Nous voyons que dans ce monde règnent la guerre, le désordre écologique, politique et social, le crime et tous les maux conséquence de l’industrialisation et de la surpopulation. Il semblerait que, plus les gens s’efforcent de résoudre ces problèmes, plus ceux-ci vont croissant. Puis il y a l’homme lui-même, plein de conflits. Non seulement ceux du monde qui l’entoure, mais les problèmes intérieurs – la solitude, le désespoir, la jalousie, la colère ; à tout ceci nous pouvons donner le nom de confusion. Et puis l’homme vient à mourir. Or, on nous a toujours dit qu’il existait autre chose que l’on pourrait appeler Dieu, l’éternité, la création. Et de ceci l’homme ne sait rien. Il s’est efforcé de vivre à la lumière de ce principe, et ceci a été la cause de nouveaux conflits. Il semblerait, d’après ce que vous avez dit tant de fois, qu’il nous faut découvrir une façon de traiter simultanément ces trois séries de difficultés. Parce que ce sont celles-ci qui nous confrontent. Existe-t-il une façon de poser la question permettant d’espérer une réponse à ces trois séries de difficultés?
Krishnamurti : Tout d’abord, monsieur, pourquoi établissons-nous une telle division? N’y aurait-il pas plutôt un seul mouvement qui doit être pris au sommet de la vague ? Donc, tout d’abord, il s’agit de découvrir pourquoi nous avons partagé cette existence, pourquoi nous parlons du monde extérieur, du monde intérieur, et d’un principe qui serait au-delà des deux. Cette division existe-t-elle à cause du chaos extérieur et ne sommes-nous préoccupés que du chaos extérieur, négligeant complètement le chaos intérieur? Puis, impuissants à trouver une solution au problème extérieur, et au problème intérieur, nous cherchons une solution grâce à une croyance, à un principe divin?
Naudé : Oui.
Krishnamurti : Donc, en posant une question de ce genre, traitons-nous les trois problèmes séparément, ou bien y voyons-nous un mouvement unique et global ?
Naudé : Comment pouvons-nous en faire un mouvement unique? Quelles sont leurs relations réciproques et quelle est l’action humaine qui pourrait les réduire à une seule question ?
Krishnamurti : Nous ne sommes pas encore arrivés à ce point. Je demande: pourquoi l’homme a-t-il divisé le monde, toute son existence, en trois catégories? Pourquoi ? A partir de ce point, nous pourrons avancer. Et moi, être humain, pourquoi ai-je séparé le monde qui m’entoure de mon monde intérieur? Et cet autre monde que je m’efforce de saisir, et dont je ne sais rien, et vers lequel tendent toutes mes aspirations désespérées?
Naudé : D’accord.
Krishnamurti : Pourquoi est-ce que j’agis ainsi? A titre d’essai, nous posons la question: n’ayant pas pu résoudre les problèmes extérieurs chaotiques, confus, destructeurs, brutaux, violents, pleins d’horreurs, nous nous tournons vers un monde intérieur espérant, grâce à lui, résoudre les problèmes de l’extérieur? Et devant notre impuissance à résoudre le chaos intérieur, la carence intérieure, la brutalité, la violence et tout ce qui s’ensuit, étant ?incapables de résoudre quoi que ce soit dans ce domaine non plus, nous leur tournons le dos à tous les deux, l’extérieur et l’intérieur, vers une autre dimension?
Naudé : Oui, c’est bien ça. C’est ce que nous faisons.
Krishnamurti : C’est là ce qui se passe tout le temps autour de nous et en nous.
Naudé : Oui, il y a les problèmes extérieurs qui engendrent les problèmes intérieurs, et ne sachant pas comment traiter ni les uns ni les autres, nous créons de toutes pièces l’espoir d’un troisième état quelconque que nous nommons Dieu.
Krishnamurti : Oui, un agent extérieur.
Naudé : Un agent extérieur qui sera la consolation, la solution finale. Mais c’est un fait qu’il y a des choses qui sont réellement des problèmes extérieurs: le toit coule, l’atmosphère est pleine de pollution, les fleuves se dessèchent, de tels problèmes existent. Puis il y a les guerres, ce sont des problèmes dont nous nous figurons qu’ils sont intérieurs, nos espoirs secrets, notre anxiété, nos tourments.
Krishnamurti : Oui.
Naudé : Il y a le monde, il y a la réaction de l’homme à ce monde, sa façon d’y vivre ; il y a donc ces deux entités – ou du moins pratiquement on peut dire qu’elles existent. Et il est probable aussi que nos efforts pour résoudre des problèmes pratiques débordent jusque dans le monde intérieur et y donnent lieu à de nouveaux problèmes.
Krishnamurti : Autrement dit, nous considérons toujours l’extérieur et l’intérieur comme deux mouvements séparés.
Naudé : Oui, c’est là ce que nous sommes. C’est ce que nous faisons.
Krishnamurti : Et j’ai le sentiment que c’est une façon absolument fausse d’aborder la question. Oui, le toit coule et le monde est surpeuplé, il y a la pollution, il y a les guerres, il y a toutes sortes de malfaisances autour de nous. Et ne sachant rien résoudre de tout cela, nous ?nous tournons vers l’intérieur ; et, dans notre impuissance à résoudre les questions intérieures, nous nous retournons vers quelque chose d’extérieur, mais plus éloigné de tout ceci. Tandis que si nous voulions bien traiter toute cette existence comme un seul mouvement unique, peut-être pourrions-nous résoudre tous ces problèmes intelligemment, raisonnablement et dans leur ordre.
Naudé : Oui, il semblerait que c’est bien cela dont vous parlez. Mais voulez-vous nous dire, s’il vous plaît, comment ces trois problèmes sont véritablement une seule et unique question ?
Krishnamurti : J’y viens, j’y viens. Le monde extérieur est ma création – je ne parle pas des arbres, des nuages, des abeilles et de la beauté du paysage – mais les rapports existant dans l’humanité, ce qu’on appelle la société, cela s’est créé par vous, par moi, et ainsi le monde c’est moi, et moi je suis le monde. Il me semble que c’est là le premier point qui doit être bien établi: ce n’est pas un fait intellectuel ni abstrait, mais c’est un sentiment réel, une réalisation immédiate. C’est un fait et non une hypothèse, un concept intellectuel: c’est un fait que le monde c’est moi et que je suis le monde. Le monde étant la société dans laquelle je vis, avec sa culture, sa moralité, ses inégalités et tout le désordre échevelé qui sévit autour de nous. Tout cela, c’est moi-même en action. Et cette culture, je l’ai créée et j’en suis prisonnier. Il me semble que c’est là un fait absolu et irréfutable.
Naudé : Oui. Mais comment se fait-il que les gens n’en soient pas suffisamment conscients? Nous avons des politiciens, des écologistes, des économistes, nous avons des soldats qui tous s’efforcent de résoudre les problèmes extérieurs simplement en tant que problèmes extérieurs, et rien de plus.
Krishnamurti : C’est probablement dû à une éducation imparfaite: la spécialisation, le désir de conquérir, d’aller sur la lune, de jouer au golf, et ainsi de suite et ainsi de suite! Nous sommes toujours à vouloir modifier l’extérieur espérant ainsi modifier l’intérieur. « Créer un environnement juste (c’est ce que les communistes ont répété des centaines de fois), et alors l’esprit humain changera conformément à cet environnement. »
Naudé : C’est en effet ce qu’ils disent. En fait, chaque grande université, avec toutes ses sections, ses spécialistes, on pourrait presque dire que ces universités sont fondées et construites dans la croyance que le monde peut être changé grâce à un certain savoir spécialisé en différents domaines.
Krishnamurti : Oui. Il me semble que nous passons à côté de l’élément fondamental, qui est: si le monde c’est moi, je suis le monde. Je crois que cette constatation – et non pas cette idée, ni ce sentiment – a pour effet de changer complètement notre façon d’envisager le problème.
Naudé : C’est une révolution considérable. Voir le problème comme n’étant qu’un seul problème, le problème de l’homme et non pas celui de son environnement c’est un pas énorme, mais la plupart des gens se refusent à le faire.
Krishnamurti : Les gens ne veulent en aucune façon faire un pas. Ils sont habitués à cette organisation extérieure et négligent complètement ce qui se passe intérieurement. Et quand on se rend compte que le monde c’est moi et que je suis le monde, désormais mon action n’est pas séparatrice, il ne s’agit plus de l’individu dressé contre la communauté. Il ne s’agit pas non plus de l’importance de l’individu et de son salut personnel. Quand on se rend compte que le monde c’est moi et que je suis le monde, alors, quelle que soit l’action entreprise, quel que soit le changement, cette action, ces changements modifieront la conscience de l’homme dans sa totalité.
Naudé : Pouvez-vous expliquer ce point?
Krishnamurti : Moi, en tant qu’être humain, je me rends compte que le monde c’est moi et que je suis le monde: je m’en rends compte, je me sens profondément engagé, je vois ce fait avec une lucidité passionnée.
Naudé : Oui. Et je vois que mon action c’est en fait le monde entier. Mon comportement élabore le seul monde ?qui existe parce que les événements de ce monde sont le comportement. Et le comportement appartient à la vie intérieure. Donc, le monde intérieur et le monde extérieur ne font qu’un parce que les événements historiques, les événements de la vie sont en fait le point de contact entre l’intérieur et l’extérieur. Tout cela c’est le comportement de l’homme.
Krishnamurti : Et ainsi la conscience du monde c’est ma conscience.
Naudé : Oui.
Krishnamurti : Ma conscience est le monde. Or la crise existe dans cette conscience et non pas dans l’organisation extérieure, l’amélioration du réseau routier – l’aplanissement des collines dans le but de construire de nouvelles routes.
Naudé : De plus grands bulldozers, de plus grands missiles intercontinentaux.
Krishnamurti : Ma conscience c’est le monde, et la conscience du monde c’est moi. Quand il y a une modification dans cette conscience, elle agit sur la conscience entière du monde. Je ne sais pas si vous voyez cela?
Naudé : C’est un fait extraordinaire.
Krishnamurti : C’est un fait.
Naudé : C’est la conscience qui est en désordre, il n’y a de désordre qu’en elle.
Krishnamurti : Évidemment!
Naudé : Par conséquent, les maux du monde sont les maux de la conscience humaine. Les maux de la conscience humaine sont les miens, ils sont mon désordre, ma maladie.
Krishnamurti : Et quand je me rends compte que ma conscience est celle du monde et que la conscience du monde c’est moi, toute modification qui aura lieu en moi agira sur la conscience totale.
Naudé : A cela les gens répondent toujours: « Tout cela est bel et bien, je pourrais peut-être changer, moi, mais il y aura toujours la guerre en Indochine!» ? |-
Krishnamurti : En effet, il y aura toujours la guerre.
Naudé : Et des ghettos et de la surpopulation.
Krishnamurti : Évidemment, il y aura tout cela. Mais si chacun de nous voyait cette vérité que la conscience du monde c’est la mienne et que la mienne est celle du monde, et si chacun d’entre nous sentait la responsabilité qui en résulte, si le politicien, le savant, l’ingénieur, le bureaucrate, l’homme d’affaires, si tout le monde avait ce sentiment, alors?… Or, c’est à vous et à moi de les pousser à le sentir, c’est là certes la fonction de l’homme religieux.
Naudé : C’est quelque chose d’immense.
Krishnamurti : Attendez, laissez-moi poursuivre. Donc, c’est un seul mouvement – il ne s’agit pas d’un mouvement individuel et d’un salut individuel. C’est le salut – si vous voulez vous servir de ce mot – de la conscience humaine totale.
Naudé : L’équilibre, la santé de la conscience elle-même. C’est une chose qui contient à la fois ce qui semble être l’extérieur et qui pourrait être l’intérieur.
Krishnamurti : C’est bien ça, et ne sortons pas de cette question.
Naudé : Donc, ce dont vous parlez, c’est en fait cette santé, cet équilibre, cette totalité de la conscience qui a toujours été et est en fait une entité indivisible.
Krishnamurti : Oui, c’est bien ça. Et maintenant, quand ceux qui espèrent créer un monde différent, les éducateurs, les écrivains, les organisateurs, se rendent compte que le monde actuel constitue leur propre responsabilité, alors la conscience de l’homme tout entière commence à changer. C’est ce qui se passe dans un autre ordre d’idée, mais les gens mettent l’accent sur l’organisation et sur la division, ils font exactement la même chose.
Naudé : D’une façon négative.
Krishnamurti : D’une façon destructrice. Donc, maintenant surgit la question: cette conscience humaine qui est moi-même – qui est la communauté, qui est la société, qui ?est la culture, qui comprend toutes ces horreurs qui sont mon œuvre dans le contexte de la société, de cette culture qui est moi – cette conscience peut-elle subir une révolution radicale? Telle est la question. Il ne s’agit pas de trouver une évasion dans un principe divin hypothétique. Parce que quand nous aurons compris cette modification de la conscience, le divin est là ; il n’est pas besoin de le chercher.
Naudé : Pourriez-vous, s’il vous plaît, expliquer en quoi consiste cette révolution de la conscience?
Krishnamurti : C’est ce dont nous allons parler maintenant.
Naudé : Nous pourrons peut-être alors nous poser des questions sur le divin si ces questions surgissent.
Krishnamurti : (Pause.) Tout d’abord, existe-t-il la possibilité d’un changement dans la conscience? Tout changement accompli consciemment est-il un changement? Quand on parle d’un changement de la conscience, cela implique que l’on change de cet état-ci pour aboutir à cet état-là.
Naudé : Et les deux, ceci et cela, sont compris dans la conscience.
Krishnamurti : C’est là ce que je me propose d’établir en premier lieu. Quand nous disons qu’il faut qu’il y ait un changement dans la conscience, ceci se passe dans le champ de la conscience.
Naudé : Notre façon d’apercevoir le mal et notre façon d’apercevoir la solution, à laquelle nous donnons le nom de changement, tout cela se passe sur le même plan.
Krishnamurti : Tout se passe sur le même plan et, par conséquent, il n’y a pas de changement du tout. Autrement dit, le contenu de la conscience est la conscience. Les deux ne sont pas choses séparées. C’est encore un point qu’il faut voir clairement. La conscience est constituée par toutes les choses qui ont été recueillies par l’homme sous forme d’expériences, de savoir, de souffrance, de confusion, de destruction, de violence – tout cela c’est la conscience. ?
Naudé : Plus les soi-disant solutions.
Krishnamurti : Dieu et non-Dieu, différentes théories sur Dieu, tout cela c’est la conscience. Quand nous parlons de changement dans la conscience, nous changeons la position des morceaux, les prenant dans un coin pour les mettre dans un autre.
Naudé : Oui.
Krishnamurti : Nous prenons une qualité dans un coin pour la mettre dans un autre coin du champ.
Naudé : Ce sont des jongleries que nous accomplissons avec des éléments contenus dans cet immense coffre.
Krishnamurti : Oui, nous jonglons avec le contenu et, par conséquent…
Naudé : …nous créons des variations dans la même série d’objets.
Krishnamurti : Tout à fait ça. On ne saurait mieux dire. Quand nous parlons de changer, nous pensons réellement à ces jongleries intéressant le contenu. D’accord? Or ceci implique qu’il y a un jongleur et les objets de ses jongleries. Mais tout cela se passe toujours dans le champ de la conscience.
Naudé : Il surgit alors deux questions. Prétendez-vous qu’il n’existe aucune conscience en dehors de ce contenu de la conscience? Et, deuxièmement, qu’il n’existe aucune entité auteur de ces jongleries, aucune entité appelée le « moi » en dehors du contenu de la conscience ?
Krishnamurti : Très évidemment pas.
Naudé : Ce sont là deux affirmations considérables, monsieur. Auriez-vous la bonté de les expliquer?
Krishnamurti : Quelle est la première question ?
Naudé : La première chose que vous dites, si j’ai bien compris, c’est que cette conscience dont nous discutons, qui est tout ce que nous avons, tout Ce que nous sommes et qui, nous l’avons vu, est le problème lui-même, vous dites que cette conscience est son propre contenu ; et qu’en dehors du contenu de la conscience, il n’est rien qu’on puisse appeler proprement la conscience. ? |-
Krishnamurti : Absolument juste.
Naudé : Et prétendez-vous que, en dehors des problèmes de l’homme, en dehors de sa souffrance, de ses réflexions, des cheminements de sa pensée, il n’existe absolument rien que nous puissions appeler la conscience ?
Krishnamurti : Absolument d’accord.
Naudé : C’est une affirmation considérable ; pouvez-vous l’expliquer? Nous nous figurons tous – et ceci a été postulé par les religions hindoues depuis le commencement des temps – qu’il existe une super-conscience en dehors de cette coquille qui serait la conscience dont nous parlons.
Krishnamurti : Pour découvrir s’il existe quelque chose au-delà de cette conscience, il me faut tout d’abord comprendre le contenu. Il faut que l’esprit aille au-delà de lui-même. C’est alors que je pourrai découvrir s’il existe quelque chose d’autre que ceci ou non. Mais affirmer d’emblée qu’il existe quelque chose, c’est une hypothèse, ça n’a pas de sens.
Naudé : Vous prétendez donc que ce que nous appelons habituellement la conscience, et qui est le sujet de notre entretien, est le contenu même de cette conscience? Le contenant et le contenu sont une chose indivisible ?
Krishnamurti : D’accord.
Naudé : Et votre deuxième affirmation est celle-ci: c’est qu’il n’existe aucune entité pour décider, vouloir, jongler, dès l’instant où ce contenu est absent.
Krishnamurti : Autrement dit, ma conscience est la conscience du monde, et la conscience du monde c’est moi. Ceci est une vérité, ce n’est pas une invention de ma part ou dépendant de votre accord. C’est une vérité des plus absolues. Et aussi ce contenu est la conscience: sans ce contenu, il n’y a pas de conscience. Or, quand nom voulons changer, modifier ce contenu, nous nous livrons à des jongleries.
Naudé : C’est le contenu qui fait des jongleries avec lui-même, parce que vous avez une troisième affirmation, qu’il n’existe personne en dehors de ce contenu qui puisse jongler d’aucune façon.
Krishnamurti : Tout à fait d’accord.
Naudé : Par conséquent, le jongleur et le contenu sont une seule et même chose, le contenant et le contenu sont une seule et même chose.
Krishnamurti : Le penseur qui, dans le sein de cette conscience, affirme qu’il lui faut changer, ce penseur est lui-même la conscience s’efforçant de changer. Il me semble que cela est assez clair.
Naudé : De sorte que le monde, la conscience et l’entité qui seraient censément capables de le changer, tout cela n’est qu’une seule entité portant trois masques pour jouer trois rôles différents.
Krishnamurti : S’il en est ainsi, alors que peut faire l’être humain pour vider complètement le contenu de la conscience? Comment cette conscience – qui est moi et le monde avec tous ses tourments – comment peut-elle subir un changement complet? Comment l’esprit, qui est la conscience avec tout son contenu, avec le savoir accumulé issu du passé, comment cet esprit peut-il se vider de tout son contenu?
Naudé : Mais les gens vont dire – en vous écoutant et en comprenant de travers – ils diront: « Cette conscience peut-elle être vidée, et quand cette conscience est vidée – supposant que ce soit possible – n’est-on pas alors réduit à un état de vague et d’inertie? |-
Krishnamurti : Bien au contraire. Parvenir au point où nous sommes exige une recherche considérable, beaucoup de raison, de logique, tout ceci s’accompagnant d’intelligence.
Naudé : Parce que beaucoup de gens pourraient se figurer que la conscience vide dont vous parlez ressemble plutôt à la conscience d’un enfant à sa naissance.
Krishnamurti : Non, monsieur, pas du tout. Avançons lentement, pas à pas. Commençons à nouveau. Ma conscience est la conscience du monde. Le monde c’est ma conscience, et le contenu de ma conscience c’est le contenu du monde. Le contenu de la conscience est la conscience elle-même.
Naudé : Et aussi l’entité qui prétend être consciente.
Krishnamurti : Et maintenant, je me demande, m’étant rendu compte que je suis cela: qu’y a-t-il de changé?
Naudé : Ce qui est changé pourra résoudre les trois séries de problèmes qui en réalité ne sont qu’un.
Krishnamurti : Qu’est-ce que cela implique le changement et la révolution? Il ne s’agit pas d’une révolution physique.
Naudé : Non, nous sommes au-delà de cela.
Krishnamurti : La révolution physique est une chose absurde, primitive, inintelligente et destructrice.
Naudé : C’est une fragmentation de la conscience.
Krishnamurti : Oui
Naudé : Et vous demandez quel principe pourra rétablir l’ordre dans cette conscience? – un ordre d’une portée globale.
Krishnamurti : Peut-il exister de l’ordre dans le sein de cette conscience ?
Naudé : Est-ce là le pas suivant?
Krishnamurti : C’est là ce que vous demandez.
Naudé : Oui. Ayant vu que le désordre, la souffrance, la douleur c’est le désordre de cette conscience indivisible, la question suivante sera: y pouvons-nous quelque chose, et quoi?
Krishnamurti : Oui.
Naudé : Et puisqu’il n’existe aucune entité capable de faire quelque chose…
Krishnamurti : Attendez, ne concluez pas trop vite.
Naudé : Parce que nous avons vu que cette entité est elle-même le désordre.
Krishnamurti : Nous en rendons-nous compte? Non. Nous rendons-nous compte que ce penseur fait partie de cette ?conscience et qu’il n’est pas une entité séparée existant en dehors d’elle. Nous rendons-nous compte que l’observateur ayant vu le contenu, l’ayant examiné, analysé, regardé, voit qu’il est lui-même le contenu? Autrement dit, l’observateur est le contenu.
Naudé : Oui.
Krishnamurti : Mais affirmer une vérité, c’est une chose ; s’en rendre compte réellement, c’en est une autre.
Naudé : C’est bien vrai. Je crois que nous ne nous rendons pas pleinement compte qu’il n’existe aucune entité en dehors de cette chose que nous nous efforçons de changer.
Krishnamurti : Quand nous parlons de changer, cela semble impliquer qu’il existe une entité séparée dans le sein de la conscience, mais capable d’effectuer une transformation.
Naudé : Nous nous figurons que nous pouvons sortir de cette pagaille, la regarder et jongler avec. Nous nous disons toujours à nous-mêmes : « Enfin, je suis encore là et je peux faire quelque chose pour modifier tout cela », et ainsi nous jonglons de plus en plus.
Krishnamurti : Cela entraîne plus de pagaille, plus de confusion.
Naudé : On change de décor et les choses empirent.
Krishnamurti : La conscience du monde, c’est ma conscience. Dans cette conscience, il y a tout le contenu, les efforts humains, les tourments de la cruauté, du mal, toutes les activités humaines se poursuivent dans cette conscience. Mais c’est dans cette conscience que l’homme a donné naissance à cette entité qui dit: « Je suis en dehors de ma conscience. » L’observateur dit: « Je suis autre chose que la chose observée. » Le penseur dit: « Mes pensées sont autre chose que moi-même. » Et tout d’abord, est-ce vrai?
Naudé : Nous croyons tous que les deux entités sont différentes. Nous nous disons: « Il ne faut pas que je me laisse aller à la colère. il ne faut pas que je cède à la douleur, il faut que je m’améliore, il faut que je me change. » Ceci nous le disons tacitement ou consciemment tout le temps.
Krishnamurti : Parce que nous nous figurons qu’il s’agit de deux choses séparées ; et nous essayons de faire voir qu’elles ne sont pas séparées ; qu’elles ne font qu’un, parce que s’il n’y a pas de pensée du tout, il n’y a pas de penseur.
Naudé : C’est vrai.
Krishnamurti : Si rien n’est observé, il n’y a pas d’observateur.
Naudé : Mais il y a des centaines d’observateurs et des centaines de penseurs dans le courant de la journée.
Krishnamurti : Je me contente de dire: en est-il ainsi? J’observe ce faucon à plumes rouges qui vole ; je le vois. Mais quand j’observe cet oiseau, est-ce que je l’observe à travers l’image que j’en ai ou est-ce que je l’observe tout simplement? N’existe-t-il que la pure et simple observation? Parce que s’il y a une image, c’est-à-dire des mots, des souvenirs et tout ce qui s’ensuit, alors il y a un observateur, qui regarde passer l’oiseau. Mais s’il n’y a que l’observation, alors il n’y a pas d’observateur?
Naudé : Pouvez-vous m’expliquer pourquoi il y a un observateur quand je regarde cet oiseau à travers une image?
Krishnamurti : Parce que l’observateur, c’est le passé. L’observateur, c’est le censeur, le savoir accumulé, l’expérience, la mémoire. C’est là l’observateur, et avec tout cela il observe le monde. Son savoir accumulé est différent de votre savoir accumulé.
Naudé : Prétendez-vous que cette consciente totale, qui est le problème, n’est pas autre chose que l’observateur qui se propose d’agir sur le contenu, et ceci semblerait nous amener à un point mort, parce que la chose que nous nous efforçons de changer, c’est la personne qui s’efforce d’entraîner ce changement? Et surgit la question: « Et alors? »
Krishnamurti : C’est exactement ça. Si l’observateur est la chose observée, quelle est la nature d’un changement dans la conscience? C’est ce que nous nous proposons de découvrir. Nous nous rendons compte qu’une révolution radicale dans la conscience est nécessaire. Quand ceci peut-il se produire ? Cela peut-il se produire par le fait de l’observateur? Si l’observateur est séparé de la chose observée, il ne s’agit que d’une jonglerie avec les divers contenus de la conscience.
Naudé : C’est juste.
Krishnamurti : Alors avançons lentement. On se rend compte que l’observateur est la chose observée, le penseur est la pensée, c’est là un fait, et arrêtons-nous un instant.
Naudé : Prétendez-vous que le penseur est la totalité de toutes ces pensées qui engendrent la confusion?
Krishnamurti : Le penseur est la pensée, qu’elle soit multiple ou qu’il n’y en ait qu’une seule.
Naudé : Il y a une différence parce que le penseur se considère comme étant une sorte d’entité concrète, cristallisée. Même au courant de cette discussion, le penseur se voit comme étant une entité concrète à laquelle toutes ces pensées et toute cette confusion appartiennent.
Krishnamurti : Cette entité concrète, comme vous le dites, est le résultat de la pensée.
Naudé : Cette entité concrète est…
Krishnamurti : …construite par la pensée.
Naudé : Construite par ses pensées.
Krishnamurti : Par la pensée, par les siennes, par la pensée.
Naudé : Oui.
Krishnamurti : La pensée voit qu’il faut qu’il y ait un changement. Cette entité concrète, qui est le résultat de la pensée, espère changer le contenu.
Naudé : Autrement dit, lui-même.
Krishnamurti : Et ainsi il y a une lutte entre l’observateur et la chose observée. La lutte consiste à vouloir dominer, changer, mouler, supprimer, donner une nouvelle forme, tout cela. Et cette lutte se poursuit à tous les instants de notre vie. Mais quand l’esprit comprend cette vérité que l’observateur, l’expérimentateur, le penseur est lui-?même la pensée, l’expérience, la chose observée, alors que se passe-t-il ? – sachant qu’il faut qu’il y ait un changement radical.
Naudé : C’est un fait.
Krishnamurti : Et quand l’observateur, qui veut changer, se rend compte qu’il fait partie de la chose à changer?
Naudé : Qu’il est en fait le voleur prétendant qu’il est un agent de police afin de s’attraper lui-même.
Krishnamurti : Juste. Alors que se passe-t-il?
Naudé : Voyez-vous, monsieur, ce n’est pas là ce que les gens croient, ils disent: « J’ai, par ma volonté, cessé de fumer, je suis arrivé à me lever plus tôt, à maigrir, à apprendre une langue. » Ils disent aussi: « Je suis le maître de ma destinée, capable de changer. » En fait, tout le monde croit cela. Tout le monde se figure qu’il est d’une façon ou d’une autre capable d’agir sur sa propre existence, par sa volonté, d’agir sur son comportement et sur sa propre pensée.
Krishnamurti : Autrement dit, il nous faut comprendre le sens de l’effort. Ce que c’est et pourquoi l’effort existe. Est-ce un procédé à employer pour transformer la pensée? Par l’effort, par la volonté?
Naudé : Oui.
Krishnamurti : Autrement dit, quoi? Changer au moyen d’un conflit. Dès qu’il y a action de la volonté, il existe une forme de résistance ; dominer, supprimer, rejeter, s’évader – tout cela c’est la volonté en action. Et cela veut dire que la vie est une lutte constante.
Naudé : Prétendez-vous simplement qu’un élément de la conscience établit alors une domination sur un autre ?
Krishnamurti : C’est évident. Il y a un fragment qui surclasse un autre.
Naudé : Et, par conséquent, le conflit continue d’exister, et ceci entraîne en fait un état de désordre. Oui, ceci est bien clair.
Krishnamurti : Donc le fait central demeure. Il faut qu’il y ai une transformation radicale dans la conscience et de la conscience. Comment ceci peut-il être? C’est là la vraie question.
Naudé : Oui.
Krishnamurti : Nous avons abordé le problème dans l’idée qu’il y a un fragment supérieur à tous les autres, tous les autres fragments qui subsistent dans le champ de la conscience.
Naudé : C’est bien ce que nous avons fait.
Krishnamurti : C’est bien ce fragment auquel nous donnons le nom de supérieur, intelligence, intellect, raison, logique, qui est le produit de nombreux autres fragments. C’est donc un fragment qui a pris sur lui l’autorité d’agir sur les autres, mais il demeure que c’est un fragment et, par conséquent, il y a une lutte entre lui et les autres. Et n’est-il pas possible de voir qu’une telle fragmentation ne résout pas nos problèmes ?
Naudé : Parce qu’il est cause de division et de conflit, ce qui était dès le début notre problème.
Krishnamurti : Autrement dit, quand il y a division entre un homme et une femme, il y a conflit. Quand il y a division entre l’Allemagne et l’Angleterre ou la Russie, il y a un conflit.
Naudé : Et tout ceci, c’est la division, et c’est la conscience elle-même. Et encore, toute action de la volonté sur la conscience, c’est une nouvelle division au sein de la conscience.
Krishnamurti : Donc, il nous faut abandonner l’idée que l’on puisse changer le contenu au moyen de la volonté. C’est la chose importante à comprendre.
Naudé : Oui, que l’exercice de la volonté n’est pas autre chose que la tyrannie d’un fragment sur un autre.
Krishnamurti : C’est simple. On se rend compte aussi que s’affranchir de la volonté, c’est s’affranchir de cette fragmentation.
Naudé : Mais toutes les religions du monde ont fait appel à la volonté pour qu’elle intervienne et qu’elle fasse quelque chose. ? |-
Krishnamurti : Oui, mais tout cela nous le rejetons.
Naudé : Oui.
Krishnamurti : Alors l’esprit, que peut-il faire ou ne pas faire quand il constate que la volonté est ici impuissante, qu’un fragment, s’il prétend en contraindre un autre, est encore en pleine fragmentation et, par conséquent, en plein conflit? – et que tout cela se passe encore dans le champ de la souffrance. Que peut faire un tel esprit?
Naudé : Oui, c’est vraiment la question.
Krishnamurti : Pour un tel esprit, y a-t-il quelque chose à faire?
Naudé : Quand vous dites cela, on est tenté de dire: « S’il n’y a rien à faire, le cirque ne peut que continuer. »
Krishnamurti : Non, monsieur, regardez. Le cirque continue quand il y a action de la volonté – et alors seulement.
Naudé : Prétendez-vous que ce cirque, dont nous avons parlé et que nous cherchons à modifier, est en fait la création de la volonté?
Krishnamurti : Ma volonté contre la vôtre, et ainsi de suite.
Naudé : Mais ma volonté, c’est encore une autre partie de moi-même.
Krishnamurti : Et ainsi de suite.
Naudé : Mon désir de fumer…
Krishnamurti : Justement, un esprit qui commence par dire: « Il me faut changer », se rend compte qu’un fragment – quand il affirme qu’il doit changer – est encore en conflit avec un autre fragment qui fait partie de la conscience. Cela, il s’en rend compte. Et, par conséquent, il se rend compte aussi que la volonté à laquelle l’homme est habitué, qu’il prend pour une chose acquise, comme étant la seule façon d’entraîner un changement…
Naudé : …n’est pas un élément de changement.
Krishnamurti : Qu’elle n’est pas un élément de changement. Et, par conséquent, un tel esprit est parvenu à un niveau tout à fait différent.
Naudé : Bien des choses ont été éclaircies.
Krishnamurti : Beaucoup de choses ont été mises au rebut.
Naudé : Un tel esprit a vu la division entre l’intérieur et l’extérieur ; la division entre la conscience et son contenu. Il a également éclairci cette question de la division entre l’entité consciente et la conscience lui appartenant et appartenant aux différents fragments, Et il a pénétré la division qui existe entre les différents fragments dans cette conscience.
Krishnamurti : Donc, que s’est-il passé? Que s’est-il passé pour l’esprit qui a vu tout ceci? Non pas théoriquement, mais qui a véritablement senti tout ceci et qui dit: « Plus de volonté dans ma vie. » Ceci veut dire: plus de résistance dans ma vie.
Naudé : Tout ceci est totalement extraordinaire. C’est comme de trouver le ciel sous ses pieds en se levant le matin. C’est une telle révolution qu’il est difficile de dire quelle en est la portée.
Krishnamurti : Elle s’est déjà produite! Voilà ce que je dis.
Naudé : Vous prétendez qu’il n’y a plus de volonté, plus d’effort, plus de division entre l’intérieur et l’extérieur…
Krishnamurti : …plus de fragmentation au sein de la conscience.
Naudé : Plus de fragmentation.
Krishnamurti : Tout ceci est très important à comprendre, monsieur.
Naudé : Plus d’observateur séparé de ce qu’il a pu observer.
Krishnamurti : Autrement dit, quoi? Il n’y a plus de fragmentation dans la conscience. Ceci veut dire que la conscience n’existe que là où il y a conflit entre les fragments.
Naudé : Ça, je ne suis pas sûr de l’avoir compris. La conscience est ses propres fragments ?
Krishnamurti : La conscience est ses propres fragments, et elle est la lutte entre ses fragments.
Naudé : Prétendez-vous qu’il n’y a de fragments que parce qu’ils sont en conflit, en lutte? Quand ils ne sont pas en lutte les uns avec les autres, ils ne sont pas des fragments, parce qu’ils n’agissent plus comme des fragments. L’action d’un élément sur un autre cesse ; et c’est cette interaction que vous visez quand vous parlez de fragmentation. C’est ce qu’est la fragmentation.
Krishnamurti : Voyez ce qui s’est passé !
Naudé : Les fragments disparaissent quand ils n’agissent plus l’un sur l’autre.
Krishnamurti : Naturellement! Quand le Pakistan et l’Inde…
Naudé : …ne sont plus en lutte l’un avec l’autre, il n’y a plus de Pakistan ni d’Inde.
Krishnamurti : Naturellement.
Naudé : Et vous prétendez que c’est cela le changement?
Krishnamurti : Attendez. Je n’en sais rien pour le moment. Nous allons regarder. Un esprit humain s’est rendu compte que le monde est moi et que je suis le monde, que ma conscience est la conscience du monde et que la conscience du monde c’est moi. Le contenu de la conscience avec toutes ses souffrances, etc., c’est la conscience. Et dans le sein de cette conscience, il y a des milliers de fragmentations. Un fragment entre les autres si nombreux devient l’autorité, le censeur, l’observateur, celui qui examine, celui qui réfléchit.
Naudé : Le boss.
Krishnamurti : Le boss. Et ainsi il entretient la fragmentation. Vous voyez l’importance de ceci. Dès l’instant où il a pris sur lui cette autorité, il est contraint de maintenir la fragmentation.
Naudé : Oui, évidemment. Parce que c’est un élément de la conscience qui agit sur tout le reste.
Krishnamurti : Il lui faut par conséquent entretenir un conflit. Ce conflit, c’est la conscience.
Naudé : Vous avez dit que les fragments sont la conscience et, maintenant, vous dites que ces fragments sont en fait le contenu.
Krishnamurti : Évidemment.
Naudé : Les fragments sont le conflit. Il n’existe pas de fragment sans conflit.
Krishnamurti : Quand la conscience est-elle active ?
Naudé : Quand elle est en conflit.
Krishnamurti : Évidemment. Autrement, il y a liberté, la liberté d’observer. Donc, la révolution radicale de la conscience, et dans la conscience, se produit quand il n’y a en elle aucun conflit du tout.
Malibu, le 27 mars 1971
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La guerre est la projection spectaculaire et sanglante de notre vie quotidienne

Khrishamurti

 

La guerre est la projection spectaculaire et sanglante de notre vie quotidienne. C’est un précipité de nos vies de tous les jours. Et sans une transformation de nous-mêmes il y aura forcément toujours des antagonismes nationaux et raciaux, de puériles querelles idéologiques, une multiplication de soldats, les saluts aux drapeaux et les brutalités sans nombre qui concourent à créer le meurtre organisé. L’éducation dans le monde entier a fait faillite, elle a produit des destructions et des misères de plus en plus grandes. Les gouvernements sont en train de dresser les jeunes à devenir les soldats et les techniciens dont ils ont besoin ; l’enrégimentement et les préjugés sont imposés et entretenus.

Prenant ces faits en considération, nous devons nous interroger sur le sens de l’existence, ainsi que sur la signification et le but de nos vies. Il nous faut découvrir des moyens bénéfiques pour créer un nouveau milieu ; car le milieu peut faire de l’enfant une brute, un spécialiste insensible, ou l’aider à devenir un être humain sensible. Il nous faut créer un gouvernement qui sera radicalement différent de tous ceux que nous avons, qui ne sera pas basé sur le nationalisme, sur des idéologies, sur la force.

Tout cela exige que nous comprenions notre responsabilité les uns envers les autres, dans nos relations mutuelles. Il faut de l’amour dans nos coeurs ; nous n’avons pas besoin de tant d’érudition et de savoir. Plus grand sera notre amour, plus profonde sera son influence sur la société.Mais nous sommes tout cerveau et privés de coeur ; nous cultivons l’intellect et méprisons l’humilité. Si nous aimions réellement nos enfants, nous voudrions les sauver et les protéger, nous ne permettrions pas qu’ils soient sacrifiés dans des guerres.

Je crois qu’en réalité nous voulons des armes ; nous aimons le spectacle de la force militaire, les uniformes, les rituels, les boissons, le bruit, la violence. Notre vie quotidienne est le reflet en miniature de cette même brutalité superficielle et nous nous détruisons les uns les autres par envie et irréflexion.

Nous voulons être riches ; et plus nous le sommes, plus nous devenons brutaux, même lorsqu’il nous arrive de donner de grosses sommes d’argent à des oeuvres de charité et d’éducation. Ayant volé la victime, nous lui rendons un petit peu du butin et appelons cela de la philanthropie. Je ne sais pas si nous nous rendons compte des catastrophes que nous préparons.

– Krishnamurti, De l’éducation

Krishnamurti: pensée et actions

 

La raison pour laquelle je donne tant d’importance et d’urgence à la psychologie de l’esprit, est que l’esprit est la cause de toute action ; et si l’on ne comprend pas cela, simplement réformer, bricoler, fignoler les actions superficielles, n’a que très peu de sens.

La raison pour laquelle je donne tant d’importance et d’urgence à la psychologie de l’esprit, est que l’esprit est la cause de toute action ; et si l’on ne comprend pas cela, simplement réformer, bricoler, fignoler les actions superficielles, n’a que très peu de sens. Nous avons fait cela pendant des générations et avons engendré la confusion, la folie et la misère dans le monde. Nous devons donc aller à la racine même du problème entier de l’existence, de la conscience, qui est le « je », le penseur. Si l’on ne comprend pas le penseur et ses activités, des réformes sociales superficielles n’ont aucune valeur – du moins pas pour l’homme sérieux, ferme dans sa sincérité. Voilà pourquoi il est important pour chacun de nous de savoir à quoi nous attachons de l’importance, si c’est à ce qui est superficiel, extérieur, ou à ce qui est fondamental.

Car, Messieurs, avec le monde dans une humeur si démente au point d’égorger, de détruire, de déchaîner l’homme contre l’homme, certes, le temps est venu, pour ceux qui sont honnêtes et sincères dans leur dessein, de s’appliquer au problème radicalement et profondément, et de ne pas s’occuper de réformes et d’ajustements superficiels. Voilà pourquoi il est important de savoir par vous-mêmes sur quoi il faut mettre l’accent, et ne pas compter sur un autre pour qu’il vous le dise. Si vous donnez de l’importance à la psychologie du penseur uniquement parce que je le fais, vous ne serez que des imitateurs et l’on pourra vous persuader d’imiter quelqu’un d’autre, lorsque ceci ne vous conviendra pas.

Vous devez donc penser ce problème jusqu’au bout, très sérieusement et très profondément, et ne pas attendre que quelqu’un vous dise à quoi il faut donner de l’importance. Tout cela est très évident et très clair. Les religions organisées, les partis et les pouvoirs politiques, le socialisme, le communisme, tous ont échoué parce qu’ils ne s’occupent pas de la nature fondamentale de l’homme. Ils veulent limer, tailler, rafraîchir les influences du monde extérieur, mais quelle valeur cela a-t-il lorsque l’homme est intérieurement malade, souffrant, confus ? Un bon docteur ne s’occupe pas seulement des symptômes. Les symptômes ne sont que des indications. Il va à la cause et déracine la cause. Ainsi, l’homme sincère et honnête envers lui-même doit aller à la cause et ne pas, superficiellement, jouer avec des mots ; et la cause fondamentale de la misère dans le monde est le manque de compréhension de notre processus interne. Nous ne voulons pas mettre de l’ordre en nous-mêmes, mais seulement à l’extérieur.

Il y aura de l’ordre extérieurement lorsqu’il y aura de l’ordre intérieurement, parce que l’intérieur prédomine toujours sur l’extérieur. Donc l’accent doit, de toute évidence, être mis sur le processus psychologique, avec toutes ses implications. Lorsque l’on se comprend soi-même il y a du bonheur, il y a la paix et un homme heureux n’est pas en conflit avec son voisin. Ce n’est que l’homme infortuné, l’homme ignorant, qui est en conflit ; ses actions sont anti-sociales et partout où il va il crée de la misère et d’autres conflits. Mais un homme qui se comprend lui-même est en paix et, par conséquent, ses actions sont paisibles.

Krishnamurti, à Bombay (en Inde) en 1948. Extrait de : « De la Connaissance de Soi », Le Courrier du Livre, 1967 – p.143

Entretien avec krishnamurti

Carlos Suarès : Pouvez-vous, en une phrase, me donner l’essentiel de ce que vous vous
proposez de faire ?
Krishnamurti : Déconditionner la totalité de la conscience.

Carlos Suarès : Vous voulez dire que vous demandez à chacun de déconditionner l’absolue totalité de sa propre conscience ? Permettez-moi de vous dire que ce qui déconcerte le plus, dans votre enseignement, c’est votre insistante affirmation que ce décondi- tionnement total de la conscience n’a besoin d’aucun temps.
Krishnamurti : Si c’était un processus évolutif, je ne l’appelerais pas mutation. Une mutation est un changement d’état brusque.
Carlos Suarès : Je n’imagine pas un « mutant », c’est-à-dire un homme changeant d’état de conscience, qui n’emporterait pas avec lui la résultante de tout le passé. L’homme modifie le milieu et le milieu le modifie…
Krishnamurti : Non : l’homme modifie le milieu et le milieu modifie telle partie de l’homme qui est branchée sur la modification du milieu, non l’homme tout entier, dans son extrême profondeur. Aucune pression extérieure ne peut faire cela : elle ne modifie que des parties superficielles de la conscience. Aucune analyse psychologique ne peut non plus provoquer la mutation car toute analyse se situe dans le champ de la durée. Et aucune expérience ne peut la provoquer, quelque exaltée et« spirituelle » qu’elle soit. Au contraire, plus elle apparaît comme une révélation, plus elle conditionne. Dans les deux premiers cas – modification psychologique produite par l’analyse ou introspection, et modification produite par une pression extérieure – l’individu ne subit aucune transformation profonde : il n’est que modifié, façonné, réajusté, de manière à être adapté au social.
Dans le troisième cas. modification amenée par une expérience dite spirituelle, soit conforme à une foi organisée, soit toute personnelle, l’individu est projeté dans l’évasion que lui dicte l’autorité de quelque symbole.
Dans tous les cas il y a action d’une force contraignante prenant appui sur une morale sociale, c’est-à-dire un état de contradiction et de conflits. Toute société est contradictoire en soi. Toute société exige des efforts de la part de ceux qui la constituent. Or contradiction, conflit, effort, compétition sont des barrières qui empêchent toute mutation, car mutation veut dire liberté.

En effet, toute expérience vécue – et je ne parle pas seulement de celles dites spirituelles – a nécessairement ses racines dans le passé.
Qu’il s’agisse de la réalité ou de mon voisin, ce que je reconnais implique une association avec du passé. Une expérience dite spirituelle est la réponse du passé à mon angoisse, à ma douleur, à ma peur, à mon espérance. Cette réponse est la projection d’une compensation à un état misérable. Ma conscience projette le contraire de ce qu’elle est, parce que je suis persuadé que ce contraire exalté et heureux est une réalité consolante. Ainsi, ma foi catholique ou bouddhiste construit et projette l’image de la Vierge ou du Bouddha, et ces fabrications éveillent une émotion intense dans ces mêmes couches de conscience inexplorées qui, l’ayant fabriquée sans le savoir, la prennent pour la réalité. Les symboles, ou les mots, deviennent plus importants que la réalité. Ils s’installent en tant que mémoire dans une conscience qui dit : « Je sais, car j’ai eu une expérience spirituelle. » Alors les mots et le conditionnement se vita- lisent mutuellement dans le cercle vicieux d’un circuit fermé.

Carlos Suarès : Récapitulons. Tant qu’existe dans la conscience un conflit, quel qu’il soit, il n’y a pas mutation. Tant que domine sur nos pensées l’autorité de l’Église ou de l’État, il n’y a pas mutation. Tant que notre expérience personnelle s’érige en autorité intérieure, il n’y a pas mutation. Tant que l’éducation, le milieu social, la tradition, la culture, bref notre civilisation, avec tous ses rouages, nous conditionne, il n ’y a pas mutation. Tant qu’il y a adaptation, il n’y a pas mutation. Tant qu’il y a évasion, de quelque nature qu’elle soit, il n’y a pas mutation. Tant queje m’efforce vers une ascèse, tant que je crois à une révélation, tant que j’ai un idéal quel qu’il soit, il n’y a pas mutation. Tant que je cherche à me connaître en m’analysant psychologiquement, il n’y a pas mutation. Tant qu’il y a effort vers une mutation, il n’y a pas mutation. Tant qu’il y a image, symbole, ou des idées, ou même des mots, il n’y a pas mutation. En ai-je assez dit ? Non pas. Car, parvenu à ce point, je ne peux qu’être amené à ajouter : tant qu’il y a pensée, il n’y a pas mutation.
Krishnamurti : C’est exact.
Carlos Suarès : Alors, qu’est-ce que cette mutation dont vous parlez tout le temps ?
Krishnamurti : C’est une explosion totale à l’intérieur des couches inexplorées de la conscience, une explosion dans le germe ou, si vous voulez, dans la racine du conditionnement, une destruction de la durée.
Carlos Suarès : Mais la vie même est conditionnement. Comment peut-on détruire la durée et ne pas détruire la vie elle-même ?

Krishnamurti : Mourez à la Durée. Mourez à la conception total du Temps : au passé, au présent et au futur. Mourez aux systèmes, mourez aux symboles, mourez aux mots, car ce sont des facteurs de décomposition. Mourez à votre psychisme car c’est lui qui fabrique le Temps psychologique.

Entretien avec Krishnamurti Par Carlo Suarès 1964. Source

Au bout de la route, Marc Lafontan